Ravenlord

Chapitre V : Le protecteur

Loyal guardian, by Russ Docken
Loyal guardian
Copyright © Russ Docken

   Quand Ravenlord reprit conscience pour la première fois, il vit vaguement une silhouette à la chevelure rousse. Dans une sorte de délire, il balbutia :
    - Lupa...
   Une main douce repoussa les cheveux noirs qui se collaient sur son front et il referma les yeux.
   La fois suivante, ses idées étaient plus claires. Il vit clairement Lupa et, un peu en retrait, Raven. Lupa avait un air hanté et son visage était pâle et tiré.
    - Lupa ! fit-il en la saisissant par le poignet. Que se passe-t-il ?
   Elle secoua la tête, refusant de répondre.
    - Lupa ! la pressa Ravenlord en se redressant.
    - Repose-toi, Lobezno, dit-elle d'un ton triste. Tu as été gravement blessé et tu as perdu beaucoup de sang.
    - Lupa, je vais parfaitement bien. Dis-moi quel est le problème.
   Elle détourna la tête.
    - Les Aigles..., avoua-t-elle enfin d'une voix étranglée. Ils ont envoyés certains de leurs hommes dans la forêt. Ils tuent mes loups ! Ils tuent mes loups et m'affaiblissent....
   Avec douceur, Ravenlord attira Lupa contre lui et Raven remarqua ses mouvements malhabiles avec une certaine fascination. Ce fut à ce moment-là que le métamorphe parut s'apercevoir pour la première fois qu'il était sous forme humaine.
    - Comment se fait-il que je ne sois plus loup ? s'étonna-t-il.
    - Elle vous a forcé à reprendre votre forme naturelle, expliqua Raven, tandis que Lupa enfouissait sa tête contre l'épaule de Ravenlord. C'était plus facile pour que je puisse l'aider à vous soigner.
   Ravenlord hocha vaguement la tête et, gardant toujours un de ses bras autour des épaules de Lupa, il tendit la main pour attraper sa tunique que les jeunes femmes avaient dû enlever pour le soigner.
    - Non ! fit Lupa en relevant la tête. Tu es trop fatigué pour cela, Lobezno !
   Ravenlord repoussa gentiment la jeune fille et enfila sa tunique par-dessus les bandages, puis sourit.
    - Un peu d'exercice me fera le plus grand bien.
   Il se leva, acheva de s'habiller et sortit du "terrier" qu'il reconnaissait. Sitôt dehors, il allait prendre sa forme quadrupède quand il s'aperçut que Raven l'avait suivi.
    - Reste avec Lupa, Raven. Elle va avoir besoin d'une présence amicale dans les heures qui vont venir.
   Raven secoua la tête.
    - Elle vient de me demander expressément de vous suivre et vous retenir au cas où vous en feriez trop.
    - Et que feras-tu quand tu te trouveras face à un loup enragé par la volonté de venger les siens ? Tu ne peux rien faire pour moi, Raven. Par contre, Lupa a besoin de toi.
    - Je crains plus un esprit qu'un métamorphe. Je viens avec vous.
    - Ne t'a-t-on donc rien appris ? Ladybee t'a raconté mon histoire, m'as-tu dit. Au vu de ta réaction à mon égard, je suppose qu'elle ne t'a parlé que de cette punition exagérée que j'ai subie. Mais n'as-tu donc trouvé sur ton chemin personne qui te raconte la véritable histoire de Corax Lobezno Ravenlord ?
   Raven secoua de nouveau la tête.
    - Si vous voulez parler de cette rumeur comme quoi vous vous êtes battu jusqu'à l'épuisement contre une créature surgie de nulle part et que vous avez échoué, si, je la connais.
    - Raven, il fut un temps où même les esprits me craignaient, moi, simple métamorphe !
    - Vous êtes l'un des plus grands métamorphes vivants, objecta Raven.
    - Non. Ton fiancé, Mynahlord, est bien plus puissant que moi. De toute façon, ne discute pas : je serai sous forme de loup à longueur de temps et je n'aurai aucun moyen de communication avec toi.
