Un conte de Troie

Polyxène : Le retour de Paris

   Depuis peu - le départ de Pâris, en fait - les rôles s'étaient inversés : même si ma propre mère me croyait folle, je voyais bien que ma soeur, ma Cassandre, n'allait pas bien du tout. Elle que j'avais toujours vue soucieuse de moi et se préoccupant plus de mes problèmes que des siens propres, me prêtait à peine attention. Il était visible que ce n'était pas de sa faute, si bien que je pris sur moi de veiller sur elle, car Agénor avait d'autres occupations et, de plus, sa vue paraissait insupportable à Cassandre.
   Il me semblait parfois que Cassandre était plus ma mère que Hécube. Aussi loin que remontaient mes souvenirs, il y avait toujours eu son regard tendre et concerné. Elle était là quand je me réveillais et la dernière image que j'emportais dans mes rêves était le sienne. Aussi, quand son attitude changea si radicalement, je fus plus qu'heureuse de pouvoir l'aider. Je mis de côté mes propres préoccupations, ne vivant plus que pour Cassandre. Et pourtant, malgré mes soins incessants, elle pâlissait et maigrissait.
   Je n'aurais jamais pensé à la solution qui se présenta d'elle-même. Un matin, levée comme d'habitude avant moi, Cassandre se dirigea aussitôt vers les remparts. Je la suivis immédiatement, mon peigne à la main et ma chevelure à moitié démêlée. Distraitement, elle me prit le peigne des mains et entreprit de le glisser dans mes boucles emmêlées, surveillant l'horizon en même temps. Son esprit était ailleurs et ses doigts, machinalement, me confectionnèrent une coiffure complexe telle que je n'en avais jamais eue.
   Et puis soudain, elle se figea. Une voile venait d'apparaître à l'horizon. Elle baissa les yeux vers mes cheveux, donna un dernier coup de peigne, remit une mèche rebelle en place et me rendit le peigne. Elle releva la tête vers le bateau ; elle savait déjà le malheur qu'il apportait. Elle me dit que c'était le navire de Pâris ; je n'eus aucune raison de ne pas la croire, même si certains chuchotaient qu'elle disait n'importe quoi. Cassandre était ma soeur et elle ne m'avait jamais menti ; quoi qu'elle dise, je la croirais.

   Nous restâmes là, sur les remparts, jusqu'à ce que le navire aborde. Trois silhouettes en sortirent, dont deux étaient visiblement féminines, car enveloppées de voiles. La troisième était Pâris.
    - Le malheur est arrivé, dit seulement Cassandre d'une voix blanche.
   Puis, à ma grande surprise, elle fondit en larmes. C'était la première fois que je voyais Cassandre pleurer et tout d'abord, je ne sus que faire. Je me morigénai : que savait Cassandre quand elle avait commencé à s'occuper de moi ? Rien ! Si bien que je la pris dans mes bras pour la consoler. Je la sentis se raidir, comme si elle refusait tout d'abord de s'abandonner, mais je commençai à chanter doucement une mélopée sans paroles, apaisante, et elle se laissa aller contre moi.
   Par-dessus son épaule, je vis Pâris arriver avec les deux femmes ; l'une d'entre elles, je le voyais malgré ses voiles d'or, était d'une beauté stupéfiante, plus belle encore que Cassandre. Je me sentis subitement jalouse : c'était de cette beauté dont j'avais besoin pour plaire à Enée, pour qu'il s'occupe de moi et se détourne de Créüse qu'il semblait beaucoup aimer. Honteuse de penser à moi alors que Cassandre était en peine, je serrai plus fort ma soeur contre moi. Mais elle se dégagea, se détourna un instant pour essuyer ses larmes, puis refit face. Elle était de nouveau semblable à elle-même, calme et fière.
   Elle me regarda et sut aussitôt à quoi je pensais. Elle sourit tristement.
    - N'envie pas Hélène, khelidôn, me dit-elle. Sa beauté ne lui a pas apporté le bonheur et maintenant, elle va apporter la destruction.
    - Est-ce que Hélène est la fille d'Hésione ?
    - Non, khelidôn. Pâris ne s'est pas soucié un seul instant d'Hésione. Celle-ci est toujours avec Télamon.
    - Qui est Hélène, dans ce cas ? Et l'autre femme ?
   J'étais intriguée ; je n'aimais pas beaucoup Pâris, car il se comportait étrangement avec Cassandre et j'avais peur qu'il ne me prenne son affection, mais il paraissait être quelqu'un de sensible, que le sort pitoyable d'Hésione aurait dû émouvoir : quelle Troyenne aurait pu trouver une joie quelconque à se retrouver chez ces barbares de Grecs ? Mieux valait la mort !
    - Hélène est la femme de Ménélas, le roi de Sparte. Et l'autre femme est Æthra, la mère de Thésée.
    - La mère de Thésée !
   J'étais impressionnée ; Thésée était un grand héros, même s'il était un peu trop imbu de lui-même, et voilà que j'avais sa mère devant moi !

