![]() |
![]()
Chapitre II : Les esprits
Quand Ravenlord reprit connaissance, il était allongé sur un lit de fourrures douces et ne sentait plus la douleur dans sa jambe ; par contre, il se sentait épuisé, si bien qu'il se tourna sur le lit et se rendormit. A ses côtés, une jeune femme sourit en le voyant faire et, sans bruit, se leva pour aller surveiller la soupe qui cuisait doucement dans une marmite suspendue dans la cheminée.
- Une enfant a besoin de toi, continua Krähe sans se troubler. - Raven ? Ce n'est pas parce qu'elle porte le nom du clan des corbeaux qu'elle a quelque chose à voir avec cela. Son père a été tué avec les maîtres loups. - Je sais tout cela, Corax, rétorqua Krähe d'un ton légèrement suffisant. Tu veux savoir pourquoi tu as été choisi ? Parce que durant les vingt ans de mise au point de leur plan, les conspirateurs t'ont oublié. Tous les autres maîtres qui pouvaient les déranger étaient surveillés et ont été mis hors de nuire. Récemment, quelqu'un s'est souvenu de toi. - J'ai donc été choisi par élimination. Je préfère cela. Cela leur ressemble plus ! rétorqua Ravenlord avec un sourire tordu. Je ne comprenais guère pourquoi ils choisissaient leur bête noire pour en faire un héros. - Tu ne seras pas un héros. Sauf si tu meurs, peut-être. Tu seras juste là où l'on a besoin de toi. - C'est généralement la définition d'un héros. - Sauf que le reste du monde ignorera que tu étais là et que ceux qui auraient pu le savoir seront morts. - Réjouissant. D'autres paroles ésotériques à me dire, Krähe ? - Prends garde à toi, Corax, fit Krähe d'un ton légèrement tremblant. Je n'aimerais pas savoir qu'il t'est arrivé quelque chose par ma faute. - Ne t'inquiète pas, on vit très bien avec la culpabilité, lança Ravenlord en se levant. Les premières années, on s'accuse sans cesse, puis on finit par rejeter la faute sur les autres. Il allait franchir le seuil de la cabane quand il s'arrêta brusquement. - Au fait, Krähe, puisque tu m'envoies à la guerre, tu ne saurais pas où je pourrais trouver Raven, par hasard ? Puisqu'elle est apparemment utile à quelque chose dans cette histoire de fous... - Bien sûr, que je sais où elle est. Je pensais que tu ne me le demanderais jamais ! - Et tu as le droit de me le dire ? - Naturellement ! Viens par là ! Elle le mena jusqu'à une vieille carte accrochée au mur. - Nous sommes ici, la Montagne Sacrée, la Montagne de Krähe, commença-t-elle en désignant un massif sur la carte. Raven a été emmenée ici, ajouta-t-elle en pointant un autre massif. - Le Pic des Aigles, lut Ravenlord. C'est l'un des pics les plus inaccessibles ! - Oui, pour tous ceux qui ne sont pas des aigles, naturellement. - Les conjurés sont principalement des aigles, n'est-ce pas ? - Des aigles, des faucons… des rapaces, principalement. Et ceux qui ne faisaient pas partie de la conjuration ont été éliminés. - Comme Fuchslord. - Comme Fuchslord, acquiesça Krähe. Pour réussir à approcher le Pic des Aigles, il faut d'abord traverser le territoire des loups. Ces territoires, celui des loups comme celui des aigles, sont pareils à la Montagne Sacrée : tous ceux qui ne sont pas loup ou aigle ne peuvent approcher. - Je ne suis pas aigle, objecta Ravenlord. - Je sais, je sais, fit impatiemment Krähe. Mais tu es loup ! Et il y a un petit morceau de territoire qui jouxte celui des aigles et qui appartient aux corbeaux. Pour l'atteindre, il faut passer par celui des loups. Tu vois que tu es le seul à pouvoir aller au Pic des Aigles ! - Où est le passage ? - Cela, je ne peux pas te le dire. C'est à toi de le trouver par toi-même. Ravenlord hocha la tête et observa soigneusement le chemin à suivre. Puis, sans un mot, il marcha jusqu'à la porte. Là, il se retourna et dit : - Merci. Un corbeau s'envola avant même que Krähe ou la jeune femme sans nom ait pu répondre.
Pour aller au Pic des Aigles, le chemin le plus rapide était celui par la voie des airs. Le chemin en loup viendrait plus tard. Comme de coutume, Ravenlord n'économisa pas ses forces : il avalait les kilomètres, dormait le strict nécessaire et mangeait peu et rarement. Il voulait atteindre le Pic des Aigles le plus tôt possible. Il n'aimait pas la notion d'héroïsme sous-jacente à toute cette histoire et, en fait, il avait hâte que tout cela soit fini.
