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Chapitre IV : La révélation
Raven drow
Copyright © April Lee
Si Ravenlord était calme, Raven jetait de temps en temps des regards nerveux à son compagnon. Elle refusait d'avouer tout haut qu'elle avait peur, mais quand elle glissa timidement sa main dans celle de Ravenlord, le métamorphe tourna la tête vers elle et vit la peur dans ses yeux clairs. Il lui sourit et serra doucement les doigts fins blottis dans sa grande main. Sans qu'aucun son en sorte, ses lèvres dirent :
- Je suis là.
Et Raven comprit.
Au moment d'arriver dans la grande pièce dont Ravenlord voyait la porte ouverte, il dégagea doucement sa main et reprit son air fier et dédaigneux, son air de vieil homme aigri après vingt ans d'exil. Comme il s'y attendait, l'homme au masque d'aigle alla s'asseoir dans le grand fauteuil à haut dossier qui présidait la longue table devant laquelle ils furent quelque peu brutalement poussés. Au début, le chef des Aigles ne prêta pas la moindre attention à Ravenlord.
- Eh bien, chère Hierax, dit-il doucement. Tu t'allies avec notre plus dangereux ennemi, maintenant ? Et tu le délivres, même, à ce que je vois, ajouta l'homme en constatant que Ravenlord ne portait plus ses fers.
- Quelle magnifique comédie ! lança Ravenlord en prenant un siège sans attendre d'y être invité. Je m'y serais presque fait prendre. Pour votre information, cher masque, cette jeune fille ne m'a en rien aidé : j'avais déjà enlevé mes fers. Je n'ai pas besoin d'une ravissante espionne pour faire cela.
Un instant, il crut que son stratagème avait pris.
- Hierax ? fit le chef, un peu dérouté.
- Que voulez-vous que je vous dise ? fit la jeune fille d'un ton vexé. Si vous ne me faites pas confiance, comment voulez-vous que j'arrive à quelque chose ? Cet homme était déjà libre quand je suis arrivée.
- Lui as-tu extorqué des informations ?
- Je n'ai pas eu le temps, grogna Raven.
- N'est-ce pas merveilleux ? s'exclama Ravenlord, apparemment enchanté. Admirez l'art consommé avec lequel ils jouent cette pièce pourtant cent fois répétée ! Mon pauvre masque, j'ai été exilé vingt ans ; vous croyez peut-être qu'après vingt ans de solitude, on est porté à faire confiance au premier joli minois venu ? Quand il est pratiquement évident que le joli minois en question est libre de circuler à sa guise dans cette forteresse ? Vous m'excuserez, cher masque, mais votre piège était trop grossier !
- Ne m'appelez pas "masque" ! hurla l'homme. Je suis le chef des Aigles !
- Désolé, je n'avais pas compris, répondit insolemment Ravenlord.
Le chef des Aigles dut faire un grand effort sur lui-même pour rester calme.
- Je vois..., murmura-t-il entre ses dents serrées. Tu me provoques, Ravenlord, pour que je te tue tout de suite, sans souffrances ! Certainement, tu sais déjà la raison de ta présence ici, tu sais pourquoi nous te gardons vivant. J'ignore qui t'a informé de nos projets, mais tu ne vivras pas assez longtemps pour prévenir qui que ce soit !
Ravenlord haussa les sourcils.
- Très intéressant... Cher masque, vous passez d'un extrême à l'autre. D'abord, vous me sous-estimez grossièrement et voilà que maintenant, vous me surestimez ! De plus, ajouta-t-il en se levant et en s'approchant de l'homme au masque, il y a une chose que je n'aime pas : j'ai horreur que des individus comme vous se montrent familiers avec moi ! rugit-il en lançant son poing dans la figure du chef.
Aucun des gardes n'eut le temps de réagir ; au moment où Ravenlord fut enfin maîtrisé, le chef des Aigles avait déjà reçu deux ou trois coups sans pouvoir les parer. En se relevant, il essuya le mince filet de sang qui coulait sur son menton.
- Tu me paieras cela, Ravenlord ! jura-t-il.
- Quand tu voudras, masque. Je suis à ta disposition à toute heure du jour et de la nuit.
Le chef des Aigles s'approcha de Ravenlord et lui souffla en plein visage :
- Mais cette fois-ci, la monnaie sera de sang !