   Sur ces mots, il se détourna, se glissa dans la peau du loup et s'éloigna au petit trot. Sans hésiter, Raven lui emboîta le pas. Ravenlord soupira, mais continua sa route sans se retourner.
   Son odorat lui signalait une odeur de sang toute proche et il accéléra le pas pour éviter - si possible - cette vue à Raven. Il trouva une jeune louve gisant sur le flanc, près d'un autre loup, mort. Ravenlord s'approcha doucement de la louve, lui donna un coup de langue pour la rassurer, puis repartit pour empêcher Raven d'effrayer la louve blessée. Il reprit forme humaine et arrêta la jeune fille.
    - Une louve est là, blessée, près de son mâle mort. Je veux que tu aides la louve à aller près de Lupa, qui pourra la soigner. Je n'ai pas de temps pour m'occuper d'elle. Te souviens-tu du chemin ?
    - Oui, mais...
    - Pas de mais, Raven. Une fois que la louve sera près de Lupa, tu reviendras. Il y aura certainement d'autres blessés.
   Sans attendre la réponse de Raven, Ravenlord, reprenant sans peine sa forme de loup, retourna près de la jeune louve ; il l'avertit qu'une humaine allait l'aider à retrouver l'esprit des loups. Il encouragea gentiment la louve à se redresser et Raven s'approcha à son tour, l'aidant à rester debout. Ravenlord les regarda faire quelques pas, puis s'éloigna à son tour.
   Il marquait sa piste, qui conduisait infailliblement à des loups blessés, qu'il avertissait de l'arrivée imminente d'une humaine amie de Lupa. Les loups marquaient plus ou moins leur désaccord avec un tel procédé, surtout après avoir été blessés par des humains, mais Ravenlord leur faisait bien comprendre qu'ils n'avaient pas le choix. Certains d'entre eux lui donnèrent des renseignements sur les hommes à la solde des Aigles qui massacraient les loups et Ravenlord apprit bientôt qu'il n'y avait pas la moindre trace de métamorphe parmi eux. C'étaient des hommes "normaux", des faibles, comme disaient souvent les autres magiciens en général. Mais ces faibles étaient majoritaires parmi les hommes.
   Tout en trottant vers le prochain loup blessé, Ravenlord réfléchissait sur ce phénomène : depuis le début, il se demandait comment les Aigles avaient pu pénétrer dans le domaine des loups et maintenant, il se rappelait que les normaux pouvaient entrer dans tous les domaines sans le moindre problème, car les métamorphes - et les animaux eux-mêmes - les reconnaissaient tout de suite. Les Aigles avaient accompli la dernière fourberie possible, la première interdiction parmi la loi métamorphe : s'allier avec des normaux pour se retourner contre d'autres métamorphes.
   La question était : comment les normaux avaient-ils réussi à pénétrer dans le territoire des loups sans que Lupa et lui-même - il ne comptait pas Raven, puisqu'il ne savait pas quelle était sa sensibilité à ce sujet-là - s'en aperçoivent. Ce n'était pas normal. Que les Aigles se soient alliés avec des normaux, cela lui paraissait presque comme allant de soi, puisqu'il savait déjà qu'ils comptaient utiliser l'appel de la tombe ; ils auraient présidé à la cérémonie, pour que Raven croie retrouver son père, mais auraient en fait ressuscité quelqu'un d'autre, puisqu'il était impossible d'invoquer l'appel de la tombe "à vide".
   Tout à ses pensées, il faillit heurter le groupe de normaux ; à la dernière seconde, il se coula sous un taillis, mais l'un des hommes l'avait aperçu et il donna le signal à ses compagnons. Aussitôt, ce fut la chasse ; Ravenlord, sous sa forme quadrupède, était plus rapide, mais les normaux étaient plus nombreux et étaient armés. Aussi le métamorphe comprit-il que la fuite n'était pas une solution. Il fit brusquement volte-face et bondit à la gorge de l'attaquant le plus proche. Celui-ci, surpris, fit un pas en arrière, battit l'air de ses bras et s'effondra dans un grand cri.