Une fois, une seule fois, le mystère disparut et Ravenlord l'identifia comme une vraie louve. Il tenta de lui faire comprendre qu'il ne voulait pas qu'elle le suive, mais la jeune louve rousse s'acharnait. Irrité, il la mordit - une morsure peu méchante - au cou, mais elle l'acceptait passivement, sans protester, restait assise sur son derrière tandis qu'il s'éloignait avec un regard de menace, mais, cent mètres plus loin, il entendait le bruit léger de son pas souple derrière lui. Lassé, il baissa les bras et la laissa le suivre comme son ombre. Si, les premières fois qu'elle l'avait vu désamorcer un piège, elle était restée comme perplexe, maintenant, elle participait activement, lui amenant le bois pendant qu'il extrayait le piton de la chaîne, puis l'aidant à creuser pour l'enterrer. Un soir, alors qu'il s'accordait un peu de repos, dormant à la manière des loups, il entendit un jappement de douleur. Aussitôt, il fut sur pieds et son flair le mena à la jeune louve rousse, qui avait une patte prise dans un piège qu'elle avait visiblement tenté de désamorcer, car le piton de la chaîne était déterré. Elle lui jeta un regard désolé, tandis qu'il s'approchait et flairait l'engin d'acier. Il savait qu'il ne pouvait pas l'enlever facilement en tant que loup, mais il ignorait s'il pouvait reprendre forme humaine maintenant qu'il était entré dans la forêt. Il lui fallait déloger le ressort. Il força la jeune louve à se coucher sur le sol et examina le système. Ce piège était différent de celui dont il avait délivré Wolflord. Le ressort était attaché de façon plus lâche et il pourrait peut-être le faire sauter sans trop de mal. Mais il se méfia soudainement : s'ils avaient mis des pièges ici, c'était parce que, malgré tout, ils s'attendaient à sa venue ; ils le voulaient plus férocement qu'ils ne voulaient Wolflord. Pourquoi dans ce cas l'attache du ressort était-elle plus simple à défaire sur le piège qui lui était réservé ? Méfiant, il évita de se servir de ses dents pour faire sauter le ressort. Il utilisa le bâton, pour faire appui, et, quand le ressort se déboîta, il comprit qu'il avait bien fait d'être prudent : le ressort était creux et de l'intérieur coula un liquide épais qu'il sut aussitôt être du poison. Une peur étreignit sa poitrine : et si les dents d'acier du piège avaient aussi été enduites de poison ? Vite, il fit jouer les mâchoires, maintenant faciles à manipuler et libéra la jeune louve rousse. Elle poussa un petit gémissement contrit en regardant sa blessure et Ravenlord répondit avec un coup de langue indulgent. Il examina d'abord le piège, puis la blessure. Cette dernière semblait propre et il se rassura. Il creusa un trou pour enterrer le piège, prenant bien soin du ressort, enterrant la terre touchée par le liquide pour que les loups vivant ici ne soient pas empoisonnés à cause de cela. Ensuite, il lécha soigneusement la plaie de la jeune louve qui, après ce geste qu'elle interprétait comme un geste de tendresse, le suivit plus fidèlement encore, sur trois pattes. Il finit par se heurter au mur de magie qui protégeait le domaine des aigles. Le problème était qu'il n'avait a priori aucun moyen de reconnaître le mur des aigles du mur des corbeaux. Il chercha la touche maintenant familière de Krähe et ne la trouva pas. Il fit le tour du pic, en sa partie la plus large, longeant le mur de force. De temps en temps, quand il sentait le mur plus faible, il essayait de se transformer en corbeau, mais cela ne passait jamais. Une fois revenu à son point de départ, il se dit qu'il n'avait pas choisi la bonne méthode. La jeune louve rousse le regardait avec perplexité et, paraissant comprendre son dilemme, elle lui fit signe de la suivre et le mena jusqu'à ce qui ressemblait à un terrier. Elle y entra la première et quand Ravenlord la suivit, il vit que le terrier débouchait sur quelque chose de beaucoup plus grand. La louve n'y était pas, alors il continua à avancer et, alors que le tunnel s'évasait en salle, il y trouva une jeune fille allongée sur une fourrure rousse. Il n'avait pas besoin de regarder sa cheville pour savoir qu'il s'agissait de la jeune louve et que donc, il s'était trompé sur sa véritable nature. - Ici, c'est