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Tout mon malheur résidait en un seul nom : Ménélas. Tous, en Grèce ou ailleurs, connaissaient la belle Hélène, la fille de Zeus, la femme aux cents prétendants, l'épouse de Ménélas. Hélas ! Qui connaissait la mère d'Hermione ? Qui savait que Ménélas, que tous enviaient, me préférait une esclave, Piéris, dont il avait eu un fils, Nicostratos ? Et moi, Hélène, fille de Zeus, je devais supporter cela, souffrant en silence, me consolant avec les filles de ma soeur Clytemnestre. Mélénas me déniait presque le droit de voir Hermione, me forçant à reporter mon affection sur Nicostratos - voulait-il faire croire qu'il s'agissait de mon fils ? - et Chrysothémis, la deuxième de mes nièces. Il était hors de question que je voie Iphigénie, l'aînée, car de mauvaises langues prétendaient qu'elle était en réalité ma fille et celle de Thésée et que c'était une des raisons pour lesquelles Ménélas avait obtenu ma main de Tyndare, le mari de Léda, ma mère : il aurait accepté une femme déshonorée et ma fille aurait pu être celle de ma soeur et de son mari, Agamemnon, le frère de Ménélas.
Même si Ménélas ne parlait jamais de cela, je voyait parfois dans son regard qu'il y pensait et qu'il me croyait coupable d'avoir cédé à Thésée. Alors la honte couvrait mes joues et je souhaitais de toutes mes forces que ce fût vrai, que j'aie connu ce grand héros qu'était Thésée plutôt que ce pleutre de Ménélas qui, plutôt que d'être fier d'être l'époux de la femme la plus convoitée de Grèce, se comportait comme si je devais lui être reconnaissante de la faveur qu'il m'avait faite. J'en venais à le haïr. Clytemnestre, qui paraissait plus heureuse que moi, semblait comprendre ma détresse et c'était pour cette raison qu'elle envoyait Chrysothémis si souvent à Sparte, sous le prétexte que Hermione devait se sentir bien seule.
Hermione devait avoir presque neuf ans quand ma vie changea enfin. Je fis à peine attention au jeune étranger que Ménélas amena. Ce n'était qu'un de ses amis, avec des manières aussi mauvaises que les siennes. Je tenais Nicostratos sur mes genoux, pendant que Ménélas discutait avec son hôte. Malgré sa filiation irrégulière, j'aimais bien Nicostratos ; Piéris, sa mère, semblait toujours écrasée de honte en me voyant et je soupçonnais Ménélas de ne pas avoir fait cas des sentiments de la pauvre fille quand il s'était détourné de moi. Nicostratos paraissait fasciné par l'étranger et malgré moi, je glissai un coup dans sa direction... et le regrettai aussitôt : sa simple vue me coupa le souffle. J'avais envie de le comparer à Apollon, mais je savais bien ce que tel sacrilège m'apporterait.
Il me fallut un certain temps pour remarquer que notre hôte s'appliquait soigneusement à ne pas regarder de mon côté. Ma fierté en fut piquée : n'avait-il donc pas entendu parler de moi ? Comment osait-il me dédaigner ? Nicostratos, en s'agitant, m'arracha à la contemplation du jeune étranger, mais mon esprit continuait à être hanté par ses traits. Alors qu'auparavant, je n'entendais que la conversation décousue de Nicostratos, la voix de l'inconnu parvenait maintenant à mes oreilles, douce et engageante. Les seules paroles que j'entendis de Ménélas furent celles qui nommaient la cause de mon trouble : il s'appelait Pâris, prince de Troie.