   Ses camarades rebroussèrent chemin ou accoururent, uniquement pour le trouver mort. Près du cadavre se tenait un grand loup noir, le poil hérissé, les babines retroussées sur des crocs impressionnants. Ravenlord avait quasiment tout oublié. Il avait dans la bouche le goût du sang et cela appelait en lui l'envie de tuer. Sans laisser le temps aux normaux de réagir, il passa de nouveau à l'attaque.
   Les normaux, bien que peu rassurés par l'aspect et la férocité de ce loup, ne reculèrent pas : ils venaient juste de massacrer une dizaine de loups, ce n'était pas un mâle plus gros que les autres et plus agressif qui allait leur faire peur. Ils ne surent probablement jamais que leur entêtement leur coûterait la vie : s'ils avaient fui, peut-être Ravenlord les aurait épargnés. Mais ils firent front et ils le payèrent de leur vie.
   Pourtant, Ravenlord ne perdit jamais tout à fait la tête dans le carnage : à chaque fois qu'il refermait ses mâchoires, il songeait à un maître corbeau ou à un maître loup tué par Fuchslord, il songeait à un malheureux loup innocent qui avait été massacré sur ordre des Aigles parce que leur territoire était devenu son refuge, à lui, Ravenlord. Malgré tout, l'odeur du sang cachait tout le reste et commençait à oblitérer toutes ses pensées cohérentes.
   Néanmoins, quand un cri étranglé résonna dans la forêt, appelant son nom, Ravenlord se figea. Le dernier normal encore en vie s'enfuit comme il put, ne cherchant qu'à s'éloigner de ce diable incarné dans un loup. Le cri se fit entendre de nouveau et cette fois-ci, Ravenlord identifia avec sûreté la voix de Raven et l'endroit d'où l'appel provenait.
   Ramené à la réalité par ce cri, il s'arracha sans effort au carnage et s'élança aussitôt dans la direction du cri. Raven était aux prises avec deux normaux, tandis que le loup blessé qu'elle s'efforçait de ramener au terrier de Lupa se défendait comme il le pouvait contre un troisième assaillant. Soudain, un boulet de canon noir surgit des fourrés et se jeta sur l'agresseur le plus proche de la jeune fille. Celui-ci, surpris, n'eut pas le temps de réagir : il se retrouva plaqué au sol par une masse grondante et couverte de sang.
   Relevant brièvement la tête, Ravenlord put constater, à travers des vapeurs rouges qui lui embrumaient l'esprit, que Raven faisait tout son possible pour protéger le loup blessé, s'exposant elle-même imprudemment. Il bondit à nouveau, la gueule béante et le deuxième assaillant, le plus menaçant, fut également mis hors combat. Le troisième, plus prudent que ses confrères, remarqua bien le nouveau combattant qui venait de faire irruption et battit prudemment en retraite. Ravenlord allait le poursuivre quand un appel de Raven le figea sur place.
    - Corax ! Le loup !
   Il tourna la tête et vit son semblable quadrupède chanceler avant de s'effondrer lourdement. Il revint sur ses pas et, ce faisant, reprit forme humaine. Sans se soucier de l'exclamation à moitié étouffée de Raven - sans doute à cause de tout le sang qui le couvrait - il s'agenouilla près du loup blessé. Il n'eut pas besoin de l'examiner longuement. Glissant avec précaution ses bras sous le corps haletant, il le souleva de terre et l'emporta vers le terrier de son pas souple, semblant porter les quatre-vingts kilos du loup sans le moindre problème.

   Lupa était dans son terrier, entourée par les loups blessés. Elle était toujours aussi pâle, mais cela ne l'empêchait pas de se dépenser sans compter pour soigner les loups, lesquels la gratifiaient régulièrement d'un coup de langue sur le visage. Son beau visage s'assombrit légèrement quand elle vit arriver Ravenlord avec un autre loup dans les bras. Sur l'instant, elle ne vit que le loup, puis, alors qu'elle relevait la tête pour questionner le métamorphe sur les dernières nouvelles, elle resta la bouche ouverte devant le sang qui couvrait les vêtements de cuir noir.
    - Ce n'est rien, la rassura aussitôt Ravenlord. Raven, reste ici, à aider Lupa. Je repars.
