Un conte de Troie

Enée : L'étincelle

   Mon père avait décidé, en accord avec le roi Priam, que je devais épouser la princesse Créüse et je fis donc le trajet vers Troie la grande. En chemin, je rencontrai une petite troupe d'hommes avec à leur tête un jeune homme brun au visage exprimant une indicible fierté. Il vint directement à moi.
    - Je suis Hector, fils aîné du roi Priam, dit-il simplement, sans la moindre prétention. Es-tu le prince Enée ?
    - Je suis Enée, fils d'Anchise, acquiesçai-je.
    - Mon père m'envoie à ta rencontre.
   Je fus heureux de cette initiative, car Hector se montra fort bon compagnon de route. Parmi son escorte, à part Polydamas, fils de Panthoos, tous les autres étaient ses frères. Mais le premier sourire d'Hector vint quand il parla d'une jeune fille :
    - Une de mes soeurs aurait voulu m'accompagner, mais Priam a refusé : la citadelle a besoin d'elle.
   Evandre, un de ses frères, né d'une autre mère, intervint gaiement :
    - C'est Cassandre, n'est-ce pas ? Tu verras, ajouta-t-il en se tournant vers moi, c'est la plus belle fille de Priam et même, la plus belle fille de tout Troie. Certains te diront, confia-t-il, que la plus belle est Laodice, mais ceux-là n'ont jamais vu Cassandre !
   Je vis Hector sourire avec indulgence devant l'enthousiasme d'un petit frère en adoration devant sa soeur. Il remarqua mon regard et haussa les épaules, souriant de nouveau.
    - Je ne peux rien y faire, je partage son opinion ! Normalement, je devrais défendre l'honneur d'Andromaque, mais je suis bien trop orgueilleusement fier de Cassandre.
   Prenant cela pour un encouragement, Evandre reprit le fil de son discours. Cette fois-ci, il me présentait la famille royale et si j'appris beaucoup de choses, jamais il ne dit un mot de Créüse. C'était comme si elle n'avais jamais existé. Achate, mon fidèle compagnon, dut se faire la même réflexion que moi, car il attira discrètement mon attention.
    - Sois prudent, à Troie. Il ne faudrait pas que cette Créüse soit la brebis galeuse de la famille. J'ai entendu dire que Priam serait jaloux de toi, parce que tu serais né d'Aphrodite.
   Je ris et fus un peu étonné à la fois : Achate ne m'avait jamais parlé de cela et je trouvais que ce n'était pas vraiment le moment d'en parler.
    - Ne t'inquiète pas, Achate, fis-je, tentant d'être rassurant. Priam n'oserait jamais humilier mon père, ni moi, par une telle alliance. Surtout que cela serait faire connaître sa propre honte.
   Achate haussa les épaules et son front se plissa d'une vague inquiétude alors qu'il me laissait rejoindre Evandre et Hector. Evandre était décidément un bavard, mais il n'avait jamais une mauvaise parole et ses anecdotes étaient plutôt amusantes. Dans son ton perçaient nettement ses préférences et il était presque visible - ou plutôt audible - que certains de ses frères n'avaient guère ses faveurs.
   Naturellement, il n'oublia pas de me conter les extraordinaires retrouvailles de Pâris avec sa famille, soulignant avec fierté que sans Cassandre, Déiphobos aurait probablement tué son frère. Du coin de l'oeil, je vis Hector froncer les sourcils, comme s'il aurait préféré éviter le sujet, si bien que je ne posai pas de questions, certain que je trouverais quelqu'un à la citadelle pour assouvir ma curiosité sans déranger Hector.

   Notre entrée à Troie fut relativement discrète, malgré la troupe assez impressionnante que nous formions, l'escorte d'Hector et la mienne s'étant mélangées. La première personne que je vis à l'intérieur du palais fut une mince jeune fille, encore une enfant, aux longs cheveux d'un roux plutôt clair, laquelle me regarda étrangement. Elle fut presque aussitôt rejointe par une autre jeune fille, plus grande, dont la chevelure était d'un roux plus foncé. Elle entoura les épaules de la première de son bras et leva la tête vers moi. Je fus comme envoûté par les grands yeux verts qui me fixèrent sans ciller, avant de se détourner calmement, alors que les deux jeunes filles se retiraient. En tournant la tête vers Evandre, je le vis presque éperdu d'admiration et je compris que je venais de voir Cassandre, laquelle était sans aucune doute la plus grande des deux jeunes filles.
    - Qui était l'autre jeune fille ? demandai-je sans préciser davantage, sûr que Evandre au moins comprendrait de qui je parlais.
   J'avais un peu peur que ce ne soit Créüse, malgré son jeune âge, car l'étrange regard de la jeune fille m'avait mis mal à l'aise.
    - Polyxène, fit Evandre en haussant les épaules, comme si le fait était de peu d'importance.
   Je retins un soupir de soulagement et j'eus la bizarre impression que Hector me surveillait de près.