Voulant fuir le trouble qui m'envahissait, je me levai, me couvris de mon voile et partis, tenant Nicostratos par la main. Piéris nous attendait plus loin, dans mes quartiers, arborant toujours son sourire gêné et un peu coupable. Elle reçut son fils avec une expression encore plus coupable : elle savait bien que je n'ignorais pas l'identité de son père. Puis, profitant du fait que Ménélas était occupé, nous nous glissâmes tous les trois avec des airs de conspirateurs à l'endroit où Hermione était élevée loin de moi par Æthra, la mère de Thésée, que mes frères, Castor et Pollux, avaient enlevée quand ils étaient venus me délivrer. Æthra avait été bonne pour moi en Attique et je faisais mon possible pour lui rendre sa captivité douce. Elle savait que Ménélas ne voulait pas que je voie Hermione et elle nous aidait à transgresser cet ordre avec une joie féroce : elle était mère aussi.
Malgré ma joie de voir ma fille et de la câliner, je ne pouvais détacher mon esprit du jeune étranger, ce Pâris. Je commençais à avoir peur. Je n'aimais pas Ménélas mais, malgré toutes les insinuations, je n'avais connu que lui. C'était la première fois qu'un de nos hôtes me troublait ainsi. Si elles s'en aperçurent, ni Piéris, ni Æthra ne dit quoi que ce soit. M'attarder plus longtemps auprès d'Hermione et d'Æthra ne pouvait que leur amener des risques et, à mon regret, je dus me retirer. Je donnai un dernier baiser à ma fille et partis comme une voleuse avec Nicostratos et Piéris. En mon for intérieur, j'espérai que Hermione n'aurait pas à souffrir le même sort que moi et qu'elle pourrait épouser un homme qu'elle aimerait. Mais la présence de Ménélas m'en faisait douter.
Ce soir-là, je me promenais sur les terrasses du palais et je m'étais appuyée sur la balustrade pour regarder le fleuve Eurotas. J'entendis un bruit de pas et je me réfugiai près d'une colonne, dans l'espoir que le nouveau arrivant ne me verrait pas, cachée dans l'ombre de la colonne. Je savais, au pas, que ce n'était pas Ménélas. Le nouveau venu se dirigea vers moi et s'arrêta de l'autre côté de la colonne ; je n'osais presque plus respirer. Puis une voix douce s'éleva :
- Tu es très belle, Hélène, comme la rumeur le dit.
Je reconnus la voix de Pâris. J'eus un rire amer : la beauté ! Est-ce que ma beauté me permettait d'être heureuse ?
- Vas-tu dire comme les autres ? raillai-je. J'ai déjà eu cent prétendants pour chanter ma beauté ; j'en suis lassée.
Pâris resta silencieux et j'eus peur de l'avoir vexé. Mais il reprit la parole de sa voix de velours :
- Non, je préférerais te chanter l'amour et le bonheur, Hélène, car tu sembles en manquer singulièrement.
Je retins mon souffle : cet homme était-il devin ?
- Je t'ai vue serrer dans tes bras un enfant qui n'était pas le tien, mais qui était le seul que tu pouvais aimer..., continua-t-il.
- Comment sais-tu ? fis-je avec violence. Comment le sais-tu ?
- Que Nicostratos n'est pas ton fils ? Tout le monde le sait, Hélène de Sparte. En me désignant le palais, on me dit : "C'est là que vit le blond Ménélas, qui trompe son épouse, la plus belle femme, et ne lui laisse à aimer que ses bâtards." Ce n'est pas ce que l'on devrait entendre lorsque le sujet est Hélène, fille de Léda.
Je haletai ; la voix de Pâris, presque tendre, me faisait perdre tous mes moyens. Ulysse lui-même m'avait reconnu une certaine sagesse quand je lui avais suggéré le plan qu'il devait exposer à Tyndare - celui qui consistait à faire jurer tous les prétendants de s'entraider - et je lui avais promis en échange la main de Pénélope, ma cousine, car je savais déjà sur qui se portait le choix de mon "père". Je savais aussi que, étant fille de Zeus, je n'avais guère d'aide à attendre de la part d'Héra pour mon couple. Enfin, Tyndare avait autrefois offensé Aphrodite et je savais qu'un jour ou l'autre, la déesse se vengerait. Il me semblait soudain que la voix de Pâris réussissait là où il aurait fallut trois déesses : Athéna me retirait ma raison, Héra se moquait de la fidélité que j'avais gardée à Ménélas malgré les outrages et Aphrodite me susurrait doucement les délices de l'amour.
