Un conte de Troie

Pâris : Le jugement

   Je n'étais qu'un simple berger, travaillant avec mon père, Agélas. Mon occupation favorite, outre jouer de la flûte, était d'espionner les nymphes. J'avais d'ailleurs choisi l'une d'entre elles, Oenone, fille du dieu-fleuve Cébren, pour être mon épouse. Et ce matin-là, assis sous un arbre, surveillant les moutons d'un oeil distrait, je jouais sur ma flûte un air que je voulais dédier à ma tendre Oenone.
   Soudain, j'eus comme l'impression que ma vue se brouillait ; ce n'était pas la première fois que cela m'arrivait, toujours pour me montrer ce même visage de jeune fille, triste et presque figé, encadré de lourdes boucles d'un roux sombre. Jamais parmi les nymphes je n'avais vu l'équivalent d'un tel visage, si beau et si tragique. Mais cette fois-ci, ce n'était pas pour me montrer le visage de la belle inconnue que ma vision se troubla. En fait, rien ne paraissait changé autour de moi, sinon moi. Il me semblait sentir des présences invisibles autour de moi, plutôt bienveillantes, mais cela me rendait nerveux.
   Je me levai pour faire quelques pas au milieu des moutons, puis je revins à ma place pour reprendre ma flûte. Les sons qui sortaient de mes lèvres étaient quelque peu tremblants, laissant entrevoir ma nervosité, mais j'étais décidé à ne pas me laisser impressionner. En entendant un bruit d'ailes, je sursautai brutalement et laissa tomber toute prétention. Ce n'était pas le bruit d'ailes d'un oiseau, je les entendais suffisamment souvent pour en être sûr. C'était autre chose.

   Brusquement, un jeune homme se présenta devant moi, surgissant du néant ; il tenait à la main un bâton que j'identifiai vite comme un caducée, et ses pieds étaient chaussés de sandales ailées. Si je compris la situation, mon cerveau se refusait à l'intégrer : j'avais un dieu devant moi, Hermès, le messager des dieux. Mes doigts subitement gourds laissèrent tomber la flûte à terre et je restai paralysé à fixer Hermès, une tempête sous mon crâne et un vide abyssal au fond du regard.
    - Salut à toi, Pâris ! fit Hermès, semblant comprendre mon trouble, et sans rien faire de surnaturel qui aurait pu me déranger. N'aie aucune crainte ! Je viens à toi de la part de Zeus le Grand...
    - Qu'il soit honoré..., parvins-je à marmonner.
   Hermès sourit.
    - Nous te savons bon juge en matière de beauté ; la preuve en est que tu as choisi ton épouse comme la plus belle des nymphes...
   J'eus la délicatesse de paraître confus ; pourtant s'il y avait eu la belle inconnue parmi les nymphes, c'était elle que j'aurais choisie et non Oenone.
    - Les dieux ont donc recours à toi comme juge de beauté, conclut Hermès. Trois déesses, une pomme d'or. Eris, la Discorde, l'a jetée au milieu de nous lors des noces de Thétis et Pélée, furieuse de ne pas avoir été invitée. Sur la pomme, une simple mention : "A la plus belle". Le choix te revient.
   Hermès me salua. Je sus qu'il allait partir et je me levai pour l'arrêter.
    - Quelles déesses ? criai-je, mais déjà, je parlais au vide.
   Je me rassis ; la tête me tournait un peu. Moi, le juge entre trois déesses ! Moi, pauvre berger, choisi par le roi des dieux! Qu'avais-je donc fait pour attirer son attention ?