   Mais Lupa se leva et le retint.
    - Non, dit-elle en plongeant ses yeux d'or dans les siens. Tu en as fait assez.
   Il secoua la tête.
    - Pas question ! Les normaux rôdent encore dans la forêt, il faut que j'aille les chasser.
    - Les loups sont prévenus maintenant et se cachent.
   Comme elle voyait bien que Ravenlord allait s'entêter, elle ajouta d'une voix plus basse, pour que Raven ne puisse pas entendre :
    - Si Raven reste ici avec moi, qui t'empêchera de répondre à l'appel du sang ?
   Ravenlord se figea ; il lui sembla que sa vue se brouillait de rouge et que sa respiration se faisait courte. Lupa posa sa main sur son bras.
    - Non, Lobezno, dit-elle doucement. Le carnage est fini, le chasseur doit céder la place au guérisseur.
   Lentement, sa vue s'éclaircit et il prit une longue respiration. Puis il ferma les yeux, le cœur au bord des lèvres. Désespéré, il songea qu'une fois de plus, il avait failli se perdre dans l'envie de meurtre. Lupa amena doucement sa main à la hauteur de son visage, essuyant quelques traces de sang qui le maculait.
    - Va te nettoyer un peu, reprit-elle. Je suis là, maintenant.
   Il obéit comme un enfant. Quand il revint, Raven, épuisée, s'était endormie sur place, parmi les loups, tandis que Lupa continuait à se traîner pour soigner ceux qui restaient. Ravenlord s'assit et entreprit de recoudre une vilaine blessure qu'il portait au bras. Lupa releva un bref instant la tête et le regarda faire ; le visage renfermé ne laissait pas voir la moindre souffrance alors que l'aiguille chauffée perçait ses chairs.
   Même s'il sentait son regard, il continua sa tâche jusqu'au bout, puis seulement, il la fixa de son unique oeil. Le mince visage de la jeune fille était tiré et fatigué. Il se releva à moitié et l'attira gentiment à lui.
    - Repose-toi, Lupa, dit-il gentiment. Tu es si fatiguée que tu n'es plus bonne à rien.
    - Il reste des loups à soigner et à rassurer, murmura-t-elle d'une voix étouffée.
   Il la berça contre lui, avec les mouvements maladroits de quelqu'un peu habitué aux contacts humains, et la força doucement à poser sa tête contre son épaule.
    - Dors, petite louve, chuchota-t-il.
   Quelques instants plus tard, il sentit que le corps de Lupa se faisait plus lourd contre lui et il souleva de terre avec précaution, pour aller l'allonger sur la fourrure rousse, entre deux loups, qui relevèrent brièvement la tête en l'entendant arriver.
   Ceci fait, il s'occupa lui-même des loups blessés. Il tâta expérimentalement la terre du terrier ; partout, c'était la même souillure, si prononcée qu'elle lui retournait l'estomac. Il renonça à trouver un endroit préservé et se releva, regardant autour de lui, son unique oeil d'un bleu-vert sombre brillant d'une lueur étrange. Quelques loups le suivaient du regard et ne montrèrent pas le moindre étonnement en le voyant prendre sa forme quadrupède. Sachant le terrier bien gardé, Ravenlord s'éloigna tranquillement au petit trot.
   Malgré les assurances de Lupa comme quoi les loups étaient avertis et se cachaient, Ravenlord n'était pas tranquille : les Aigles étaient têtus de nature et ce n'étaient pas quelques loups qui allaient les arrêter ! Ils voulaient l'atteindre, lui, Ravenlord, pour avoir percé leurs plans - alors qu'il n'en avait pas compris la moitié - et sans doute aussi, d'après ce que lui avait dit Fuchslord, parce qu'il leur était utile.
    - Je ne veux pas que les loups paient à ma place, songea amèrement Ravenlord.
   Son intuition s'avéra juste une fois de plus : les normaux qui avaient eu affaire à lui avaient bel et bien quitté le domaine, mais d'autres rôdaient ; il était même peu probable que leurs camarades les aient alertés. Cette fois-ci, son apparition en loup enragé ne leur fit pas la même impression. On aurait même cru qu'ils y étaient parfaitement insensibles. Cependant, après la première attaque, leur impassibilité se fissura quelque peu.
