Ravenlord

Chapitre III : Raven

Dreams 2, by Luis Royo
Dreams 2
Copyright © Luis Royo

   Ravenlord resta un moment à contempler l'énorme masse effrayante qu'était la forteresse des aigles. Son instinct de loup lui criait que ce n'était pas un endroit pour lui et pourtant, il se força à avancer, l'air détendu, jetant néanmoins un regard plutôt nerveux en direction des gargouilles qui surveillaient les environs. Tant qu'il n'y avait pas de danger, elles restaient sous forme de pierre, mais dès qu'un ennemi approchait, en moins de temps qu'il n'en fallait pour le dire, leur carapace de pierre disparaissait pour laisser place au bec puissant et aux serres acérées d'un aigle belliqueux et vif.
    - On est tous nerveux, l'ami ! lui lança un des gardes à l'entrée avec un sourire amusé. Ces bestioles n'inspirent pas confiance, même à ceux qui sont loyaux. On dit que le chef les a changées : au lieu de s'attaquer seulement à ceux qui ne sont pas du clan des Aigles et qui se montrent agressifs, elles peuvent attaquer également ceux du clan des Aigles qui trahiraient sa cause !
   Ravenlord prit un air impressionné qu'il n'eut même pas besoin de feindre : pour faire une telle chose, si seulement c'était vrai, il fallait un grand pouvoir. A côté de cela, Mynahlord paraissait ridicule avec son pouvoir de se transformer en n'importe quel oiseau.
   Il fit un signe au garde et entra tranquillement dans la forteresse. Dès que l'ombre des murs s'abattit sur lui, il ne put retenir un frisson. Ce lieu ne lui disait rien qui vaille. Mais il avait une mission et jamais il n'avait été du genre à renoncer alors que le but était si proche.
   Il n'avait pas la moindre idée de l'endroit où pouvait se trouver Raven. Si elle avait été capturée, sans doute était-elle enfermée quelque part, mais dans un endroit d'où elle ne pouvait s'enfuir, quel était l'intérêt de l'emprisonner ? Il arpentait donc les couloirs, arborant un air renfermé et peu aimable, qui décourageait les autres de l'aborder, le regard vif et fureteur.
   Une conversation retint son attention. Curieux, il s'approcha de l'endroit d'où provenaient les voix et jeta un oeil par l'entrebâillement de la porte. La seule personne qu'il voyait était debout, habillée d'une longue robe noire et un masque en forme de tête d'aigle cachait son visage et déformait sa voix. Son interlocuteur était assis dans un fauteuil à haut dossier et Ravenlord était incapable d'apercevoir ne serait-ce qu'un morceau de sa manche.
    - Que dirait votre femme si elle vous voyait ? demandait le premier, celui au masque.
    - Rien, répondit l'autre d'une voix comme toujours impatientée.
   Ravenlord reçut un coup au coeur : c'était la voix de Mynahlord ! Aussitôt, il crut voir le visage défait de Minna, un visage ruisselant de larmes et presque accusateur.
    - Vous m'avez promis la jeune fille nommée Raven en échange, continuait Mynahlord.
    - Pourquoi ? Parce que votre femme n'a pas de pouvoirs métamorphes ?
    - Naturellement ! Mes propres pouvoirs ne sont pas suffisants pour contrebalancer son manque. Je dois engendrer un héritier et je veux qu'il soit métamorphe !
   Ecoeuré, Ravenlord se retira et continua sa recherche de Raven. Maintenant, il en était sûr : Raven était là, c'était obligé. Mynahlord devait pouvoir rencontrer la jeune fille. Ravenlord n'aimait pas Mynahlord, mais Minna avait su attirer la sympathie de tous les métamorphes et personne ne lui aurait voulu du mal.
    - Je dois trouver Raven, la sortir de cet enfer, la rendre à sa mère et faire quelque chose pour éviter ça !
   Il réfléchit un instant, se frottant le menton, puis secoua doucement la tête.
    - Non, j'irai confier Raven à Lukos et Arakhnê. Ils veilleront sur elle mieux que ne le ferait Melitta.
