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Je n'étais pas bien âgée, mais j'avais déjà le droit d'aller partout : Apollon m'avait choisie. On avait tenté de m'expliquer ce que cela voulait dire, mais je n'avais pas compris. Ce qui m'importait, c'était la liberté que cela me donnait. Ce fut ainsi que je pus presque assister a la naissance de ma petite soeur ; je dis presque, parce qu'on ne me laissa entrer que lorsqu'elle fut née, mais je vis ma mère la recevoir pour la première fois dans ses bras.
Les naissances n'étaient pas rares dans le palais : je disais - quand l'entourage était relativement sûr - qu'il y avait une naissance par jour. C'était certes exagéré, mais vu à travers mes yeux d'enfant, ce devait être la bonne impression. Ma petite soeur n'était pas non plus la première fille - à part moi - puisqu'elle était la dix-neuvième. Mais elle était la cinquième fille de ma mère. Ma soeur aînée, Ilione, était déjà mariée, à un roi nommé Polymestor.
Je disais donc que je vis ma mère prendre sa fille, ma petite soeur, dans ses bras.
- Viens près de moi, Cassandre ! m'appela-t-elle, d'une voix fatiguée, mais satisfaite. Voici ta petite soeur, Polyxène. Que penses-tu d'elle ?
Je baissai les yeux sur la petite Polyxène. J'avais vite compris, à voir tant de nouveaux-nés, que les bébés n'étaient guère beaux à leur naissance et Polyxène ne faisait pas exception. Mais je savais que ce n'était pas ce que ma mère, Hécube, la reine, attendait de moi. Je parlais parfois du futur et tout le monde m'écoutait, parce que j'étais "aimée d'Apollon", quoi que cela signifie.
En regardant Polyxène, donc, j'attendis une vision, qui ne me déçut pas. Il apparaissait que ma petite soeur mêlerait sa vie avec la mienne. Je vis aussi autre chose que je ne compris pas ; cela m'arrivait souvent et je le gardais précieusement au fond de ma mémoire pour le comprendre plus tard.
- Nous nous entendrons bien, Mère, dis-je. Polyxène et moi serons... presque inséparables.
Ma mère sourit à cette annonce et se relaxa légèrement, comme je savais qu'elle le ferait. Inconsciemment, je ne lui disais que ce qu'elle attendait et je gardais le reste pour moi. Pourtant, je sentais, moi, que cette proximité entre Polyxène et moi serait d'une nature étrange.
Voulant fuir ces impressions, qui me faisaient peur, je quittai ma mère et errai un instant dans les couloirs, avant de me diriger vers la cour intérieure où se trouvaient mes frères. Par mes frères, j'entendais aussi mes demi-frères ; parfois, j'oubliais de quelle mère ils étaient nés et, par ailleurs, ce n'étaient pas forcément les fils de ma mère qui se montraient les plus gentils avec moi.
Hector était là, comme je l'avais prévu. A quinze ans, c'était un beau garçon que mon frère aîné, mon frère préféré, plus encore que mon jumeau, Hélénos. Autour de lui, il y avait Déiphobos, un autre fils de ma mère, Polydamas, l'ami le plus cher d'Hector - on disait qu'ils étaient nés la même nuit - et son frère Euphorbos, Coon et Agénor, deux de nos cousins, et d'autres encore. Hector était en train d'affronter Coon, l'aîné d'Anténor, qui avait épousé Théano, la soeur de ma mère. Coon était plus âgé que Hector, mais, à mon grand plaisir, ce fut mon frère qui gagna.
J'applaudis des deux mains et Hector se tourna vers moi en souriant. Il entoura ma taille de ses mains et me déposa à terre, m'évitant de faire le tour pour descendre par les marches, plutôt que de sauter de la fenêtre basse où je me tenais - et où je n'aurais pas dû être. Juste avant qu'il ne me lâchât, ma vue se troubla et je crus voir à sa place un autre jeune homme, lui ressemblant beaucoup, mais plus jeune, et se trouvant dans les champs.
Mon sourire devait s'être figé, car Hector, inquiet, se penchait vers moi.
- Petite soeur ? demanda-t-il d'un ton concerné. Tout va bien ?
Je secouai légèrement la tête, pour chasser les dernières visions, mes boucles d'oreilles d'or venant battre contre mes joues, puis je souris de nouveau à Hector.
- Tout va bien, affirmai-je avec toute la candeur dont j'étais capable. J'ai eu un éblouissement, c'est tout.
Hector me regarda avec un air de doute inscrit sur son visage honnête, mais il savait que je ne lui dirais pas la cause réelle. Il se tourna vers ses compagnons, qui ne m'avaient guère prêté attention. Euphorbos et Déiphobos mesuraient leurs forces et Agénor, quand Hector et moi nous rapprochâmes, me dédia un tendre sourire. Agénor était mon cousin favori ; contrairement aux autres, il ne me dédaignait pas, même si je n'étais qu'une fille.