   Une voix masculine me fit soudain sursauter :
    - Cassandre ! Polyxène ! Qui sont les deux femmes avec Pâris ?
   C'était Enée. Je me retenais de le dévorer des yeux. Il sentit probablement mon regard, car il se tourna vers moi et me sourit, un peu gêné. Il était mal à l'aise avec Cassandre : elle l'impressionnait beaucoup, si bien qu'il nous évitait assez souvent.
    - Polyxène, que voilà une coiffure qui te va à ravir ! dit-il gentiment.
   J'étais à la fois médusée et ravie, mais Cassandre ramena le sujet sur Pâris avant que je ne puisse répondre.
    - Hélène de Sparte et Æthra, mère de Thésée. Allons au palais, je pense que Priam voudra les voir. Et, comme tous les hommes, il succombera au charme d'Hélène, ajouta-t-elle amèrement.
   A ma grande surprise, Enée la prit familièrement par le coude.
    - Ne dis pas des choses pareilles, voyons ! Tu sais bien que ce n'est pas vrai !
    - Tu verras, répondit Cassandre en se dégageant, s'enfuyant presque.
   Enée resta à mes côtés et m'aida à descendre le chemin escarpé que j'avais parcouru à l'aller sans m'en rendre compte. Mon coeur battait la chamade, mais c'était normal : à côté de moi se trouvait l'homme que j'aimais et, pour une fois, il ne se préoccupait que de moi et non de Créüse ou de Cassandre. Le chemin jusqu'au palais me parut soudain bien court.

   Pâris avait déjà été admis en présence de Priam. Evandre, que nous croisâmes en chemin, nous apprit que le roi n'avait pas adressé le moindre reproche à son fils pour ne pas avoir ramené Hésione.
    - Je ne comprends pas, fit Enée. Pourquoi Pâris est-il allé à Sparte ? Priam sait pourtant pertinemment que Hésione est à Salamine, avec Télamon.
   Cassandre et Evandre le regardèrent avec stupéfaction ; Enée prit un air étonné.
    - Vous l'ignoriez ? Priam est déjà allé rendre visite à Hésione. Mon père en avait parlé avec Anios, le roi de Délos et prêtre d'Apollon. il était question que Priam et mon père y aillent ensemble.
    - Oh ! Que je comprends la haine de Priam à ton égard ! murmura Cassandre, l'air égarée. Ce n'est pas tant toi que ton père qu'il déteste, pour en savoir trop et pour avoir été choisi par Aphrodite !
    - Et qu'a vu Priam à Salamine ? demanda Evandre avidement.
   Enée hocha la tête.
    - Hésione avait un fils de Télamon, un garçon appelé Teucer. Il est élevé avec Ajax, que Télamon a eu avec son épouse légitime, Périboéa. Les deux garçons sont inséparables. Quant à Périboéa, elle est Athénienne et faisait partie des jeunes filles destinées au Minotaure. Il paraît que Minos aurait voulu la séduire, mais Thésée l'en empêcha. On ne peut pas dire que Thésée aura été gentil avec Minos !
    - Pauvre Minotaure ! fut le commentaire étrange de Cassandre.
   Je la regardai avec de grands yeux.
    - Pourquoi plains-tu un tel monstre ? m'écriai-je. Il mangeait de la chair humaine !
    - Qui la lui fournissait ? rétorqua paisiblement Cassandre. Mais nous ne sommes pas ici pour parler du Minotaure. Comment Priam a-t-il réagi devant Hélène ?
   Evandre grimaça joyeusement.
    - Il allait vaguement protester, parce que Pâris n'a même pas fait l'effort de faire semblant, pour Hésione, naturellement, et puis il a vu Hélène et est resté sans voix. Il a complètement oublié Hésione et Hécube s'en est mordue les lèvres de dépit.
   Je vis Cassandre jeter un regard désabusé à Enée, puis elle emprunta des couloirs peu fréquentés, son chemin favori pour se rendre dans la salle du trône, neuf fois sur dix à l'insu de Priam.