- Alors j'ai déjà payé, rétorqua paisiblement Ravenlord en indiquant du menton la petite tache de sang tombée sur le sol dallé.
- Ce sera ton sang, Ravenlord ! cracha le chef. Ramenez-les dans leur prison ! lança-t-il à ses gardes. Ce sera suffisant pour le moment. Nous verrons la suite plus tard.
Les gardes ne posèrent aucune question et enfermèrent Raven avec le métamorphe, enchaînant soigneusement leurs pieds et les mains pour qu'ils ne puissent pas s'échapper par le passage secret dont ils soupçonnaient l'existence, puisque Raven avait réussi à rejoindre le prisonnier.
- J'ai bien peur qu'ils n'aient pas cru que j'étais leur alliée, murmura amèrement Raven.
- Ce n'est pas grave. Raven, il y a quelque chose que vous ne m'avez pas dit, n'est-ce pas ? Que vous a promis le chef des Aigles pour que vous vous joigniez à eux ? Que vous a-t-il promis pour se faire pardonner de la mort de votre père ?
- Il m'a dit qu'il le ressusciterait, répondit Raven tout bas.
- L'appel de la tombe ? Oh non, non...
Ravenlord semblait effondré par cette révélation ; on aurait dit qu'une lourde charge venait de s'abattre sur ses épaules, une culpabilité dont il n'avait jamais réussi à se débarrasser. Il enfouit sa tête entre ses mains et Raven eut l'impression qu'il était en train de pleurer. Aussitôt, elle fut à ses côtés et l'entoura de ses bras.
- Que se passe-t-il ? Corax ?
- Vingt ans d'exil... en expiation... pour rien ! hoqueta Ravenlord entre ses mains.
Ne comprenant pas cette peine soudaine, Raven se tut et se contenta de le bercer gentiment contre elle. Pour Ravenlord, privé de tout contact humain depuis vingt ans, c'était comme une nouvelle expérience. Mais il ne s'attendrit pas longtemps et, quelques instants seulement après que Raven eut mis ses bras autour de lui, il se dégageait gentiment. Son oeil mort semblait exprimer une certaine tristesse, alors que l'oeil droit avait retrouvé sa froideur habituelle.
- Pas d'effusions, Raven, dit-il d'une voix basse. Ils vont bientôt venir nous chercher une deuxième fois.
La prédiction de Ravenlord devait s'avérer juste, car au moment où il finissait sa phrase, ils entendirent une clef tourner dans la porte et un garde leur fit signe de venir.
Le chef des Aigles les attendait, un sourire affable aux lèvres.
- Chers invités ! les accueillit-il avec un ton enjoué. Je suis si content de vous revoir !
- Le plaisir n'est pas partagé, rétorqua calmement Ravenlord.
- Asseyez-vous, continua le chef, sans se soucier de l'interruption.
On aurait dit un grand seigneur accueillant des invités de marque, sauf que les invités en question portaient de lourds fers aux poignets.
- Si nous parlions de nos projets ?
- Si on mettait bas les masques ? riposta Ravenlord.
Le chef émit un petit rire.
- Curieux, cher ami ? Hierax, mon enfant, tu as l'air pâle et apeurée. Souhaites-tu quelque chose pour te sentir mieux ?
Raven, laissant tomber toute prétention de jouer le rôle de son alliée, se serra contre Ravenlord et secoua la tête en dénégation.
- A ton gré, chère enfant. N'est-ce pas touchant, de voir le père et la fille ainsi ? ajouta-t-il d'un ton léger.
La réaction des deux intéressés fut très différente : Ravenlord ne broncha pas, alors que Raven se redressa brutalement, comme électrisée.
- Mon père ? Non, jamais ! Impossible...
- Allons, enfant, tu ne connais pas les faits entourant ta naissance, continua le chef des Aigles du ton affable qu'il avait adopté depuis le début. Tu as dix-neuf ans, Hierax ; il y a vingt ans, Ravenlord fut exilé. Ta mère et lui étaient fiancés ; pourquoi crois-tu que Melitta Avispa Ladybee s'est mariée si rapidement après le départ de son fiancé en exil, sinon pour donner un père à sa fille ?
Ravenlord, toujours aussi calme, se leva, posant sa main sur l'épaule de Raven.
- Arrête de tourmenter cette enfant, masque ! gronda-t-il. Ton adversaire, c'est moi, alors attaque-toi à quelqu'un qui peut répondre !