   Pendant ce temps, Ravenlord s'efforçait de garder en mémoire de façon très claire son but : protéger Lupa, Raven et les loups, pas faire un bain de sang. Cependant, parfois, un voile rouge s'abattait sur ses yeux et il se sentait près de perdre le contrôle de lui-même. A chaque fois, il fut sauvé par une vision de Lupa dont les yeux d'or le regardaient d'un air triste.
   Ainsi, pendant que les jeunes filles dormaient, Ravenlord arpentait la forêt, chassant tout indésirable. Une fois qu'il fut bien sûr que tous les normaux avaient disparu, il entreprit de faire disparaître toute trace des carnages qui avaient eu lieu. Les loups morts, ainsi que les humains qu'il avait lui-même tués, furent soigneusement enterrés et ce fut d'un pas fatigué qu'il retourna vers le terrier.
   En chemin, il s'arrêta à un ruisseau où il se nettoya sommairement du sang et de la terre qui le couvrait. Il en profita pour passer dans ses cheveux ses doigts mouillés, afin de les faire tenir en arrière. Il fut plus précautionneux pour ses blessures, qu'il lava avec soin et, en ôtant la saleté de ses vêtements de cuir, il remarquait avec tristesse tous les accrocs qu'il y avait, depuis vingt ans qu'il n'avait pas quitté ses vêtements, puisque jamais - ou presque - il n'avait repris sa forme humaine.
   Quand Lupa ouvrit les yeux, elle était baignée d'une douce chaleur, due aux loups qui étaient allongés près d'elle. Elle se redressa sur les coudes, apercevant Ravenlord, tête penchée, raccommodant patiemment un accroc à sa tunique, sa cape fourrée jetée sur les épaules. Elle remarqua presque aussitôt les cheveux encore mouillés.
    - Lobezno, tu m'as désobéi, lui reprocha-t-elle en se levant.
   Ravenlord releva la tête et son oeil bleu-vert l'examina avec attention ; son visage était plus reposé et la douleur sourde dans ses yeux avait disparu.
    - Tu ne m'avais pas interdit de sortir, que je sache, répondit-il calmement en reprenant son ouvrage.
    - Tu comprends très bien ce que je veux dire.
    - Exact. Je suis ressorti, pour achever ce que j'avais commencé et rendre un dernier hommage aux loups tombés par ma faute. Quel mal y a-t-il à cela ?
   Lupa ne répondit rien ; elle venait de s'apercevoir que les loups qui l'entouraient ne portaient plus la moindre blessure. Elle se releva d'un bond et prit le visage de Ravenlord entre ses mains. La fatigue dans l'oeil bleu-vert, les ombres plus profondes encore, lui firent comprendre que le métamorphe avait fait quelque chose qu'il n'aurait pas dû faire.
    - Qu'as-tu fait, Lobezno ? Qu'as-tu fait ?
   Il ferma à demi les yeux et se dégagea, comme s'il ne pouvait pas supporter le léger contact de ses mains sur ses joues.
    - J'ai fait appel à la magie de la terre, répondit-il simplement.
    - La terre était souillée... Tu ne pouvais pas...
    - Bien sûr que si, je pouvais. Il suffisait que je prenne la souillure sur moi.
   Lupa le secoua si fort qu'il grimaça de douleur à cause de la pression de sa main sur une blessure fraîche.
    - Il n'y a rien de plus dangereux, Lobezno ! gronda-t-elle.
    - Si : l'appel de la tombe, rétorqua Ravenlord avec un demi-sourire.
   Comme incapable de le croire, Lupa plongea ses doigts dans la terre et sentit qu'une partie de la souillure avait disparu.
    - Lobezno, je sens la différence. Combien en as-tu pris ?
   Il secoua la tête.
    - Je ne sais pas. Suffisamment pour me permettre de guérir les loups, c'est tout ce qui m'intéressait.
   Dans son coin, Raven remua et Ravenlord fit signe à Lupa de changer de sujet.