Je fermai les yeux pour ne plus les voir se détourner de moi et laissai couler des larmes silencieuses et amères. Une grande main douce caressa ma joue et effaça tendrement les pleurs qui coulaient de mes yeux : sans bruit, Pâris avait enfin contourné la colonne qui nous séparait et il était là, tout près de moi, à essayer de me consoler, ce que Ménélas n'aurait jamais fait.
- Que les dieux me maudissent mille fois pour chaque larme que tu verses à cause de moi ! s'exclama-t-il d'une voix basse et contenue.
Vivement, je couvris sa bouche de ma main.
- Tais-toi ! Les dieux pourraient t'entendre !
Il sourit dans la nuit.
- Qu'importe ma vie aux grands dieux ? Qui se soucie de la vie d'un étranger si Hélène est heureuse ?
- D'un étranger, peut-être, mais d'un prince de la maison de Troie, certes moins ! répondis-je avant de comprendre que j'étais tombée dans son piège.
Il sourit de nouveau.
- Il me semble, divine Hélène, dit-il de sa voix caressante, que tu te sens fatiguée : mon piège était grossier et ton intelligence si fine aurait dû le voir.
Une fois de plus, il me déstabilisa. Sa voix, ses paroles, tout me portait à croire qu'il ne cherchait qu'à me séduire, mais son attitude le contredisait ; certes, il se permettait quelques familiarités, mais sans grande importance. Il me regarda m'éloigner - je sentais son regard dans mon dos - puis, avant de regagner ma chambre, je jetai un coup d'oeil en arrière : il fixait tantôt les étoiles, tantôt l'Eurotas, en poussant des soupirs. Effrayée, je m'enfuis presque.
Le lendemain, je croisais Ménélas et Pâris. Le jeune prince troyen me parut très calme et il gardait soigneusement les yeux à terre en ma présence.
- Hélène, je dois partir pour les funérailles de Catrée, mon grand-père, en Crète. Assure-toi que le séjour de notre hôte sera le plus agréable possible.
Il y avait une légère menace sous-jacente et je savais ce que cela signifiait : si Ménélas me croyait aveugle, il se trompait lourdement ! J'avais remarqué les serviteurs qui me surveillaient sans relâche et c'était pour cela que je ne faisais confiance à personne, sinon Piéris et Æthra, et encore ! Je gardai mon calme et souris.
- Bien sûr, ô mon époux !
Lorsqu'il me courtisait, Ménélas prétendait que mon sourire était son seul soleil, mais ce n'était plus vrai, je le voyais bien à son air froid. Il prit poliment congé de Pâris et s'éloigna d'un pas vif. Je me pris à souhaiter à être ailleurs ; n'importe où, mais ailleurs. Pâris était derrière moi ; je n'avais qu'à me retourner et à tendre la main pour le toucher, et pourtant, je ne bougeais pas. L'homme qui venait de partir était mon mari, celui qui restait notre hôte ; pourquoi voulais-je tant que ce soit le contraire ?
- Hélène.
La voix de Pâris me fit sursauter.
- Tu vas user tes yeux à regarder ton mari disparaître dans le soleil.
Il n'était pas moqueur ; on l'aurait cru parfaitement sincère, me pensant amoureuse de Ménélas, quand je le haïssais, quand j'aurais béni la main qui me débarrasserait de lui.
Je m'enveloppai un peu plus étroitement dans mes voiles et me rendis à l'ombre, sur une terrasse qui dominait l'Eurotas.
- Raconte-moi tes exploits, fils de Priam, ordonnai-je en m'asseyant.
Il se laissa gracieusement tomber à mes pieds et leva vers moi le regard expressif de ses yeux tendres.