- Mais toi-même, tu ne réponds rien à l'accusation, Ravenlord, dit doucement le chef, d'une voix mielleuse.
- C'est trop stupide pour que j'y réponde !
- Naturellement, c'est stupide ! Comment n'y ai-je pas pensé tout de suite ? La jeune fille est nommée Hierax Gavilán Ladysky, mais sa mère la surnomme Raven et ne l'appelle jamais autrement que Raven. Son animal familier, au lieu d'être un faucon ou un épervier, comme cela conviendrait, est une corneille. Sa mère a développé le culte du héros à ton égard chez elle. Enfin, un homme se porte à son secours et qui est-ce ? Toi, Ravenlord ! Non, permets-moi de te dire que les coïncidences sont par trop nombreuses !
Ravenlord eut un léger sourire.
- C'est à cause de ces faits que tu prétends que Raven est ma fille ? Mon pauvre masque ! J'ignore pourquoi Ladybee l'appelle Raven, sinon peut-être à cause de la couleur de ses cheveux, fit-il en soulevant la lourde chevelure noire de la jeune fille. J'ignore tout autant pourquoi Rabe est devenu l'animal familier de Raven. Quant au culte du héros, c'est si facile d'adorer un homme que l'on a jamais vu et qui fait figure de victime, car subissant un châtiment que tout le monde juge terrible ! Ladybee a peut-être reporté sur sa fille une partie de la culpabilité qu'elle éprouvait à mon égard, d'où le nom de Raven, d'où Rabe. Et pourquoi est-ce moi qui viens à son secours ? Dame, c'est bien naturel : la pauvre enfant n'a plus de père ! Vers qui se tourne la mère éplorée ? Vers l'ancien soupirant éconduit, qui n'a jamais pu lui refuser quoi que ce soit ! Et me voilà !
- Fort jolie explication, Ravenlord. Mais tu as laissé un fait de côté : comment expliques-tu le mariage précipité de Melitta ?
- Une raison fort simple, masque : la honte ! La honte d'avoir été la fiancée de l'exilé à vie. Si elle se mariait juste après le départ de son fiancé, elle pourrait peut-être faire accroire que les rumeurs de fiançailles entre eux étaient fausses. Tout le monde sait bien que Ladybee n'a jamais aimé qui que ce soit d'autre que Fuchslord ! conclut-il d'un ton sarcastique.
Le chef des Aigles tapa du poing sur la table.
- Assez, Ravenlord ! Tu te moques de moi !
- Je n'oserais jamais, voyons ! rétorqua Ravenlord, moqueur.
Soudain, toute ironie envolée, il se pencha légèrement au-dessus de la table et planta son regard dans celui du chef des Aigles.
- Apprends une chose, masque perfide et vil ! Jamais je n'ai touché Ladybee ! Quant à ses motivations réelles pour un mariage hâtif, je n'en ai aucune idée : j'étais exilé à cette époque-là, rappelle-toi ! Raven n'est pas ma fille !
- Raven est ta fille ! affirma catégoriquement le chef des Aigles. Une fois, je m'en souviens encore, tu es sorti de chez Melitta en titubant comme un homme ivre ; tu nous regardais tous d'un air hébété et tu ne nous reconnaissais pas. Tu ne te souvenais même pas de ce que tu venais de faire ! Moi, je sais ce que tu as fait pendant ce temps-là ! Que ce soit ta faute ou celle de Melitta, je ne veux pas le savoir ! Le résultat, il est à côté de toi ! Raven est ta fille !
Ravenlord ne sut que répondre ; il se souvenait parfaitement de s'être retrouvé dans son lit sans savoir comment il était arrivé là, délirant sous l'effet d'une forte fièvre. La mémoire lui était revenue quelques jours plus tard, quand la fièvre s'était éteinte, et il se souvenait également d'avoir été horrifié par ce qu'il avait fait, mais présentement, il ne se rappelait plus ce que c'était. Dans le doute, il se tut et cela suffit pour que Raven croie le chef des Aigles et éclate en sanglots.
Enragé par cette peine, Ravenlord se jeta en avant, se montrant une fois de plus bien plus rapide que les gardes, atteignit le chef des Aigles et, au lieu de le frapper comme il l'avait déjà fait plus tôt, il lui arracha son masque. Il poussa un cri de victoire.
- Raven ! Regarde le visage de ton vrai père !