   Il entendit un bruit de pas derrière lui et reconnut également la voix rogue de Mynahlord qui donnait des ordres aux hommes qui l'accompagnaient. Il n'avait aucune envie de rencontrer le maître oiseau, car il était sûr qu'il parviendrait à voir au travers du sort d'Aquilis. Pour l'éviter - car d'après le bruit des pas, il était évident qu'il venait dans sa direction - il ouvrit la porte la plus proche et la referma aussitôt, restant l'oreille collée contre le battant. Mynahlord passa devant la porte sans ralentir et, une fois qu'il se fut éloigné, une voix s'éleva :
    - Puis-je savoir qui vous êtes ?

   Ravenlord sursauta et se retourna brusquement, collant ses épaules contre la porte. Une jeune fille lui faisait face, une corneille posée sur son épaule. Elle avait de longs cheveux noirs qui cascadaient sur ses épaules et un regard clair rendu plus étrange encore par les cils épais et sombres qui les bordaient.
   Comme Ravenlord ne répondait rien, elle s'approcha de lui.
    - Vous n'êtes pas d'ici, car vous ne me regarderiez pas ainsi, dit-elle.
    - Je viens d'arriver, rétorqua Ravenlord d'une voix rauque, retrouvant quelque contenance.
    - Je m'appelle Hierax Gavilán Ladysky, reprit-elle.
    - Enchanté. Ornis Lagarto Mynahlord, fit-il.
    - Oh ! Vous êtes mon fiancé ! Je dois dire que je ne m'attendais pas à...
   Elle eut un geste censé expliquer ce qu'elle ressentait, mais Ravenlord n'y comprit goutte.
   Ce que Hierax Gavilán Ladysky voyait, c'était un homme dans la force de l'âge, grand et mince, aux cheveux noirs trop longs, rejetés en arrière, blanchis aux tempes ; ses yeux d'un bleu-vert sombre regardaient droit, sans se dérober. Il était entièrement vêtu de noir, avec une cape fourrée jetée sur les épaules.
    - Vous êtes donc... Raven ? réussit à articuler Ravenlord en tentant de se reprendre.
   Il ne reconnaissait pas dans la jeune fille qui lui faisait face l'enfant innocente dont il avait vu le portrait chez Melitta.
    - Que lui ont-ils fait ? songea-t-il en détaillant la jeune fille. Est-ce que quelques compliments peuvent transformer une enfant en une telle séductrice ?
    - Oui. J'espère que mon surnom ne vous a pas donné d'inquiétudes ! Mère ne m'appelait jamais autrement que Raven.
    - Non, je n'ai pas eu d'inquiétudes. Mais je ne m'attendais pas non plus à une telle... surprise.
    - La surprise vous plaît ? demanda coquettement Raven.
    - Certainement, répondit Ravenlord.
   Il se forçait à rester à une distance respectable de Raven ; soit cette jeune fille était complètement inconsciente, soit elle jouait sciemment de son charme. Il pensa que Raven étant le prix promis à Mynahlord pour son aide, elle pouvait très bien être en train de jouer un rôle pour l'affoler.
    - Elle ne s'est pas enfuie, pensa-t-il. C'est impossible ! Ladybee m'a trompé...
    - Asseyez-vous, voyons ! Je ne pense pas que quiconque trouve à redire si nous passons quelque temps ensemble pour apprendre à nous connaître.
   Très raide, Ravenlord s'assit sur un siège recouvert de velours, le plus loin qu'il put de Raven.
    - Et maintenant, que fais-je ? songea-t-il, désespéré. Je la prends sous mon bras et je l'enlève ? Je préférais la louve rousse, ajouta-t-il dans une tentative d'humour.
    - Voulez-vous un peu de vin ? proposa Raven.
   Machinalement, Ravenlord accepta et le regretta aussitôt : depuis vingt ans, il n'avait bu que l'eau pure des sources et l'alcool le brûla. Il toussa, posant son gobelet d'argent à côté de lui pour ne pas le renverser ; aussitôt, Raven fut à côté de lui.