   Créüse se révéla être une jeune fille timide qui, si elle n'était pas aussi belle que Cassandre, n'avait pas non plus le regard hanté de Polyxène. Alors que j'allais entrer dans la salle du trône où m'attendait Priam, Hector posa sa main sur mon épaule.
    - Sais-tu, dit-il avec un demi-sourire, tu répondras à toutes les chimères bâties sur toi. Aucune jeune fille ne sera déçue en te voyant.
   Je le fixai avec un air ahuri, ne comprenant rien à ce qu'il me disait. Son sourire devint énigmatique, puis il se pencha vers moi et murmura :
    - Fais attention à Polyxène !
   Aussitôt, il reprit ses distances et ce fut presque comme un étranger qu'il entra à mes côtés dans la salle du trône. J'avançai jusqu'au trône de Priam.
    - Je suis Enée, fils d'Anchise, dis-je. Sa mère Thémisté était la soeur de ton père Laomédon et le père de mon père était le frère d'Ilos, père de Laomédon.
    - Et ta mère fut Aphrodite, ajouta sarcastiquement Priam.
   Je sentis qu'il voulait ajouter quelque chose de blessant, aussi j'ajoutai vivement, comme un défi :
    - A défaut d'être le fils de Héra, peut-être cette filiation apportera-t-elle le bonheur dans mon couple, car ma mère le bénira sans doute par l'amour !
   Je n'avais pas encore vu que Créüse était là, mais quand j'entendis un petit cri de plaisir et que je me tournai pour voir une jeune fille rougissante, je compris qu'il s'agissait de ma fiancée.
    - Créüse ! Qui t'a donné la permission de venir ici ? tonna Priam.
   Une autre silhouette sortit de l'ombre et la voix calme que j'allais apprendre à connaître se fit entendre :
    - Je l'ai amenée ici.
   Etrangement, Priam ne protesta pas et je remarquai le léger sourire de triomphe qu'arborait Hécube. En regardant de nouveau vers Créüse, je vis non plus deux, mais trois jeunes filles, et je compris que Cassandre et Polyxène avaient été cachées derrière Créüse depuis le début. Cette fois-ci, ce n'était pas moi que Polyxène regardait, mais Créüse, et avec un tel air d'hostilité que j'eus presque peur. Cassandre posa la main sur l'épaule de sa jeune soeur qui, aussitôt, lui dédia un sourire parfaitement candide.

   Je connus rapidement les membres de ma nouvelle famille. Andromaque me frappa aussitôt par sa dignité et sa majesté, que ne dépareillaient pas les sourires fondant d'amour qu'elle lançait discrètement à Hector. Créüse et elle étaient les meilleures amies du monde, ce qui paraissait faire plaisir à Hector. Pâris, le fils retrouvé, rôdait souvent dans les parages de Cassandre et, le reste du temps, semblait soupirer après la liberté qu'il avait perdue. Les fils d'Anténor se mêlaient aux fils de Priam et j'eus quelque difficulté à faire la différence entre eux.
   Il m'apparut vite que le fait que Cassandre et Polyxène soient inséparables n'était pas ce qu'il avait l'air d'être, et pourtant, personne au palais ne semblait s'en être rendu compte, sinon Hector et moi-même. Cassandre surveillait Polyxène et s'accusait pour protéger sa soeur. Il m'arrivait de la croiser alors qu'elle cherchait Polyxène ou, parfois, elle s'efforçait de me cacher quelque chose en me lançant un regard vaguement coupable.
   Une fois, je la vis sortir en courant du temple d'Apollon, descendre vers la ville sans ralentir, et des larmes coulaient sur ses joues sans qu'elle songe à les essuyer. Sans penser plus loin, je l'arrêtai et l'entourai de mes bras pour la réconforter. Agénor surgit à ce moment et je crus que ses yeux allaient lui sortir du visage. Il pâlit et serra les mâchoires, mais entendit les sanglots étouffés de Cassandre avant de m'attaquer. N'osant prononcer un mot, il m'interrogea du regard, mais je ne pus que lui signifier mon ignorance. Au léger mouvement d'épaules que je fis, Cassandre releva vivement la tête et rougit.
    - Je suis désolée, Enée..., murmura-t-elle.
   C'était la première fois qu'elle m'adressait la parole, car elle semblait m'éviter consciencieusement, sans doute à cause de Polyxène.
    - Que se passe-t-il, Cassandre ? demanda gentiment Agénor, sans même daigner cacher l'inquiétude de sa voix.
   Elle ouvrit la bouche pour répondre, la referma sans avoir dit un mot et rougit de nouveau. Elle essuya ses larmes, ce que je soupçonnais être un moyen de se donner une contenance, puis elle dit doucement :
    - Tu sais que l'on me dit aimée d'Apollon ?
   Agénor acquiesça.
    - Pendant longtemps, je n'ai pas su ce que cela voulait dire. Maintenant, je le sais... et j'ai peur !
   Agénor lui entoura les épaules de son bras.
    - Je suis là, lui assura-t-il.