   Ma vue s'obscurcit à nouveau, mais je m'attendais plus à ce que j'allais voir. Malgré moi, une prière silencieuse monta en moi :
    - Ô mystérieuse inconnue, si les dieux me permettent une aide, qu'elle vienne de toi !
   Au moment même où mes yeux se posaient pour la première fois sur les déesses, je sentis que quelqu'un d'autre les voyait par mes yeux. La jeune fille inconnue était là, en moi, et si elle n'était que simple spectatrice, je me sentis revigoré à l'idée qu'elle me soutenait par sa seule présence. Je me sentis l'âme d'un lion et ce fut d'un oeil assuré que je contemplai les déesses, bien différent de l'air effaré que j'avais arboré face à Hermès.
   La première d'entre elles s'avança vers moi.
    - Pâris, dit-elle d'un ton doux, mais suffisamment ferme pour me donner une idée de son identité avant même qu'elle ne me la révèle, je suis Héra, l'épouse du grand Zeus. Si tu me donnes la pomme, je ferai de toi le monarque de toute l'Asie ; assis sur ton trône, équivalent mortel de mon auguste époux, tu gouverneras en toute quiétude et toute ta vie, tu bénéficieras de ma protection.
   Elle fit un pas en arrière, sans rien perdre de sa hauteur. Altière, fière, mais belle, telle était Héra. Elle dut lire quelque chose de satisfaisant dans mes yeux éblouis, car elle sourit légèrement.
   Sa voisine s'avança à son tour.
    - Pâris, je suis Athéna, se présenta-t-elle d'une voix qui semblait contenir toute la sagesse du monde. On m'appelle déesse de la sagesse, mais ce n'est pas cela que je viens t'offrir. On vient de te proposer un royaume sans combattre, que tu gouvernerais sans avoir acquis de gloire. Si ton choix se porte sur moi, ô Pâris, tu seras le plus puissant des guerriers et, sous ma protection, tu conquerras maintes contrées pour te couvrir de gloire. Certes, ma voie peut paraître plus dure que celle de Héra, mais tu auras mérité chaque once de la gloire que je t'accorderai.
   D'une beauté plus sauvage que Héra, Athéna avait néanmoins un air de retenue et de sagesse qui ne se voyait pas chez l'épouse de Zeus. Ô déesse aux yeux pers, quelle folie te poussait donc à réclamer un prix que ta sagesse aurait dû négliger ?
   La troisième d'entre elles était naturellement Aphrodite. Elle me sourit en s'approchant de moi et mon coeur se mit à battre la chamade.
    - Je ne te ferai pas l'affront de te dire qui je suis, déclara-t-elle de sa voix claire et séductrice. Héra et Athéna ne te proposent que des récompenses ennuyeuses, dangereuses et, en réalité, peu gratifiantes. Si tu me choisis, Pâris, je te ferai connaître l'amour de la plus belle femme, une fille de Zeus !
   Ô Zeus ! Ne pouvais-tu garder un tel jugement parmi les dieux, plutôt que d'apporter ce dilemme parmi les mortels ? A l'intérieur de moi, je sentais ma belle inconnue qui s'agitait, sans doute inquiète du dénouement de la chose. Sa présence me donna de l'audace.
    - Belles déesses, c'est créer une nouvelle torture que me faire choisir entre vous trois, répondis-je pour gagner du temps. Puis-je savoir à quoi exactement je dois décerner le prix : votre beauté ou votre récompense ?
    - A notre beauté uniquement, répondit Héra d'un ton toujours gracieux. La récompense n'est que... en plus.
    - C'est que, ô divine Héra, je pourrais hésiter entre les deux. Rien ne prouverait que j'ai choisi la plus parfaite beauté et non la récompenses qui me seyait le mieux.
    - Telle est la règle du jeu, Pâris, fit Athéna avec une douce fermeté. Garde ton esprit focalisé sur le véritable enjeu : la beauté.
    - J'aurais du mal à oublier un tel enjeu, ô Athéna aux yeux pers, en vous voyant toutes les trois devant moi. Mais j'ai un autre problème : la récompense de l'élue pourrait très bien ne pas me convenir. Je ne suis qu'un pauvre berger et peu apte à régner, ô Héra. Je connais quelque peu le métier des armes, ô Athéna, mais un guerrier tel que Hector, fils aîné de notre roi, me réduirait facilement à merci. Enfin, je suis déjà marié, ô gracieuse Aphrodite.
   La belle déesse de l'amour fit un charmant geste de la main.
    - La récompense n'est pas immédiate, ô Paris, expliqua-t-elle de sa voix enchanteresse, et peut-être, à ce moment-là, tu te jugeras plus digne de ce que nous t'offrons.
    - Mais quel pauvre fou, mortel ou divin, s'aventurerait à s'aliéner deux puissantes déesses, ô divines, en ne choisissant que l'une d'entre vous, quand, en vérité, la pomme devrait être coupée en trois ?
    - N'aie aucune crainte, Pâris, m'apaisa Athéna. Nous n'exercerons aucunes représailles contre toi.
   L'inconnue qui regardait la scène par mes yeux sembla douter de cette promesse, mais je n'avais pas le choix. Le grand Zeus lui-même avait ordonné que je sois le juge final entre ces trois beautés et je ne pouvais plus me dérober. Athéna ressemblait à une jeune fille farouche, pure et chaste ; Héra avait l'attrait de la femme plus mûre et Aphrodite était définitivement la séductrice. Si l'orgueil de l'épouse de Zeus pouvait expliquer le fait qu'elle avait osé lutter avec Aphrodite, je ne m'expliquais toujours pas la présence d'Athéna. Sa sagesse aurait dû lui faire dédaigner une telle futilité.