Cette fois-ci, ce fut Euphorbos qui vainquit Déiphobos et Polydamas se rengorgea de la victoire de son jeune frère.
- Nous avons une petite soeur, annonçai-je à Hector, tout en suivant la lutte entre Agénor et Télestas, un de mes frères.
- Comment s'appelle-t-elle ? fit Hector sans s'étonner davantage.
- Polyxène. C'est joli, comme prénom.
- Le tien est beau aussi, Cassandre, répondit gentiment Hector en posant une main sur mon épaule. Qu'as-tu vu pour elle, petite soeur ?
Je levai la tête, me tordant légèrement le cou pour regarder mon frère. Mes yeux étaient, je l'aurais juré, emplis de terreur.
- J'ai vu un cortège effrayant qui rôdait autour d'elle, avouai-je, confiante dans la discrétion d'Hector. Mais ma présence à ses côtés la protégera.
- Alors tout ira bien, Cassandre, m'assura Hector.
- Mais il y a quelque chose dont je ne pourrai la protéger, murmurai-je alors que Hector retirait sa main de mon épaule.
Mais il n'entendit pas et je cherchai à oublier ce sombres présages en me perdant dans les yeux brillant comme des étoiles d'Agénor.
Je regardai donc Polyxène grandir. Je partageais mon temps entre mes frères - Hector, principalement - Polyxène, et le temple d'Apollon où je courais de temps en temps quand des visions si terribles envahissaient mon esprit qu'il me fallait la quiétude du temple pour me calmer.
Vint un moment où Polyxène ne me quitta plus ; je la portais quand elle se sentait fatiguée et sinon, elle trottait derrière moi, sa petite main enfouie dans la mienne. Etrangement, la tendresse d'Hector et d'Agénor à mon égard ne s'étendit pas à Polyxène, alors que d'autres de mes frères, qui ne me manifestaient que froideur, s'entichèrent de cette petite soeur aux immenses yeux innocents.
Il ne me fallut pas très longtemps pour comprendre les visions qui m'avaient tant effrayée à propos de Polyxène : ma petite soeur, si douce, si innocente, n'avait pas toute sa tête. A première vue, je me dis simplement que le feu la fascinait ; la troisième fois que j'éteignis le début d'incendie qu'elle avait déclenché, cette fascination devint pour moi trop maladive. Polyxène semblait avoir un sourire extatique quand elle voyait le feu se répandre. Mais le reste du temps, elle était si parfaitement normale, si douce, si aimante, que je n'eus pas le coeur de mettre les autres en garde contre elle. Je compris pourquoi elle et moi devions être inséparables : j'étais la seule à savoir ! Dès lors, je m'arrangeai pour ne plus la quitter du regard, l'emmenant partout avec moi, y compris au temple d'Apollon où elle avait réussi à apprivoiser les serpents sacrés.
Tout pendant ce temps, d'autres images emplissaient ma tête : le jeune homme qui ressemblait à Hector épousant une nymphe, le malheur que je voyais planter sur leur tête, les visions brèves et brutales quand je croisais quelqu'un dans le couloir... Parfois, ma tête me faisait si mal que j'avais l'impression qu'elle allait se fendre en deux, comme lorsque Héphaïstos avait fendu le crâne de Zeus d'un coup de hache pour libérer Athéna. Alors, sans lâcher Polyxène, je courais au temple supplier Apollon de m'épargner, tandis que j'entendais les prêtres murmurer que l'emprise d'Apollon sur moi devenait plus forte chaque jour.
Au palais, on faisait des préparatifs : Hector, mon grand frère tant aimé, allait prendre épouse. J'étais déjà préparée à ce fait, mais entre le savoir et le voir, il y avait toujours une différence. Lors de la cérémonie, Hécube veillant sur Polyxène, je me réfugiai près de mon ami, mon cousin Agénor.
- Allons, Cassandre, tu n'es plus une enfant, me dit-il gentiment. Il est normal que Hector se marie, tu sais. Coon est marié depuis deux ans, ta soeur Ilione a eu un fils, Déipyle, en même temps que ta mère a eu Polydoros...
- Je sais, fis-je en voyant la jeune épousée, Andromaque, marcher à côté d'Hector. C'est juste que... il faudra que je le partage avec elle, maintenant...
Je levai la tête vers Agénor et je lui souris.
- Je suis sûre que j'ai l'air très égoïste en disant cela, repris-je sans quitter mon sourire.
