Un conte de Troie

Hector : Les jeux

   Un ou deux ans après ma naissance, je ne savais trop, Hécube, ma mère, alors enceinte, rêva d'un brandon enflammé qui réduisait Troie en cendres. On appela alors des augures en hâte et le jugement fut rendu : il fallait sacrifier l'enfant à venir pour sauver la cité. Eplorée, Hécube tenta de fléchir la volonté divine, mais elle dut s'incliner devant l'inflexibilité de Priam, mon père. L'enfant, un garçon, sitôt né, fut exposé et il n'en fut plus parlé.
   Mais ma mère ne pouvait chasser de ses pensées cet enfant sacrifié, malgré tous ceux qu'elle avait eus. Pour l'apaiser, mon père instaura une fête, des jeux funèbres, chaque année, pour commémorer la naissance de l'enfant exposé. Certains d'entre nous, dont Déiphobos, une de mes frères préférés, trouvaient cela stupide, mais personne n'osait s'élever contre mon père.

   Cette année-là me parut être différente, sans doute parce que Cassandre, habituellement si calme, paraissait anormalement agitée. En la croisant, le matin, je l'entendis marmonner :
    - Trop de feu, dans cette famille...
   Je l'attrapai par le coude et elle leva vers moi les eaux de son regard troublé.
    - Que t'annonce Apollon, petite soeur ? fis-je en badinant.
   Mais elle resta sérieuse.
    - Le retour du brandon, dit-elle, lugubre et énigmatique.
   Je n'insistai pas ; quand Cassandre était dans cette humeur-là, aucune demande d'explication ne pouvait la forcer à parler plus clairement.
    - Viens ! repris-je en tentant de l'entraîner. Agénor doit déjà nous attendre.
   Alors que tout souci s'effaçait habituellement de son front à ce nom, cette fois-ci, elle ne se dérida pas. Elle se dégagea presque brutalement.
    - Non. Je dois retrouver Polyxène. Un seul brandon suffit...
   Elle s'éloigna en hochant la tête, continuant à marmonner. Parfois, je me disais que les hommes seraient bien plus heureux s'ils n'avaient pas les oracles.

   En revenant vers mes frères, je trouvai Déiphobos et Agénor un peu à l'écart, discutant avec un jeune homme inconnu, lequel accompagnait un taureau.
    - Que se passe-t-il ? demandai-je.
    - Rien, Hector, répondit Déiphobos avec vivacité. Juste un jeune berger présomptueux amoureux d'un taureau !
   Le jeune homme inconnu rougit et je vis Agénor secouer tristement la tête, navré de l'indélicatesse de Déiphobos.
    - Pâris aime beaucoup cet animal, expliqua mon cousin. Comme le vainqueur de la lutte recevra ce taureau pour prix, il envisageait de participer. Il est jeune et vigoureux, il a sa chance, comme nous tous.
    - Participes-tu à la lutte ? fis-je, intéressé, sachant bien que Agénor avait des muscles solides.
    - Non. Je m'alignerai dans la course à pied.
    - Par tous les dieux ! s'exclama Déiphobos, qui savait bien que je ne prenais jamais part à la lutte. Si personne ne relève le défi de ce berger, je le ferai ! Berger, il ne sera pas dit que...
    - Tais-toi ! l'interrompit Agénor. Voici venir Cassandre, Andromaque et Polyxène.
   Déiphobos allait répliquer, car Agénor ne cherchait nullement à dissimuler l'intérêt qu'il portait à Cassandre, mais l'expression du berger Pâris le laissa silencieux, la bouche ouverte : Pâris fixait Cassandre, la dévorant des yeux, et je vis Agénor pâlir et rougir tour à tour, serrant les poings dans un mouvement de colère qui lui ressemblait bien peu. A ma grande surprise, je remarquai que Cassandre avait également pâli en voyant le jeune homme.
    - Dieux ! fit Pâris à mi-voix. Qui est cette déesse ?
   Je ris légèrement.
    - Je suppose que je devrais être outré de te voir dédaigner ainsi mon épouse, mais mon orgueil fraternel est flatté : celle que tu dévores des yeux n'est autre que Cassandre, une de mes soeurs.
   Un instant, je me demandai pourquoi je n'avais pas dit "nos" plutôt que "mes", incluant Déiphobos dans le possessif ; certes, mon frère n'aimait guère Cassandre, mais il était né de la même mère qu'elle. Peut-être, inconsciemment, était-ce pour ne pas exclure Agénor. De toute façon, Pâris, dans sa contemplation, n'avait entendu que le mot "soeur". Il ouvrit la bouche pour dire quelque chose, mais les trois jeunes femmes étaient maintenant trop près.
    - Cassandre ! interpella Déiphobos. Ce berger serait prêt à s'engager dans toutes les épreuves des jeux s'il pouvait gagner ta main en récompense !
   Andromaque fut la plus rapide à répondre :
    - Il serait bon que tu l'imites, Déiphobos, car n'importe quelle femme, t'ayant entendu parler, te refuserait pour époux. Alors que ce jeune berger, au moins, peut passer pour muet d'admiration.
   Je dus avouer que je n'étais pas mécontent de la façon dont Andromaque avait rétorqué à Déiphobos, lequel, incapable de répliquer, me lança un regard à la fois implorant et outragé.
    - Puisque je ne suis pas le prix décerné au vainqueur, dit Cassandre en souriant légèrement, je puis encourager Pâris sans paraître partiale.
   Je me trompai peut-être, mais il me sembla que le sourire qui accompagnait ces mots était adressé à Agénor et non à Pâris.