   A son réveil, Raven trouva Ravenlord assis, occupé à raccommoder ses vêtements, et Lupa caressait machinalement un loup qui avait posé son museau sur ses genoux. La jeune fille aux longs cheveux noirs éprouva une certaine surprise en remarquant que tous les loups étaient en bonne santé.
    - Sans doute n'a-t-elle pas entendu parler de la magie de terre, songea Ravenlord en l'observant. Pour un maître oiseau, c'est normal, mais théoriquement, les métamorphes connaissent au moins les effets des autres magies. Peut-être qu'elle ne sait pas que l'on peut surpasser la souillure.
   Ravenlord annonça calmement sa décision d'attendre un peu avant de quitter le territoire des loups, pour être sûrs qu'ils ne reviendraient pas s'attaquer à Lupa. L'esprit des loups lui fit remarquer que cela laissait le temps aux Aigles d'organiser les recherches et les pièges pour les capturer dès qu'ils sortiraient du territoire des loups. Ravenlord haussa les épaules.
    - De toute façon, ils savent déjà que je vais la ramener à sa mère. Fuchslord n'est pas totalement imbécile : il sait très bien que si je suis là, c'est parce que Ladybee me l'a demandé. Autrement, jamais je n'aurais su que Raven avait… disparu. Ils doivent se douter que Ladybee est impatiente de retrouver sa fille, après six mois sans l'avoir vue.
    - Et que ferez-vous après m'avoir rendue à ma mère ? demanda Raven d'un ton légèrement agressif.
    - Je reviendrai ici pour mettre un terme à leurs activités et découvrir qui est l'homme derrière le masque d'aigle, répondit Ravenlord avec un ton d'évidence.
   Lupa secoua la tête avec l'air de le désapprouver. Raven resta silencieuse.
    - Et en attendant de sortir, nous faisons quoi ? On joue avec les loups ? fit-elle insolemment.
   Le regard que lui jeta Ravenlord n'avait rien d'aimable.
    - Si toi, tu as des doutes sur ton père, moi, je vais finir par avoir des doutes sur ta mère, grogna-t-il à mi-voix. Je n'aurais jamais cru que Ladybee élèverait sa fille avec autant de mauvaises manières !
    - Il y en a peut-être qui viennent de mon… de celui que je croyais être mon père, rétorqua Raven d'un ton fruité.
   Exaspéré, Ravenlord se leva, enfila sa tunique qu'il venait de finir de raccommoder et réajusta sa cape sur ses épaules.
    - Je vais voir Krähe, dit-il. Cela me changera les idées des loups.
    - Non, l'interrompit Lupa. Tu emmènes Raven avec toi, où que tu ailles.
   Le ton était inflexible et Ravenlord comprit bien qu'il serait inutile de discuter.
    - C'est une punition pour ce que j'ai fait ? interrogea-t-il d'un ton qui se voulait léger. Allez rendre service aux gens, avec ça !
    - C'est pour t'habituer à sa présence pour le chemin du retour, répondit Lupa. Tu m'en seras reconnaissant plus tard.
    - Pas si sûr ! lança Ravenlord en s'éloignant à grands pas, suivi par une Raven silencieuse.
   Quelques pas plus loin, la jeune fille, caressant presque distraitement les plumes de Rabe, lui demanda :
    - Me considérez-vous vraiment comme un fardeau ?
   La voix n'était plus agressive, mais timide. Ravenlord se tourna vers elle et haussa les épaules.
    - Ça dépend des moments, fit-il pour toute réponse.
    - C'est drôle, reprit Raven, rêveuse. Moi, je vous admire, et vous, vous me détestez presque. Vous êtes aussi bourru avec tous vos admirateurs ?
    - Je n'ai pas beaucoup d'admirateurs, en fait. Et la plupart d'entre eux sont quadrupèdes ou volent. Mais si tu veux une réponse à ta question, voici de quoi réfléchir : "Suis, on te fuit ; fuis, on te suit".
    - Qu'est-ce c'est ?
    - Une maxime que m'a apprise mon père. J'ai trouvé qu'elle s'avérait vraie la plupart du temps.