Mon cousin sourit à son tour, du sourire lumineux et tendre qu'il me réservait toujours, et m'entoura les épaules de son bras. Blottie contre lui, rassurée, ayant oublié tout sens des convenances, je regardai d'un oeil plus serein mon frère aîné lier sa vie à Andromaque, fille d'Eétion, roi de Thèbe. Une seule chose me troublait : pourquoi l'image des remparts de Troie était-elle omniprésente à mon esprit quand je voyais mon frère et sa jeune femme ?
Polyxène vint me rejoindre peu après, offrant à Agénor le sourire vague et innocent qu'elle réservait à ceux qu'elle ne connaissait pas beaucoup, et nicha sa main dans la mienne. Agénor se pencha, son souffle effleurant mon oreille.
- Je vois Coon qui semble me chercher. Je te laisse.
Son bras glissa de mes épaules et il se coula dans la foule, après un sourire à Polyxène et un dernier regard. Ma petite soeur ouvrit la bouche dès qu'elle vit la haute stature de notre cousin être assez loin.
- Est-ce que je me marierai aussi, Cassandre ? me demanda-t-elle en montrant Hector du doigt.
Gentiment, je lui fis rabaisser le doigt.
- Bien sûr, khelidôn (hirondelle), répondis-je en regardant Andromaque. Pour toi, père trouvera un prince, un roi digne de toi ! Oh, oui, il faudra un roi pour être digne de toi, petite soeur !
Polyxène resta silencieuse un instant et peut-être essayait-elle, dans son esprit d'enfant, de réaliser ce que je venais de dire. Puis, soudainement, elle reprit :
- Et toi ?
Sa question me décontenança et je la regardai, troublée.
- Moi ?
- Tu vas te marier aussi ?
J'eus un rire qui sonnait faux à mes oreilles.
- Non, khelidôn. Je suis destinée à Apollon et les prêtresses d'Apollon doivent rester célibataires, vierges.
- Et Agénor ? Il n'est pas roi, et il te faut un roi à toi aussi, mais tu pourrais l'épouser, non ?
La foudre tombant à mes pieds ne m'aurait pas fait plus d'effet. Je perdis toute contenance, incapable de trouver de quoi répondre, puis je finis par bredouiller la seule réplique qui me venait à l'esprit :
- Mais il est mon cousin, Polyxène !
Je n'eus pas le temps d'en dire plus. Un grande main, douce et ferme, se referma sur mon coude ; je reconnus aussitôt Agénor.
- Coon m'a appris la nouvelle : Priam veut marier Lycaste à Polydamas.
- A Polydamas ? m'écriai-je. Mais je croyais qu'il était déjà fiancé...
- Je ne parle pas du fils de Panthoos, je parle du fils d'Anténor.
Il me fallut un certain temps pour assimiler l'information : Lycaste, une de mes soeurs, allait épouser un de mes cousins ! Je sentais, à la pression des doigts de Polyxène sur les miens, qu'elle avait également compris et je me refusai à prendre l'éclat dans les yeux d'Agénor pour une lueur d'espoir. Polyxène ! Quelle sorcellerie t'habitait, quel dieu te faisait ainsi partager des fragments d'avenir ? Ô Grande Mère, protège ma soeur d'elle-même !
Ce soir-là, j'eus beaucoup de mal à m'endormir ; j'étais restée près de Polyxène jusqu'à ce que son souffle devienne régulier, lui chantant de vieilles berceuses que Pyrgo, notre nourrice, m'avaient apprises. Maintenant, allongée sur ma couche, je regardais le plafond, agitée par deux idées : la nouvelle du mariage de Polydamas, fils d'Anténor, et de Lycaste, ainsi que la peine que Agénor avait prise de me l'annoncer, et, d'autre part, les images étranges qui s'imprimaient avec violence dans mon esprit, m'empêchant de réfléchir calmement. Pourquoi avais-je donc l'impression de me trouver entourée de trois femmes magnifiques, à l'éclat divin, alors qu'au fond de moi, je savais bien être seule dans ma chambre ? Finalement, lasse de lutter, j'allais me lever pour me rendre au temple d'Apollon, comme cela m'était déjà arrivé, même si cela me répugnait d'abandonner Polyxène au coeur de la nuit. Mais, alors que ma main se posait déjà sur la poignée de la porte, il me sembla qu'une voix m'appelait doucement :
- Cassandre ! Cassandre !
Quel pouvoir pouvait avoir la voix d'Agénor, que mon esprit enfiévré entendait partout et inventait, pour calmer une vision d'Apollon ? Je ne savais, mais je regagnai mon lit et je me détendis, acceptant d'accueillir cette vision qui me hantait tant. J'eus l'impression que mon âme se désolidarisait de mon corps, en un grand déchirement douloureux...
Texte © Azräel 2000.
Bordure et boutons The Sea Harp, de Silverhair
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