   Pâris, Hélène et Æthra étaient toujours là, devant Priam. Hélène avait laissé tomber son voile et montrait à tous sa beauté éclatante que Aphrodite augmentait encore. A chaque fois qu'elle regardait Pâris, elle souriait tendrement et je voyais mon frère lui répondre de la même façon, arborant un air que je ne lui avais vu que lorsqu'il voyait Cassandre. Hector était présent également, debout à côté d'Andromaque, toujours digne et effacée.
    - Je ne suis pas d'accord, Père, disait-il. Je pense que le rapt d'Hélène de Sparte ne nous apportera que du malheur.
    - Oeil pour oeil, dent pour dent, répondit Priam, visiblement fasciné par Hélène. Les Grecs nous ont pris Hésione, nous leur prenons Hélène. L'équilibre est rétabli.
    - Sauf que Hésione n'a jamais eu cent prétendants et qu'elle a été enlevée parce que Laomédon refusait de payer à Héraclès ce qu'il lui avait promis !
    - Tu insultes mon père, Hector ! s'exclama Priam. Et aussi ma soeur ! Hésione aurait pu être une autre Hélène si...
   C'en était trop pour Cassandre ; elle sortit de l'ombre et interrompit Priam :
    - Hésione a soudain toutes les qualités quand il s'agit de justifier l'enlèvement d'Hélène, alors qu'elle n'était qu'une moins que rien dès que l'on parlait de la délivrer ! Je suis d'accord avec Hector : la venue d'Hélène à Troie est un danger pour nous.
    - C'est la jalousie qui te fait parler, Cassandre !
   C'était la première fois que j'entendais Priam contredire Cassandre. La rumeur comme quoi elle était devenue folle avait fait son oeuvre.
   Cassandre eut l'air étonnée.
    - Jalouse ?
    - On te disait la plus belle fille d'Ilion et maintenant, tu dois céder ce titre à Hélène !
   Ma soeur tant aimée haussa les épaules avec un léger rire.
    - C'est avec joie que je lui donne le titre ! Je sais ce que lui ont apporté le titre de la plus belle femme et le nom de fille de Zeus ! Non, Père, j'accueille Hélène comme une soeur, mais je reste lucide, moi ! Quand la fidélité a été bafouée, quand la raison s'est envolée, alors il faut craindre l'amour et la beauté !
   Ces paroles, qui étaient obscures pour moi, ne parurent pas l'être pour Hélène, car son beau visage se troubla légèrement. Enée chuchota à mon oreille :
    - Cassandre veut dire que l'enlèvement d'Hélène aura certainement mécontenté Héra et Athéna, tandis que Aphrodite en est l'instigatrice.
   Renversant un peu la tête, touchant presque son épaule, je murmurai :
    - Pourquoi ta mère voudrait-elle amener le malheur sur ta cité ?
    - Les voies des dieux sont impénétrables, Polyxène, sourit Enée.
   Je ne savais quel miracle avait eu lieu pour que Enée se montre soudain si tendre, si familier. Peut-être la rumeur sur Cassandre avait-elle eu du bon, lui faisant comprendre qu'elle était humaine et vulnérable, si bien qu'il avait cessé de nous éviter. Quelle qu'en était la raison, j'en étais heureuse, car le sentir si proche de moi valait bien tous les problèmes que nous apportaient Pâris. J'en venais à plaindre Créüse, qui devait aimer son mari, alors que le coeur d'Enée ne pouvait que m'appartenir, à moi. Je le savais, j'en avais si souvent rêvé !

   Je sentis que Evandre me regardait et je tournai la tête vers lui ; je surpris un air de pitié, de commisération sur son visage. Dans ma joie toute nouvelle, je voulus que tout le monde soit heureux et je lui dis :
    - Ne t'inquiète pas, Evandre. Cassandre ira mieux bientôt. Elle est très fragile en ce moment, préoccupée et fatiguée.
   Il me fixa d'un air étrange, puis hocha la tête.
    - Je sais, kalluptêr (plume).
   Je ne savais pourquoi, Evandre m'appelait souvent ainsi ; il me semblait me souvenir que cela datait de l'époque où Cassandre me portait sans cesse dans ses bras et qui, à ceux qui lui disaient que je devais être lourde, répondait que je pesais aussi lourd qu'une plume. Je supposais que c'était la façon d'Evandre de me montrer son affection.
    - Une plume pour une hirondelle..., fit la voix rieuse d'Enée à mon oreille. Est-ce que quelqu'un t'a déjà appelée ornis (oiseau) ?
   Je le regardai bien en face. J'avais oublié Pâris, Hélène, Æthra, grande et silencieuse, et même Cassandre ! Plus rien n'existait pour moi que Enée, que cet homme qui avait épousé ma soeur et que j'aimais.
    - Non. Mais peut-être peux-tu le faire...
   Il sourit et c'était pour moi comme une promesse.
   Ce soir-là, quand Cassandre s'allongea sur sa couche, préoccupée, triste, des larmes prêtes à perler le long de ses cils, je lui chantai d'abord la mélopée sans paroles que je lui avait chantée ce matin même, lui tenant la main, puis j'enchaînai sur une tendre mélodie où la jeune fiancée parle de son futur époux : malgré la peine de ma soeur adorée, je ne pouvais empêcher mon coeur de déborder.

Texte © Azräel 2000.
Bordure et boutons The Sea Harp, de Silverhair

Silverhair