La jeune fille leva la tête et, au travers de ses larmes, elle aperçut le visage déformé par la rage d'Alopekeios Aguila Fuchslord.
- Père ! balbutia la jeune fille. Pourquoi cette mascarade cruelle et inutile ?
- Parce que je ne suis pas ton père ! hurla Fuchslord, furieux. Durant vingt ans, j'ai subi un enfer pire que celui de Ravenlord ! Pendant vingt ans, j'ai dû vivre dans l'ombre de ce magnifique héros que ta mère et toi aduliez, j'ai dû supporter cette stupide corneille, j'ai dû accepter d'entendre ta mère t'appeler Raven à longueur de journée ! Et en toi, c'était lui que je voyais à chaque pas ! Tu n'as rien de ta mère, ni de moi ! Rien du tout ! Mais tout de lui ! J'en venais à te haïr, parce que, à travers toi, c'était lui que je haïssais !
- Mais moi, moi, je t'aimais ! lança Raven à travers ses larmes. Même s'il te paraissait que j'adulais Ravenlord, c'était toi que j'aimais, toi que j'appelais du nom de père, parce que pour moi, jamais personne d'autre que toi n'aurait pu être mon père ! C'est toi qui m'as prise sur tes genoux quand j'étais bébé, toi qui me consolais et me faisais rire, toi qui étais là tout au long de ma vie ! J'étais fière du nom que tu m'avais donné et si je laissais mère m'appeler Raven, c'était pour qu'elle se décharge un peu du sentiment de culpabilité qu'elle éprouvait à avoir laissé Ravenlord se faire exiler sans lutter !
Un instant, Fuchslord parut ébranlé, mais Ravenlord sentait que cela ne durerait pas : il s'était engagé trop loin pour revenir en arrière. Lentement, leur plan prenait forme dans son esprit et il était presque effrayé par le danger qu'il représentait, autant pour ceux qui le mettaient au point que pour ceux qui allaient le subir. Et quelque chose lui paraissait étrange : de ce qu'il se souvenait de Fuchslord et de ce qu'il venait de voir, l'homme n'était pas capable de mettre un tel plan sur pied. Il devait y avoir quelqu'un d'autre derrière cela.
- Il faut que je nous sorte d'ici ! pensa-t-il. Et vite ! Une fois Raven mise en sécurité, je pourrai revenir le coeur plus tranquille ; elle semble indispensable à leur projet et ils seront bien en peine de la remplacer. Il faudra que je dise à Lukos, Arakhnê et Kuôn d'être prudents.
Il revint sur terre et constata que Fuchslord et Raven s'affrontaient toujours du regard.
- Tu es si bête, Fuchslord ! lança-t-il soudainement. Il aurait été si simple de demander l'explication à Ladybee au lieu de laisser la jalousie et la haine te dévorer pendant vingt ans ! Elle ne te l'aurait pas refusée. Tu as beau croire que Ladybee n'aimait que moi, même après mon exil, moi, je sais que c'est faux ! Elle t'aimait, Fuchslord, et sans doute plus que tu ne le méritais !
L'intervention de Ravenlord coupa court l'espèce d'enchantement qui liait Raven à son père. La jeune fille détourna la tête.
- J'aurais préféré ignorer ça, dit-elle d'une voix basse. Savoir que l'homme qui m'a élevée m'a haïe pendant vingt ans, alors que moi, je lui faisais confiance, c'est horrible ! J'aurais pu te pardonner ta jalousie, père, mais ta haine, jamais, jamais je ne pourrai te la pardonner ! Ni cette mise en scène !
Le visage de Fuchslord s'était recomposé après le choc infligé par la déclaration de Raven.
- Ce n'est pas grave, répondit-il. Je n'aurai pas longtemps à supporter ton regard accusateur.
Ce fut dit d'un ton si bas que seul Ravenlord, dont l'ouïe avait été affinée par sa forme de loup, l'entendit et cela le confirma dans l'idée que Raven était nécessaire au plan que les Aigles avaient en tête. De plus, cette remarque ajoutait une nouvelle touche : le rôle de Raven serait certainement fatal à la jeune fille.