- Mes exploits sont bien rares, ô divine Hélène. J'ai été berger jusqu'à il n'y a pas si longtemps et, à moins que tu ne comptes comme un exploit le fait de retrouver un mouton perdu, d'apprivoiser un taureau ou de composer une mélodie à la flûte, le récit de mes exploits sera rapide. Je n'en ai que deux à mon actif et encore sont-ils bien minimes. C'était lors de jeux funèbres et j'ai remporté, devant mon frère Déiphobos, les épreuves de lutte et de tir à l'arc.
Je ne dis rien ; il me paraissait trop modeste. Aussi je décidai de le prendre sur le ton de la plaisanterie.
- Joue-moi un air de flûte ; je te dirai après si c'est un exploit ou non.
Il sortit une flûte de nulle part, comme s'il savait ce que j'allais lui demander, et la porta à ses lèvres. Dès les premières notes, je regrettai ma requête : sa musique m'enchaînait à lui, me faisait un peu plus sa prisonnière à chaque note qui s'envolait et, alors que ma résistance s'était déjà émoussée, je sentis les dernières barrières s'effondrer. Pâris ne me quittait pas du regard et je savais ce qu'il lisait dans mes yeux. Il arrêta de jouer.
- Veux-tu aller au bord de l'Eurotas ? Il y fera plus frais et tu sembles oppressée par la chaleur.
J'étais éperdue ; il était si empressé, mais sans jamais vouloir profiter de l'avantage qu'il avait sur moi !
- Il faut que je prévienne Æthra, murmurai-je sans trop savoir ce que je disais.
Peut-être espérais-je que la mère du grand Thésée saurait me soutenir dans ma faiblesse, mais, au fond de moi, je savais que je me leurrais : Æthra détestait Ménélas et m'aurait déjà aidée à m'enfuir si je le lui avais demandé. C'était ma fidélité qu'elle considérait comme une faiblesse de ma part.
Pâris se leva, l'air concerné.
- Je vais la chercher, si tu veux, proposa-t-il.
Je secouai la tête, incapable de le voir partir, sans me préoccuper de ce que mes voiles tombaient. Je me relevai et cherchai désespérément une idée à laquelle me raccrocher pour ne pas faillir.
- Où est ton navire ? demandai-je à brûle-pourpoint.
- Au port. Voudrais-tu le voir ?
- Oui, acquiesçai-je impatiemment. Æthra viendra avec nous, que les mauvaises langues ne puissent s'exercer.
- Est-ce celle à qui tu fais le plus confiance ? s'enquit Pâris.
- Oui, dis-je à nouveau. Si je ne devais garder qu'une personne auprès de moi, ce serait elle.
Je ne sus pourquoi je dis cela. Nous allâmes donc chercher Æthra et j'en profitai pour embrasser longuement ma petite Hermione avant de la confier à Piéris. J'embrassai aussi Nicostratos, qui m'était aussi cher que s'il avait été mon propre fils. Puis Æthra nous suivit jusqu'au port, où nous montâmes tous les trois sur le navire de Pâris.
Un moment, je regardai l'Eurotas qui s'étendait devant moi, coulant à sa convenance, libre !
- Comme j'aimerais être libre comme toi, Eurotas ! murmurai-je ardemment.
- Et n'es-tu pas libre, Hélène ? répondit la voix de Pâris dans mon oreille en un souffle brûlant. N'es-tu pas en ce moment sur un navire dont le commandant mourrait sur un signe de toi ? Parle et tu seras obéie !
- Que devrait être, d'après toi, ce que l'on devrait entendre lorsque l'on parle de moi ? fis-je presque brusquement.
- "C'est là que vit l'homme chanceux que Hélène a choisi, elle dont la beauté égale presque celle d'Aphrodite et qui en remontrerait à Ulysse lui-même quant à son intelligence", répondit-il sans hésiter. Est-il besoin de dire que cet homme béni des dieux les remercierait chaque jour qu'ils font de l'honneur que lui a fait la fille de Léda ?
Cela emporta ma décision. Mes bras entourèrent le cou de Pâris qui, d'un geste, ordonna le départ. Son regard ne m'avait toujours pas quittée...
Texte © Azräel 2000.
Bordure et boutons The Sea Harp, de Silverhair
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