   Depuis longtemps, j'avais choisi : Aphrodite était la déesse de la beauté et sa propre beauté devait être parfaite. Selon mes critères, elle l'était. Maintenant, je devais trouver un moyen de le faire accepter à Héra et Athéna sans les fâcher et c'était là que mon cerveau se trouvait vide de toute idée. Pire, je les voyais s'impatienter ! Mes protestations de prudence avaient trop tiré en longueur. Il était temps que je choisisse. Je baissai les yeux et, sur mes genoux, il y avait la pomme de la discorde. Un beau fruit, en or, mais totalement inutile. Las ! Quelle vanité !
   Je la pris en main et relevai la tête vers les déesses. Je le sentais, ma décision allait être irrévocable, ainsi que tout ce qui en découlerait. Que le grand Zeus me protège ! Je tendis la pomme à Aphrodite.

   Alors que le silence tombait autour de moi, j'entendais un grand cri de désespoir au fond de moi et la présence de la belle inconnue disparut. Je vis les yeux de Héra devenir durs comme des agates et Athéna perdit son sourire. Malgré leurs protestations, je m'étais bien aliéné deux puissantes déesses. Athéna sourit de nouveau, de façon un peu forcée, et mit la main sur le bras de Héra, comme pour l'empêcher de commettre l'irréparable. Elle me regarda d'un air étrange.
    - Que tel soit ton choix, dit-elle simplement.
   J'inclinai la tête et la déesse aux yeux pers, entraînant son aînée, se retourna comme pour s'en aller à la méthode des mortels. Mais après quelques pas, Athéna et Héra disparurent brusquement. Je me tournai vers Aphrodite, dont le sourire était toujours aussi gracieux, même s'il avait un petit air de "je le savais".
    - Elles auraient dû savoir qu'il était vain de lutter avec moi sur ce terrain-là, commenta-t-elle.
   Je constatai qu'elle ne tenait déjà plus la pomme d'or, ce qui démontrait bien, pour moi en tout cas, sa profonde inutilité. Et si j'avais refusé de choisir, arguant que c'était là tâche impossible ?
    - Tu n'aurais pas pu, répondit tout haut Aphrodite. Zeus lui-même serait venu t'ordonner de choisir et le résultat final aurait été le même, tu le sais bien, Pâris. Nulle ne peut lutter avec moi !
   Je m'efforçai de ne pas penser à ma déception en m'apercevant que ma belle inconnue en se trouvait pas parmi les trois déesses ; j'aurais voulu qu'elle soit une déesse, pour pouvoir lui vouer un culte. Mais peut-être n'avait-elle pas suffisamment de vanité pour prétendre au titre de la plus belle, même si elle aurait reçu le prix de ma main, aurait-elle été là.
   Mais une fois de plus, Aphrodite sembla lire dans mes pensées. Elle rit un peu jaune.
    - Je devrais me sentir offensée de savoir que tu m'aurais préférée une simple mortelle, qui n'est même pas celle que je te destine ! Mais après l'épisode de Psyché et de mon fils, je me suis faite une raison : ma beauté est éternelle, mais non la leur.
   Je regardais Aphrodite avec ébahissement : mon inconnue n'était donc pas la plus belle femme ? Cela me semblait impossible !