    - Ornis ! Allez-vous bien ?
   Il leva une main comme pour l'empêcher d'avancer, mais elle la saisit entre les deux siennes et les pensées de Ravenlord s'embrumèrent.
    - Oui, merci, Raven, parvint-il à dire. Tout va très bien. Je... je ne supporte pas très bien l'alcool.
    - Je suis désolée, murmura Raven. Je n'avais pas pensé à ça.
    - Ce n'est pas grave, l'assura Ravenlord, retirant doucement sa main avant d'oublier complètement pourquoi il était là et surtout qui il était.
   Elle s'assit sur le siège juste voisin du sien et le regarda attentivement.
    - Vous avez la peau si tannée ! dit-elle brusquement. Je pensais que vous restiez généralement chez vous !
    - J'aime bien prendre l'air, faire de l'exercice, marmonna Ravenlord, gêné.
   Certes, Mynahlord n'était certainement pas aussi tanné qu'il l'était après vingt ans en plein air !
    - Comment expliquez-vous la présence d'une corneille sur le Pic de l'Aigle ? Si vous pouviez vous transformer en corneille, je comprendrais, mais vos noms indiquent clairement que vos formes sont le faucon et l'épervier.
    - Rabe ? C'est mon compagnon depuis trois ans maintenant. Une lubie de ma mère. C'est un oiseau très attachant, cependant.
   Une lubie de sa mère... Visiblement, Melitta Avispa Ladybee avait eu du mal à oublier son ancien fiancé : le nom de sa fille, l'animal familier qu'elle avait choisi pour elle... Qu'avait-elle cherché à faire ?
    - Pour quelle raison tant d'acharnement de sa part ?
   Il crut un instant que le regard de Raven s'était voilé, mais ce fut si bref qu'il crut avoir rêvé.
    - Un ancien ami à elle..., fit-elle dédaigneusement. Mais peut-être l'avez-vous connu... Il s'appelait... Corax Lobezno Ravenlord.
   Les hésitations qu'elle avait artistiquement placées aux endroits stratégiques ne trompèrent pas un seul instant Ravenlord : elle avait prononcé son nom avec une fluidité révélatrice qui ne pouvait signifier qu'une seule chose : elle le prononçait souvent.
    - N'est-ce pas celui que tout le monde redoute ? répondit-il nonchalamment.
   Cette fois, l'éclat dans le regard de Raven ressemblait plus à un éclair de joie.
    - Il n'arrivera jamais ici ! Le Pic est trop bien gardé et de plus, il n'est pas aigle !
    - Vous non plus !
   Raven éclata de rire.
    - Je suis Ladysky, Ornis ! Les oiseaux, et plus précisément les rapaces, sont mon monde. N'est-ce pas également votre cas ?
    - Certes, certes.
   Il se tut brusquement en entendant un bruit dans le couloir. Raven se tut aussi et elle arborait un sourire amusé quand le bruit décrut.
    - Auriez-vous peur que l'on vous surprenne dans ma chambre ? demanda-t-elle en se rapprochant de lui.
    - Mm... Je n'ai guère envie de vous compromettre, répondit-il en faisant un pas en arrière.
    - On pourrait croire que je vous fais peur, Ornis..., reprit-elle d'un ton séducteur en se coulant plus près de lui.
   Les épaules contre le mur, Ravenlord n'en menait pas large. Il posa les mains sur les épaules de Raven, la maintenant à distance.
    - Et on pourrait croire que je vous affole, Raven, répliqua-t-il sèchement. Depuis que je suis rentré par erreur dans votre chambre, vous agissez comme si j'étais le premier homme que vous voyiez.
   Les yeux de Raven étincelèrent et, sans crier gare, elle le gifla. Ravenlord préféra nettement cela à ses tentatives de séduction.
    - Comment osez-vous ? cria-t-elle. Vous n'êtes fait que d'orgueil !
    - Naturellement. Puis-je vous confier que je vous préfère ainsi ? rétorqua Ravenlord avec un de ses rares sourires.