    - Alors si je fuyais, vous me suivriez ?
    - Pour te rattraper et te tirer les oreilles, certainement. En éprouvant de l'admiration, j'ai des doutes.
    - Et que faudrait-il faire pour gagner votre admiration ? s'entêta Raven.
   Cette fois-ci, Ravenlord s'arrêta net et la regarda longuement.
    - D'abord, cesser de m'abrutir de questions, répondit-il de son ton rogue. Ensuite, trouve toi-même. Cela forcera mon admiration plus encore que si je te l'ai dit.
   Elle soutint son regard, puis risqua :
    - Je peux poser une dernière question ?
    - Est-ce que cela changera quelque chose si je réponds non ? soupira Ravenlord.
    - Est-ce que vous me détestez parce que je suis la fille de Ladybee sans être la vôtre ?
   Les yeux de Ravenlord se rétrécirent et Raven crut un instant qu'il allait la frapper.
    - Non, petite, dit-il enfin dans un nouveau soupir. Non, c'est juste que... je ne suis plus habitué à la présence humaine. Lupa et Krähe ne sont pas vraiment humaines et c'est pour cela que je les comprends. Toi, je n'y arrive pas. C'est tout. Tu ne serais pas la fille de Ladybee, ça ne changerait rien.
   Raven hocha la tête et ils reprirent leur chemin dans le terrier. Krähe se matérialisa soudain devant eux sous la forme d'une vieille corneille.
    - Eh bien ! apostropha-t-elle Ravenlord. Tu en as mis du temps à venir me voir !
   Le métamorphe soupira.
    - J'avais quelques petits détails à régler avant, fit-il de mauvaise grâce.
    - Tels que ?
    - Tels que permettre à Lupa de survivre en éliminant les normaux qui massacraient les loups ; ensuite, soigner les loups et enfin, me soigner moi-même.
    - Je vois, fit Krähe en plissant les yeux.
    - Krähe, que se serait-il passé si Lupa était morte ?
    - Les loups et maîtres loups auraient été sans esprit pendant tout le temps nécessaire à un nouvel esprit pour naître, plus le temps que ce nouvel esprit soit au fait de son "travail".
   Ravenlord eut une inspiration :
    - La jeune fille sans nom chez toi ! C'est le futur esprit des corbeaux ?
    - Naturellement. Je pensais que tu l'avais déjà compris. Les esprits ne sont pas immortels, Corax. Seule leur mémoire est immortelle. Quand je mourrai, la jeune fille prendra mon nom et recevra ma mémoire, ainsi que celle de tous les esprits des corbeaux qui m'ont précédée.
    - A quoi reconnaissez-vous un esprit ?
    - A la pureté de sa ligne. Pour faire simple, c'est une métamorphe de première génération, au fort pouvoir. Ton père aurait pu être un esprit des corbeaux, s'il avait été une femme, naturellement.
    - Oh... Depuis combien de temps Lupa est-elle l'esprit des loups ?
    - Depuis très peu, Corax. L'ancienne Lupa est morte en même temps que le premier maître loup tué, Lukê Araña Ladycub. Elle était si vieille qu'elle n'a pas supporté la haine qui a accompagné le geste.
    - C'est pour cela que Lupa est si affaiblie ? Elle a subi en très peu de temps la mort de tous les maîtres loups et celle de ses loups !
    - Oui.
   Krähe le regarda avec une sorte d'affection.
    - Va la retrouver, Corax. Elle a besoin de ta présence et de la sympathie dont tu fais preuve à son égard. Même si tu es avant tout corbeau, l'esprit loup est très fort chez toi aussi. Tu es le gardien loup, Corax. Et pour le moment, tu dois garder à la fois l'esprit des loups et cette jeune fille qui t'accompagne.
   Ravenlord inclina la tête sans répondre. Alors qu'il s'éloignait, Krähe ajouta plus bas :
    - Et garde-toi aussi.

Texte © Azraël 2000.
Loyal guardian. Copyright © Ross Docken
Alphabet pour le titre Mythos, de Elon
Bordure et boutons Raven, de Silverhair

Silverhair