   J'avais l'impression d'être de trop, mais quelque chose dans le regard de Cassandre me retenait, comme si je disposait d'un pouvoir que n'avait pas Agénor.
    - Apollon a voulu me montrer son amour aujourd'hui, reprit très doucement Cassandre.
   Agénor se figea.
    - Tu veux dire que... il n'aurait pas osé !
   Cassandre rit amèrement.
    - J'ai compris pourquoi la moitié ou presque des vierges d'Apollon étaient mères sans être chassées par les prêtres !
    - Qu'as-tu fait ?
    - Je me suis dérobée, j'ai résisté... Et il m'a punie ! J'ai peur, oh ! j'ai peur !
   Agénor était si furieux contre Apollon qu'il ne voyait pas la détresse de Cassandre, ni son visage angoissé, ni ses yeux rendus trop brillants par les larmes qui s'y pressaient. Alors je compris que c'était à moi de la rassurer et, une fois de plus, je refermai mes bras autour d'elle.

   Elle commençait à se calmer quand Evandre surgit, tout excité. Un mouvement de foule se faisait en direction du port.
    - Pâris part en Grèce pour avoir des nouvelles d'Hésione et peut-être la ramener ici ! annonça Evandre, tout joyeux. Astyoché a enfin obtenu gain de cause !
   Hésione, une des soeurs de Priam, avait été enlevée par Héraclès et Télamon, il y avait de longues années, et Astyoché, une autre soeur de Priam, n'avait cessé de lui rappeler que Hésione l'avait sauvé d'Héraclès et de la mort et que c'était bien mal la payer en retour que l'abandonner aux mains des Grecs.
    - Après toutes ces années ! s'exclama Cassandre, indignée. Pourquoi n'a-t-il pas cherché à la libérer plus tôt ?
   Elle s'arrêta soudain.
    - Evandre, fit-elle, pressante, qui va en Grèce ?
    - Pâris, répondit le jeune homme. Priam veut montrer sa confiance en son fils retrouvé.
    - Oh, non ! Que jamais Pâris ne mette les pieds en Grèce ! Que jamais il n'aille à Sparte, ni ne s'approche du fleuve Eurotas !
    - Que veux-tu qu'il aille faire à Sparte ? s'étonna Evandre.
    - Demande-lui pourquoi il veut y aller ! rétorqua Cassandre.
    - Mais la mère d'Héraclès, Alcmène, est à Thèbes ! Sûrement, elle saura...
   Mais Cassandre ne l'écoutait pas.
    - Ne laissez pas partir Pâris ! cria-t-elle. S'il met le pied en Grèce, il apportera la ruine de Troie !
   Agénor et moi nous regardâmes : choquée par les avances d'Apollon, elle ne savait plus ce qu'elle disait.
    - Viens, Cassandre, dit gentiment Agénor en tentant de l'entraîner.
   Elle se dégagea et le regarda fixement.
    - Tu ne me crois pas ! l'accusa-t-elle.
   Je voulus intervenir, mais elle me repoussa aussi.
    - Tu ne me crois pas non plus !
   Elle regarda le ciel.
    - Apollon, de quel sort cruel me punis-tu ? cria-t-elle. Ai-je mérité cela en voulant rester fidèle à la règle de ton temple ? Si tu veux ma perte, tue-moi plutôt que cela ! Tue-moi plutôt que me laisser regarder la ruine de ma cité, impuissante à la sauver !
   Elle éclata en sanglots et, cette fois-ci, se laissa entraîner par Agénor. Evandre la regardait d'un air mêlé de tristesse, de perplexité et d'une compréhension naissante. Pendant ce temps, Pâris, poussé par Aphrodite, s'apprêtait à détruire un foyer et à apporter la ruine et la guerre sous nos murs... Maintenant commençait le double fardeau de Cassandre.

Texte © Azräel 2000.
Bordure et boutons The Sea Harp, de Silverhair

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