   De nouveau, il y eut un bruit de pas dans le couloir ; c'était si régulier que Ravenlord se demanda un instant s'il n'y avait pas des rondes organisées autour de la chambre de Raven. Pour empêcher la jeune fille d'alerter la garde, ce qu'elle n'aurait sans doute pas hésité à faire, vu la colère qui l'animait, il l'entoura de ses bras et plaqua sa main contre sa bouche. Elle se débattit pour la forme, mais il la sentait s'appuyer doucement contre lui.
   Quand le bruit s'éteignit, Raven se tourna lentement vers lui, sans essayer de se libérer de sa main ; il la laissa retomber à son côté, mais n'enleva pas son bras qui entourait la taille mince.
    - On dirait que vous m'aimez quand même, Ornis, fit-elle dans un souffle.
    - Ce serait bien possible, reconnut Ravenlord, jouant le jeu.
    - Dommage pour vous, alors... Parce que je vous déteste.

   La surprise figea Ravenlord sur place.
    - Vous avez une charmante façon de me détester ! lança-t-il, enjoué.
   Elle se dégagea sans brutalité, fit quelques pas dans sa chambre, puis lui fit face.
    - Jouons cartes sur table, Mynahlord ! Je ne vous aime pas et je ne vous aimerai jamais. Ce n'est pas lié à vous précisément. J'aime ailleurs, voilà tout. Notre mariage est quelque chose d'arrangé sans notre consentement. J'ai cru comprendre que vous aviez une femme, qui vous adorait et que vous adorez. Restez avec elle et laissez-moi ma liberté.
    - Vous oubliez une chose, Raven, répondit Ravenlord en s'appuyant contre le mur. Vous êtes ma fiancée et je n'ai pas l'intention de vous lâcher. Ce que l'on a pu vous dire sur ma femme et moi était peut-être vrai ; ça ne l'est plus, voilà tout. Je vous veux et je vous aurai !
   Raven n'eut jamais le temps de répondre : sa porte s'ouvrit, poussée par un homme qui n'avait pas les habituelles chaussures ferrées qui étaient tant à la mode. Lancé dans sa conversation, Ravenlord ne l'avait pas entendu venir. Tout d'abord, il ne vit pas le métamorphe qui, lui, l'identifia aussitôt : son masque en forme d'aigle était reconnaissable !
    - Eh bien, Hierax, je t'entends parler depuis le couloir ! fit l'homme. T'entraînes-tu donc à dire à ton futur fiancé tout ce que je t'ai interdit de lui dire ?
    - Non, monseigneur, je ne m'entraînais pas. Je lui disais effectivement, répondit Raven en lui désignant Ravenlord.
   L'inconnu, qui était certainement le chef des aigles, tourna la tête vers Ravenlord et le dévisagea longuement. Il fit un pas dans le couloir, toujours sans avoir dit un mot, et leva le bras ; aussitôt, dix gardes se présentèrent à lui.
    - Arrêtez cet homme ! ordonna-t-il sèchement.
   Raven, les yeux ronds, regarda celui qu'elle prenait pour Mynahlord se laisser enchaîner sans protester. Dès qu'il avait vu l'homme au masque d'aigle, Ravenlord avait su qu'il n'avait aucune chance de sortir libre de la pièce, même si le sort d'Aquilis n'avait pas été transparent pour le chef.
    - Mais que faites-vous, monseigneur ? Pourquoi arrêter l'homme que vous me destiniez ?
    - Cet homme n'est pas Ornis Lagarto Mynahlord, Hierax, répondit sèchement le chef.
    - Qui est-il, alors ? demanda Raven, stupéfaite par l'aplomb de cet inconnu qui avait si bien joué le rôle de son fiancé.
    - Notre pire cauchemar.., marmonna l'homme au masque.
   Cette fois-ci, c'était distinct : il y avait bien un éclair de joie pure et intense qui venait de traverser le regard de Raven, Ravenlord l'aurait juré.
    - Vous voulez dire...
    - Pas de nom ! Les noms sont un pouvoir élémentaire, grogna le chef.