- Nous as-tu fait venir ici juste pour nous déclarer cela, Fuchslord ? reprit Ravenlord. Tu aurais pu t'en abstenir, tu en as pâti autant que nous : maintenant, ton identité est découverte ! J'aurais dû le savoir, ajouta-t-il d'un ton plus songeur. Les assassinats des maîtres corbeaux étaient inutiles en eux-mêmes, sinon pour leur éviter d'aller prévenir les autres maîtres loups des dangers qu'ils couraient. Mais une simple capture aurait suffi. Seulement, il fallait faire croire à ton meurtre ! Pourquoi ? Pour que Ladybee, affolée à la fois par la disparition de sa fille et la mort de son mari, aille trouver la seule personne capable de vous mettre des bâtons dans les roues, c'est-à-dire moi !
Fuchslord haussa les épaules avec un air d'évidence.
- Je suppose que tu es celui qui a tué les maîtres loups et sans doute aussi, les maîtres corbeaux. Cela devait te donner l'impression que tu me tuais un peu à chaque fois. Je t'imagine très bien arrivant chez les maîtres loups restants, l'air terrifié, et au moment où ils se méfiaient le moins, les frapper ! Oh ! Cette lâcheté que je vois en toi, Fuchslord ! Et dire que tu as fait partie de ceux qui ont prononcé la sentence d'exil !
- Tu te trompes ! J'ai prononcé la sentence de mort ! l'interrompit Fuchslord en redressant la tête. Une seule sentence de mort et elle venait de moi ! Ce n'était pas Khelidôn Salamandra Ladyhirundo, comme tu le croyais !
- Je n'ai jamais soupçonné Khelidôn d'un tel geste ! protesta Ravenlord, presque indigné. Khelidôn était une amie fidèle, une amie d'enfance, et elle savait très bien, depuis longtemps, que Ladybee occupait tout mon cœur. Mais Khelidôn ne m'aimait pas comme tu croyais qu'elle m'aimait. Non, je soupçonnais plutôt Aetos Marisco Adlerlord, avec qui je m'étais opposé plus d'une fois et qui était par ailleurs ton âme damnée.
- Adlerlord est ici, si tu veux tout savoir, répondit nonchalamment Fuchslord. Veux-tu le voir ?
- Non, merci. Une seule face de traître suffit à me retourner le coeur.
Fuchslord eut un geste de colère qu'il ne réprima qu'à moitié.
- Tu as de la chance que nous ayons besoin de toi, grogna-t-il. Sinon, je me ferais un plaisir de te faire souffrir tout ce que j'ai souffert durant vingt ans !
- Tu n'as pas eu d'autre enfant avec Ladybee ?
- Non. Ils sont tous morts, quelques jours à peine après être nés. Ta malédiction, sans doute !
Ravenlord en fut presque ébahi : l'homme lui en voulait tellement qu'il était près à l'accuser de n'importe quoi pour expliquer ses "malheurs". Il commençait d'ailleurs à en avoir singulièrement assez. Alors, sans crier gare, il prit sa forme de corbeau et se délivra de ses fers en un temps record. Reprenant forme humaine presque aussitôt, empoignant les chaînes à pleines mains, il les lança dans la figure des gardes, assomma plus ou moins Fuchslord et, attrapant la main de Raven, l'entraîna en courant dans les couloirs.
Du coin de l'oeil, il crut apercevoir une silhouette au visage dissimulé par un masque en forme d'aigle, mais quand il tourna la tête, il n'y avait plus personne.
- Par là ! cria-t-il à Raven, s'élançant à la poursuite de la silhouette.
Il courait après ce qui paraissait être un fantôme, apparaissant indistinctement çà ou là, mais jamais de façon à ce que Ravenlord puisse en être sûr. Raven suivait sans rien dire, ne comprenant sans doute pas la raison de cette course effrénée qui ne les menait nullement en direction de la sortie. Au contraire, on aurait cru que la silhouette les entraînait au coeur de la forteresse et Ravenlord s'en apercevait fort bien.
Après une bonne demi-heure de poursuite, Ravenlord déclara forfait. Il avait vu assez souvent la silhouette pour être certain à présent qu'il s'agissait bien du véritable chef des Aigles et que Fuchslord n'était qu'un prête-nom.
- Viens, dit-il à Raven en faisant demi-tour.
La jeune fille suivit, toujours silencieuse, caressant Rabe qui venait de se poser sur son épaule, mais quelques tournants de couloirs plus loin, ils se trouvèrent nez à nez avec des gardes qui se ruèrent sur eux. Ravenlord avait beau savoir qu'ils devaient les prendre vivants, il n'avait aucune envie de les affronter en combat singulier. Saisissant de nouveau la main de Raven, il reprit au pas de course dans le sens inverse.