    - Attends de voir celle que je te destine, Pâris, me sourit Aphrodite. A ce moment-là, tu connaîtras d'autres beautés que celles des nymphes.
   Lorsqu'elle parla des nymphes, cela me fit me ressouvenir de ma tendre Oenone.
    - Aphrodite, je ne peux accepter ta récompense : Oenone, ma douce épouse, serait plus que fâchée de me voir lui préférer une autre femme.
   La belle déesse haussa les épaules.
    - Dans ce cas, il te fallait choisir Héra, déesse du mariage, dit-elle avec une légère note de mépris. Tu m'as choisie, Pâris, et par ce choix, tu t'es soumis à ma loi. Oublie donc tes craintes et fais-moi confiance.
   Elle me leva le menton et plongea dans mes yeux un regard qui me fit violemment battre le coeur. Soudain en moi grandit un terrible désir de voir cette inconnue dont je savais seulement qu'elle était la plus belle femme. Aphrodite rit, d'un léger rire malicieux.
    - Aie confiance, répéta-t-elle de sa voix douce. Je ne t'oublierai pas, mais avant que tu puisses avoir ta récompense, Pâris, il te faudra grandir !
   Elle me quitta sur un dernier rire, me laissant pantelant comme si je venais de participer aux Olympiades en leur intégralité.

   Mes pensées étaient confuses, si confuses que je finis par abandonner l'idée de les rassembler pour y comprendre quelque chose. Je ramassai ma flûte et repris mon chant là où je l'avais laissé. Autour de moi, tout semblait être tel que je l'avais toujours connu, sans ces présences bienveillantes qui pouvaient si vite devenir malveillantes. Mon seul regret était que la présence de l'inconnue s'était évanouie également. Je souris amèrement.
    - Eh bien, Pâris, dis-je à mi-voix, tu prétends devant une déesse que tu veux rester fidèle à ta légitime épouse, alors que tu passes ton temps à rêver d'une autre ? Oh, Aphrodite sait bien mieux que toi ce qu'il en est ! Tu n'es qu'un séducteur, Pâris, et pour le premier visage que tu trouveras plus beau que celui d'Oenone, tu abandonneras ta petite nymphe !
   L'avoir constaté ne me fit pas me sentir mieux, ni même bourrelé de remords. Certes, j'avais des remords à savoir que j'allais donner du chagrin à Oenone, mais pas assez pour m'arrêter dans mon entreprise. Quelle folie Aphrodite avait-elle donc fait germer en moi ? Que soit mille fois maudit ce jugement ! Ah ! Eris portait bien son surnom ! Grâce à elle, il y avait la discorde entre trois déesses, entre elles et moi et même, en moi-même ! Et une désagréable intuition me disait que les méfaits que cette soeur jumelle d'Arès allait créer à partir d'une simple pomme d'or n'allaient pas s'arrêter là, à ma petite personne… Que les dieux fassent que j'ai tort ! Fatigué, ne sachant plus trop où j'en étais, je me levai, rassemblai les moutons et repris le chemin de la maison. Demain serait un autre jour, avec un nouvel éclairage pour voir dans tout ce fouillis d'idées.

Texte © Azräel 2000.
Bordure et boutons The Sea Harp, de Silverhair

Silverhair