   Finalement, Pâris s'engagea également dans le concours de tir à l'arc, suivi par Déiphobos, qui refusait de lâcher sa proie. Agénor participait donc à la course à pied, Polydamas au lancer de javelot, Euphorbos à celui du disque ; pour ma part, je me restreignis à la course de char où s'était aussi inscrit, à ma grande surprise, Troïlus, un autre des fils de ma mère, bien jeune, mais fougueux.
   Comme je le prévoyais, Polydamas, Agénor et Euphorbos furent les vainqueurs de leur épreuve et je vis avec plaisir que la joie provoquée par la victoire d'Agénor avait chassé les soucis du beau front de Cassandre. C'était maintenant l'épreuve de la lutte et pour quelques-uns d'entre nous - au courant de l'acharnement de Déiphobos contre le bel étranger - l'épreuve montra plus d'intérêt encore. Je fronçai les sourcils en voyant l'inquiétude de Cassandre réapparaître alors que Polyxène continuait à gazouiller innocemment ; franchement, je ne pouvais blâmer ma soeur, car un étrange malaise m'agitait en la présence de ce jeune berger et ce fut presque sans surprise que je vis Pâris vaincre Déiphobos. Ce dernier contint difficilement sa colère et ceux d'entre nous qui savions prîmes surtout bien garde de ne pas ajouter à son humiliation.
   Mon tour était venu et je me préparai sur mon char. Troïlus, impatient, était déjà en place et ses chevaux semblaient tout aussi impatients que lui. Il prit un bien meilleur départ que moi et aussitôt, je fus stupéfait par son audace. Intrépide, il jetait ses chevaux dans la mêlée mais, pour une quelconque raison, son attelage réagissait mieux et plus vite, si bien qu'il pouvait se permettre des manoeuvres folles.
    - Dieux ! Il conduit ce char comme Enyo doit conduire celui d'Arès !
   Fasciné par cet attelage fou d'intrépidité, je le suivis du plus près que je pus, bien incapable par ailleurs de le rattraper et encore moins de le dépasser. Entraîné sur les traces de Troïlus, je franchis la ligne d'arrivée bon deuxième. Le jeune vainqueur, un léger sourire aux lèvres, paraissait plus préoccupé de ses chevaux que d'autre chose. Je pus voir du coin de l'oeil que Andromaque, ma douce épouse, se mordait les lèvres pour cacher son dépit ; pour ma part, je m'estimai fort satisfait de cette deuxième place. Etre vaincu par un conducteur tel que Troïlus n'apportait pas le déshonneur.
   Je franchis la foule qui l'entourait pour le féliciter à mon tour et je pus constater qu'il était encore assez enfant pour trouver son plaisir dans les compliments de son grand frère. Même si je me demandais toujours comment Priam avait pu l'autoriser à participer, je ne regrettais certes pas une telle décision ! La main sur la frêle épaule de mon jeune frère, je regagnai ma place à temps pour assister au concours de tir à l'arc.

   Une fois de plus, Pâris surpassa tout le monde et je surpris Cassandre se blottir presque nerveusement contre Agénor, comme si elle recherchait inconsciemment un asile contre le malheur qu'elle seule pouvait voir. Cette fois-ci, Déiphobos prit très mal sa défaite et, furieux, entreprit de pourchasser Pâris avec des intentions fort peu pacifiques. Un peu effaré - que pouvait un berger contre le fils de son roi ? - Pâris prit la fuite et se réfugia dans le temple de Zeus, étreignant la statue, espérant que la colère de Déiphobos ne le pousserait pas à commettre un sacrilège.
   Alors que Déiphobos entrait à son tour dans le temple, aveuglé par sa colère, la voix de Cassandre s'éleva, claire et impérieuse :
    - Déiphobos, chasse la colère de ton âme, car il n'y a point de honte à être vaincu par un sang noble. Pâris, quitte ton refuge et viens vers nous, mon frère.
   Elle était calme maintenant, la prophétesse, seule, la tête droite, fière comme seule une Troyenne pouvait l'être. Déiphobos allait rétorquer quelque propos venimeux, mais elle l'en empêcha :
    - Aujourd'hui plus que tous les autres jours, Priam et Hécube pleurent un fils qu'ils croyaient morts. Qu'ils sèchent leurs larmes, car quel autre jour pouvait revenir Pâris, fils de Priam et d'Hécube ?
   Sans honte, ma mère pleura en refermant ses bras sur ce fils retrouvé, lequel était encore tout estomaqué. Je crus même distinguer une lueur de désespoir dans le regard qu'il jeta vers Cassandre : il n'était pas permis à un frère de soupirer après sa soeur.