Le scénario se répéta plusieurs fois : à chaque fois qu'ils tentaient de revenir vers l'entrée de la forteresse, ils rencontraient une nouvelle horde de gardes. Ils allaient se retrouver piégés au coeur même de la forteresse. De plus, Raven faiblissait : elle n'avait pas l'entraînement de Ravenlord qui avait passé vingt ans à vivre comme un loup ou un corbeau et l'exercice qu'il avait pris sous ces deux formes s'était également répercuté sur sa forme humaine. A la fin, Ravenlord portait Raven sur ses épaules, la jeune fille étant trop épuisée pour courir encore.
Jusqu'au moment où ils se retrouvèrent acculés. De tous côtés, des gardes, l'air peu engageant, et avec Raven sur son dos, Ravenlord savait qu'il ne pouvait pas s'en tirer. Seul, il aurait peut-être tenté de le faire.
- Pourquoi ne se transforme-t-elle pas ? songea-t-il à propos de Raven. Si elle a pu entrer dans le territoire des Aigles, c'est qu'elle peut être aigle... Quoique si elle est ma fille... Non, Corax ! Ne pense jamais, jamais, une telle chose ! Raven n'est pas ta fille ! Mais comment Fuchslord a-t-il réussi à la faire rentrer dans la forteresse ? A-t-il invoqué Aquilis ? Oh, non ! J'y suis ! Les liens de famille ! J'avais oublié ça ! C'est vrai que cela ne m'est guère utile. Naturellement, Raven étant la fille de Fuchslord, elle a pu entrer ici. Mais n'est-ce pas une preuve du lien de sang entre eux ? Mm... non, en fait. Aquilis ne vérifie pas. Tout le monde connaît Raven comme la fille de Fuchslord.
Du coin de l'oeil, il vit que le cercle des gardes s'était resserré. Il posa Raven à terre et la jeune fille chancela un peu en se retrouvant sur ses pieds.
- Si seulement j'avais la force du loup ! pensa Ravenlord. En deux ou trois coups de dents, ces gardes pitoyables seraient balayés et la route vers la sortie serait enfin libre !
Il se frotta pensivement le menton, puis eut un sourire... de loup.
- Mais je peux ! Le sort d'Aquilis a dû expirer depuis le temps... Si je peux me transformer en corbeau, c'est parce que j'ai un pouvoir fort ! Mon père était un métamorphe de première génération, donc son unique forme de corbeau était très puissante ! Ma mère était de deuxième génération, corbeau et loup, mais le pouvoir était fort chez elle aussi. Je suis plus un métamorphe de deuxième génération que de troisième, je devrais pouvoir prendre la forme du loup, même dans la forteresse des Aigles !
Il se concentra intensément, pria rapidement, pêle-mêle, Aquilis, Lupa et Krähe pour faire bon poids, et entreprit le changement de forme. La métamorphose fut beaucoup plus longue que de coutume, car il devait lutter contre les pouvoirs des aigles qui imprégnaient ce lieu, mais il se sentait devenir un loup. Et quand les gardes se retrouvèrent face à un loup aux babines retroussées sur des crocs fort impressionnants, ils se sentirent tout à coup beaucoup moins sûrs d'eux.
Ravenlord bondit en direction du premier groupe de gardes, gueule grande ouverte sur deux magnifiques rangées de crocs bien blancs. Ce fut la débandade : les gardes voulaient bien traquer deux humains plus ou moins vulnérables, mais faire face à un loup enragé et le capturer sans le blesser, voilà qui était trop pour eux ! Surtout que la présence d'un maître loup sous sa forme animale dans la forteresse des Aigles avait de quoi saper le courage du métamorphe aigle le plus brave.
Des aigles s'enfuirent dans tous les sens, libérant le chemin devant Raven qui, ses forces retrouvées, s'élança sur les traces du loup noir qui semait la panique. Le sens de l'orientation de Ravenlord ne lui fit pas défaut et bientôt, le portail d'entrée - et de sortie - de la forteresse apparut devant eux. Mais devant le portail se tenait une bande de gardes très résolus, lance au poing, près à affronter le monstre dont leurs camarades leur avaient parlé.