   Les lèvres bien dessinées de Raven prononcèrent silencieusement le nom Ravenlord, tandis que le métamorphe était emmené en prison.
   Jeté au cachot, les mains attachées ensemble par des fers reliés au mur, Ravenlord eut tout le temps souhaité pour constater que les geôles de la forteresse des Aigles n'étaient guère confortables. Il plongea ses doigts dans la terre, pour la tester, et les retira bien vite ; elle était encore plus souillée que dans le territoire des loups, quand il avait voulu soigner Lupa. C'était étonnant que le domaine des corbeaux, dont les métamorphes avaient tous, ou presque, été assassinés, n'était pas souillé, alors que le domaine des aigles l'était, quand c'étaient les aigles eux-mêmes qui conspiraient.
    - La magie de l'air ne me sera d'aucune utilité..., musa-t-il. Par contre, la transformation... Le loup serait bien, mais j'ai des doutes que le domaine sacré des aigles me laisse prendre ma forme de loup. D'après ce qu'Aquilis a dit, par contre, la métamorphose en corbeau devrait marcher...
   Aussitôt dit, aussitôt exécuté ! Mais le chef des Aigles n'était pas un imbécile : si les fers avaient été mis aux poignets, ce n'était pas pour rien ! Ravenlord se retrouva avec les ailes coincées de façon très douloureuse dans les fers et il retint un croassement de peine. Utilisant son bec, n'épargnant rien dans l'arrachage de plumes, il parvint à libérer son aile droite. Il reprit forme humaine et trente secondes plus tard, il était libre.
    - Je n'ai pas été exilé pendant vingt ans en vain, murmura-t-il avec un ton amer. Durant tout ce temps, j'ai appris comment me libérer des pièges que l'on tendait aux loups et aux corbeaux !
   Silencieusement, il fit le tour de sa geôle. Le sol était composé de dalles de pierre bien scellées entre elles, recouvertes de quelque paille. Les murs étaient en gros moellons gris et le mortier qui les joignait semblait solide. Le plafond était tout aussi désespérant, si bien qu'il ne restait plus que la porte. Celle-ci était en bois massif, renforcé par des barres d'acier. La serrure n'avait même pas d'accès de son côté et il n'y avait aucun judas pour communiquer avec le garde. De plus, il était quasiment sûr qu'il y avait un solide verrou ou cadenas de l'autre côté de la porte.
   Un peu découragé, il alla se rasseoir dans le coin où gisaient ses fers, jouant machinalement avec les maillons d'acier. Une idée lui vint. La cellule était sombre : quand le garde entrerait pour lui donner de la nourriture, il pourrait l'attendre et l'assommer avec les chaînes des fers. L'idée s'évanouit d'elle-même : qu'est-ce qui lui prouvait que l'intention du chef des Aigles n'était pas de le laisser mourir de faim ? Depuis le début, ils avaient tout fait pour le tuer, lui ou ceux qui auraient pu entraver leurs projets. Pourquoi feraient-ils une exception pour lui alors qu'ils le tenaient à leur merci ?
   Il soupira ; son idée était complètement stupide. Comme il était considéré comme quelqu'un de dangereux, leur "pire cauchemar", il était à prévoir que, de toute façon, le garde ne serait pas entré seul dans la cellule, ou sans arme.
    - Mon pauvre vieux fou, se dit-il. L'âge te fait perdre tous tes moyens et tes vingt ans d'exil n'ont certainement pas arrangé ton cas !
   Il réfléchit un moment, appuyant sa tête contre le mur froid.
    - Enfin, il est vrai que notre éducation ne nous prépare pas vraiment non plus à affronter de telles situations, admit-il avec un sourire aigu.
   Il s'installa le plus confortablement qu'il put dans le coin, s'apprêtant à dormir, puisqu'il n'avait d'autre choix que d'attendre, et ferma les yeux.
    - Pauvres esprits, murmura-t-il en s'endormant. Elles me confient une mission et j'échoue lamentablement dès la première épreuve ! On t'a connu meilleur que cela, Corax, et plus belliqueux !