   Personne ne douta de la parole de Cassandre et elle retourna dans le rang.
    - Cassandre, est-ce vraiment lui ? murmurai-je.
   Elle leva vers moi un regard partagé entre la joie de retrouver un frère et une mortelle inquiétude.
    - Oui, c'est lui... Le brandon... Celui qui a été exposé à sa naissance pour préserver Troie. Oh, puissent les dieux faire que je n'aie jamais à me reprocher de l'avoir reconnu !
   Mais les dieux ne l'entendirent pas et Cassandre, en plus du poids terrible de ses visions, dut supporter le poids de la culpabilité d'avoir reconnu Pâris, le brandon qui devait mettre le feu à Troie.
   Je lus dans ses yeux qu'elle espérait contre tout espoir que Priam, ou Hécube, se souviendrait de la prophétie qui avait accompagné la naissance de Pâris, mais Priam ne fut que trop heureux d'accueillir ce fils qu'il avait si longtemps cru mort et, au moment même où il ouvrit ses bras à Pâris, je vis l'espoir mourir dans les yeux de Cassandre.

   Je passai le restant de la journée à réfléchir, évitant toute compagnie, même celle de Troïlus, dont j'étais si fier, ou celle d'Andromaque, qui, pourtant, savait si bien m'apaiser. Je voulais comprendre le danger que paraissait représenter Pâris aux yeux des oracles. Je ne craignais pas pour mon titre d'aînesse. Malgré la tendresse que montrait Priam envers Pâris, j'étais toujours le fils aîné d'Hécube, reine officielle ; je restais l'héritier de Priam. D'après ses exploits aux jeux - en son propre honneur, l'ironie de la situation pouvait faire sourire - Pâris semblait être un guerrier qui serait utile, une fois correctement entraîné. Naturellement, sa fuite devant Déiphobos pouvait faire penser à un certain nombre d'idées peu flatteuses, mais je songeais que, moi aussi, certainement, placé dans la même situation, je n'aurais pas fait face.
   Quel problème posait donc Pâris ? Courageux, il ne nous ferait pas défaut dans le cas d'une guerre. Nous serait-il traître ? Non, malgré la haine déclarée de Déiphobos - explicable rancoeur d'un prince blessé dans son orgueil par un berger - je ne voyais guère Pâris trahir sa patrie pour une aussi faible raison, surtout que son admiration pour Cassandre contrebalançait l'attitude de Déiphobos et ses conséquences.
   Pourquoi Cassandre n'avait-elle cessé d'évoquer l'idée d'un brandon ? Je me rappelai qu'elle avait également associé cette idée à Polyxène et, intérieurement, je frémis. J'avais déjà, par quelques petits détails, compris l'instabilité de ma petite soeur et aussi le dévouement de Cassandre qui la protégeait sans cesse à la fois d'elle-même et des autres. Je craignis un instant que Pâris ne soit pareil, une sorte de pyromane que Cassandre, déjà fort occupée par Polyxène, ne pourrait surveiller. Mais il me souvint que Pâris était un berger et que s'il avait été pyromane, ses semblables l'auraient déjà mis hors d'état de nuire. Toutes mes hypothèses tombaient donc à l'eau.
   Irrité, de méchante humeur, je décidai d'abandonner là la torture de mon cerveau et me promenai dans les rues de la ville. De loin, j'apercevais le temple d'Apollon et une mince silhouette qui semblait tournée vers la ville. Un peu rassuré par cette surveillance de Cassandre, qui paraissait s'assurer que tout allait bien, je me détendis légèrement, laissant mes pensées prendre de toutes autres directions...

   On mentionnait l'arrivée d'un prince troyen, de nos cousins lointains, qui venait pour épouser Créüse, une des filles de ma mère, la deuxième après Ilione. Il s'agissait d'Enée, fils d'Anchise, et l'on disait que sa mère était Aphrodite elle-même ! Je souris en moi-même : Enée avait intérêt à être bien fait de sa personne pour ne pas décevoir toutes les chimères que déjà, bon nombre de jeunes filles avaient bâties sur lui, mais, d'autre part, son père avait dû payer cher pour avoir révélé le nom de la déesse mère de son fils. Surtout que certains murmuraient que la passion d'Aphrodite pour Anchise était due à Zeus pour se venger des entreprises galantes dans lesquelles la belle déesse lançait tous les dieux de l'Olympe... Finalement, cet Enée commençait à m'intéresser...

Texte © Azräel 2000.
Bordure et boutons The Sea Harp, de Silverhair

Silverhair