Ils pâlirent bien un peu en voyant le loup noir surgir en face d'eux. La colère gonflait le poil sombre, faisant apparaître l'animal plus formidable encore. Ravenlord n'eut pas besoin de dire quoi que ce soit à Raven - il en aurait d'ailleurs été bien incapable sous cette forme - la jeune fille comprenant instantanément qu'elle devrait rester en arrière. Alors le métamorphe bondit en avant, relâchant toute la rage qu'il ressentait depuis des années. Le premier garde qui se trouva sur son passage fut mort avant de comprendre ce qu'il lui était arrivé. Ravenlord avait la mort de ses amis maîtres loups et corbeaux à venger et les aigles allaient payer pour cela, il l'avait promis à Wolflord !
Même les serres des gardes transformés en aigle ne suffirent pas à calmer la fureur destructrice de Ravenlord. Il profitait parfois des brefs moments de répit pour entrouvrir le portail qu'il défendait avec ardeur, maintenant qu'il avait réussi à l'atteindre. Sans prévenir, Raven courut au milieu du champ de bataille, près de Ravenlord, près du portail, et elle s'acharnait sur le lourd battant aussi.
Les deux gardes à l'extérieur furent fort surpris de recevoir des crocs de loup dans la gorge : ils venaient de voir passer Raven qui leur avait lancé un sourire suave et innocent. La jeune fille et le loup n'avaient pas encore fait deux pas hors de la forteresse que le métamorphe crut voir quelque chose bouger. Comme c'était du côté de son oeil mort, il tourna la tête pour vérifier... et se trouva face avec un aigle géant.
- Les gargouilles ! eut-il le temps de songer, avant de rouler au sol, une autre gargouille aigle s'étant catapultée dans son flanc.
Raven comprit fort bien le regard qu'il lui lança et s'enfuit sans attendre son reste ; curieusement, les gargouilles ne la poursuivirent pas. Trois d'entre elles s'étaient réveillées et s'acharnaient sur Ravenlord, permettant aux gardes encore vivants de se reprendre et de venir leur prêter main-forte - au cas où elles en auraient eu besoin, naturellement.
- Aquilis ! Krähe ! hurla mentalement Ravenlord en recevant un nouveau coup de bec. Vous m'aviez promis votre aide !
Il mordit sauvagement une des gargouilles à la patte et, sans se préoccuper des serres d'une autre qui lui labouraient le flanc, il serra les dents jusqu'à ce qu'il entende un craquement. Alors, d'une ruade, il envoya la gargouille rouler au sol. Il réussit à se libérer et bondit sur elle, cherchant sa gorge de ses crocs. La gargouille blessée lui griffait le ventre, tandis qu'une autre venait de lui sauter sur le dos, mais cela ne l'empêcha pas de refermer ses crocs sur la jugulaire et de serrer.
Une fois une gargouille mise hors de combat, Ravenlord essaya de faire face aux deux autres, mais faillit s'effondrer. Il avait été trop blessé et perdait beaucoup de sang.
- Aquilis ! Krähe ! appela-t-il une nouvelle fois, mais d'une voix mentale beaucoup plus faible.
Puis résigné à son sort, persuadé que les esprits sauraient prendre soin de Raven, maintenant qu'elle était sortie de la forteresse, il se prépara à mourir et eut une dernière pensée pour Lupa :
- Merci, Lupa, pour m'avoir permis de prendre la forme de loup dans la forteresse... Rappelle-toi que la louve rousse... m'a bien plu...
Sa vision se brouilla et la silhouette de Lupa apparut devant lui. Elle prit un air horrifié et se pencha vers lui. Sans peine apparente, elle le souleva et s'éloigna, arrachant leur proie aux gargouilles frustrées.
- Repose-toi, Lobezno, dit-elle doucement. Tu es en sécurité, maintenant.
- Comment es-tu arrivée ici ? demanda Ravenlord avec les dernières parcelles de lucidité qui lui restaient.
- J'ai fait un pacte avec Aquilis et Krähe. Passer par le territoire des corbeaux aurait fait perdre du temps inutilement. J'ai décidé d'intervenir directement.
Mais Ravenlord n'avait pas entendu la fin : il s'était évanoui avant.
Texte © Azraël 2000.
Raven drow. Copyright © April Lee Detect scent. Copyright © April Lee 1996.
Alphabet pour le titre Mythos, de Elon
Bordure et boutons Raven, de Silverhair
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