   Sur ces paroles, il s'endormit.
   Son sommeil fut de courte durée, car le mur n'était pas très confortable et, de plus, il n'était pas vraiment dans la situation idéale pour dormir longtemps d'un sommeil réparateur. En se réveillant, ses idées étaient déjà plus claires - débarrassées de l'influence séductrice de Raven, se dit-il - et il se traita d'imbécile. Il alla droit à la porte, au pied de laquelle il trouva un pichet d'eau et un quignon de pain. Ils n'avaient donc pas l'intention de le faire mourir tout de suite.
   Il saisit le pichet d'eau et le renifla soigneusement. L'odorat des maîtres loups était très développé, même quand ils n'étaient pas sous leur forme animale, et Ravenlord n'eut aucun mal à flairer l'odeur si légère de la drogue mélangée à l'eau. Il reposa le pichet avec un sourire, poussa le pain de côté et posa ses mains sur la porte. C'était du bois, donc cela avait été vivant à une époque, et relié à la terre. Il pourrait peut-être faire quelque chose de cela.
    - Inutile, fit une voix féminine dans son dos. Le seigneur aigle a fait dévitaliser toutes les portes des cellules.

   C'était Raven.
    - Comment êtes-vous entrée ici ?
    - Etes-vous bien celui que je crois ? demanda-t-elle, les yeux brillants.
    - Je suis Corax Lobezno Ravenlord, si c'est cela que vous me demandez.
    - Oh !
   La jeune fille semblait extasiée et Ravenlord commença à se sentir mal à l'aise.
    - Non, non ! Dites-moi que c'est un cauchemar ! Ladybee a développé le culte du héros à mon égard chez sa fille..., songea-t-il désespérément.
    - C'est vous ! Et dire que je vous ai déclaré que je vous haïssais !
    - Raven ! Ce n'est pas le moment de vous extasier ! gronda Ravenlord. Au cas où vous ne l'auriez pas remarqué, je suis dans une cellule et le chef des Aigles veut ma mort.
    - Je n'ai pas trouvé les clefs des fers, mais je vois que vous n'en avez guère besoin, fit Raven, comme dans un rêve.
   Ravenlord retint un gémissement.
    - Raven, reprit-il patiemment, comment peut-on sortir d'ici ?
    - C'est très simple : il y a une porte secrète. Je suis ici depuis six mois et je m'ennuyais, alors j'ai visité la forteresse et j'ai découvert tout un réseau de couloirs et portes dérobés.
    - Loués soient les esprits !
    - Gardez un peu de vos louanges pour moi, rétorqua Raven avec un sourire malicieux et séducteur à la fois.
   Ravenlord la prit aux épaules.
    - Raven, avant que nous fassions un pas de plus, écoutez-moi attentivement : j'ai promis à votre mère de vous ramener et je compte le faire. Je compte aussi vous ramener dans l'état dans lequel je vous ai trouvée, pas avec un coeur en moins et votre innocence perdue. Est-ce bien clair ?
    - Mais..., protesta Raven.
   Elle se tut soudain, observant attentivement Ravenlord.
    - Je n'avais pas remarqué que vous étiez...
    - Si beau, si fort, la peau si tannée ? railla Ravenlord.
    - Borgne, acheva Raven dans un souffle.
   Le métamorphe se passa une main sur son oeil gauche à la fixité presque étrange, mais qui passait quasiment inaperçue car l'oeil droit ne bougeait pas beaucoup non plus.
    - Par les esprits ! se moqua Ravenlord. C'est si peu gênant que je l'oublie tout le temps ! Eh bien oui, Raven, le beau héros de vos rêves est un vieil homme aigri et borgne !
    - Vous n'êtes pas vieux, objecta Raven.
   Le métamorphe leva les yeux - ou plutôt, l'oeil - au ciel, avec l'air de le prendre pour témoin de l'entêtement de cette fille. Au lieu de s'énerver contre elle, il demanda :
    - Que faites-vous ici, Raven ?
    - Quelle question ! Je viens vous délivrer, naturellement !
    - Non, pas dans cette cellule. Que faites-vous dans la forteresse des Aigles ?
    - C'est une longue histoire et ce n'est vraiment pas le moment de la raconter. Je préférerais de beaucoup vous voir en sécurité.
    - Raven, j'ai vécu quarante ans sans votre protection, je crois que je peux continuer de cette façon. J'ai tout mon temps. Racontez-moi cette passionnante histoire.
   Résolument, Ravenlord s'assit par terre, en tailleur, les mains sur les genoux, et fixa Raven de son unique oeil. La jeune fille soupira et s'assit à son tour.
    - Mon père m'a demandé de venir ici, dit-elle à contrecoeur.
    - Votre père est mort, tué par les Aigles.
    - Je sais ! C'est son fantôme qui est venu me voir. Sa mort était une erreur. Il appartenait à la conspiration, mais dans le but de lutter contre eux. Il avait beaucoup de respect pour vous. Alors il est venu me voir, sachant parfaitement que j'étais à la tête du complot qui visait à vous faire revenir, et m'a dit que si on ne faisait rien, la conspiration des Aigles serait terrible. J'ai accepté la mission.
   Ravenlord secoua la tête.
    - Fuchslord me détestait.
    - Non. Je sais que c'est ce que vous pensez depuis longtemps, à cause de ma mère, mais c'est faux !
    - Je suis sûr que Fuchslord ne vous appelait jamais Raven. Il avait horreur des corbeaux.
    - C'est vrai, mais seule ma mère m'appelle Raven. Et vous..., ajouta-t-elle plus doucement.
    - Raven..., soupira Ravenlord. Que croyez-vous savoir de moi ?
    - Ma mère m'a tout raconté ! fit-elle fièrement. Et j'ai partagé son indignation à l'idée qu'on vous avait exilé !
   Ravenlord soupira à nouveau : cette fille était incurable.
    - Venez, maintenant, il est temps de partir ! s'exclama impétueusement Raven.
   Mais Rabe fit son entrée et Raven se figea instantanément.
    - Ils sont entrés dans ma chambre et ont constaté ma disparition, annonça-t-elle d'une voix blanche.
    - Donc maintenant, ils savent que vous êtes ici, avec moi.
    - Oui.
    - Intéressant, murmura Ravenlord.
   Raven perdit son calme :
    - Cette situation n'a rien d'intéressant ! hurla-t-elle. Ma vie est en danger, et la vôtre aussi !
    - Je savais pertinemment que ma vie était en danger avant même de mettre les pieds sur le Pic des Aigles, rétorqua paisiblement Ravenlord. Quant à la vôtre, moi vivant, ils ne vous toucheront pas.
   Il vit un éclat d'espoir renaître dans les yeux clairs de Raven.
    - Vous me protégerez ? demanda-t-elle d'une voix de petite fille.
    - Bien sûr, Raven.
   Il omit de lui dire qu'il était ici pour elle, pour la ramener à sa mère. Un instant, il songea que Melitta avait dû élever sa fille d'une bien étrange manière pour qu'elle soit à la fois si vulnérable et si séductrice.
    - Refermez la porte secrète, ordonna-t-il, et venez vous asseoir près de moi.
   Raven obéit et entoura ses genoux de ses bras, Rabe perchée à côté d’elle. Ravenlord posa un bras réconfortant autour de ses épaules.
    - Ne t'inquiète pas, petite fille, dit-il doucement. Je te promets qu'il ne t'arrivera rien.
   Raven le regarda et lui sourit gentiment. La porte du cachot s'ouvrit et l'homme au masque d'aigle s'encadra dans la porte.
    - Suivez-moi, ordonna-t-il.
   Ravenlord se leva, aida Raven à faire de même, et le suivit, sans jamais montrer la moindre velléité de rébellion.

Texte © Azraël 2000.
Dreams 2. Copyright © Luis Royo
Alphabet pour le titre Mythos, de Elon
Bordure et boutons Raven, de Silverhair

Silverhair