une zone neutre, annonça-t-elle d'une voix claire et douce. Reprends ta forme, Lobezno. Le fait qu'elle l'appelle par son prénom lui mit la puce à l'oreille. - Je ferai comme tu me diras, Lupa, répondit-il en obéissant effectivement. La jeune fille ne parut même pas surprise de le voir la reconnaître. - Ne prononce pas mon nom, reprit-elle. Les noms des esprits s'entendent loin et les Aigles vont être alertés. - Pourquoi m'as-tu aidé à trouver le passage ? On m'a dit que… les esprits ne pouvaient pas les révéler. - Je pouvais te le révéler, car je t'avais testé auparavant. - La louve rousse ? devina Ravenlord. - Bien sûr. Au début, tu voulais la chasser, mais tu n'as jamais été vraiment brutal. Tes morsures n'étaient pas voulues pour faire mal, mais seulement pour avertir. Par contre, dès que j'ai été blessée, tu es venu à mon secours, tendre et protecteur. Ravenlord se sentit vaguement embarrassé. - Pourquoi avoir été te faire piéger ? Tu pouvais éviter le piège, n'est-ce pas ? La jeune fille acquiesça. - Mais tu aurais été pris, malgré toutes tes précautions. Et tu en aurais probablement péri, parce que tu n'aurais pas regardé aussi attentivement le mécanisme du ressort. Moi, je ne risquais rien. Expérimentalement, Ravenlord s'agenouilla et testa la terre ; la souillure qui la marquait lui retourna presque l'estomac. - Même si elle n'était pas souillée, sourit Lupa en se relevant, je t'interdirais de gaspiller ton potentiel pour moi. Va, maintenant, Lobezno, un autre esprit t'attend. Ravenlord hocha vaguement la tête et s'enfonça dans le tunnel. Puis, au moment de disparaître, il se retourna et eut un de ses rares sourires. - Même si j'ai essayé de la chasser, j'aimais vraiment beaucoup la jeune louve rousse. Le rire frais de Lupa l'accompagna dans les ténèbres qui se refermaient sur lui.
Il lui fallut bientôt devenir corbeau pour pouvoir continuer à avancer, mais le tunnel était suffisamment large pour son envergure. Il n'aimait pas beaucoup voler dans ces conditions-là et fut bien content quand enfin le tunnel déboucha à l'air libre. Là, une corneille l'attendait, perchée sur une branche, lissant ses plumes. Il s'arrêta à côté d'elle, pour bien montrer qu'il l'avait reconnue, mais ne prononça pas un mot, attentif à ne pas réveiller l'attention des Aigles.
Aquilis, l'esprit des aigles, le guidait sous forme humaine, sans même prendre la peine de se dissimuler un tant soit peu et Ravenlord se fit la réflexion que les pouvoirs des esprits étaient beaucoup plus grands que ceux qu'ils donnaient à leurs "adeptes". Puis, avec une grimace intérieure, il se souvint que le peu de pouvoir dont les métamorphes disposaient était suffisant pour déclencher des catastrophes. - Regarde ! murmura Aquilis d'un ton rieur. Ces idiots t'attendent ! Elle lui montra la frontière entre le territoire des aigles et celui des loups, où un certain nombre d'aigles ou d'humains attendaient, à l'affût. - Comment se fait-il qu'il n'y en avait pas le long du territoire des corbeaux ? - Parce que le territoire des corbeaux n'a pas de frontière commune avec celui des loups ; la frontière est souterraine, mais sinon, le territoire des corbeaux est entièrement immergé dans celui des aigles. J'ai attendu qu'ils prennent leurs positions pour céder ce terrain à K... à l'esprit des corbeaux. - Si tu désapprouves la conduite des aigles, pourquoi n'interviens-tu pas directement ? Aquilis le regarda avec un léger sourire. - Nous vous avons créés libres et quelle serait votre liberté si nous vous contraignions à chaque pas de votre vie ? De plus, qui peut savoir si ce que nous pensons est juste ? Je me souviens, il y a très longtemps, nous réprouvions quelque chose et cela s'est avéré bénéfique. Or, si nous avions eu le pouvoir de l'empêcher, nous l'aurions fait. - Que viens-je faire dans cette histoire ? Cette fois-ci, Aquilis s'arrêta et le fixa sérieusement. - Asseyons-nous, veux-tu ? Elle fit apparaître deux coussins au sol et ils s'assirent en tailleur. Ravenlord posa ses mains sur ses genoux, comme il en avait l'habitude. - Je n'agis pas sur toi, ni les deux autres esprits que tu as rencontré, commença Aquilis. Nous ne pouvons pas te manipuler. Nous ne pouvons que te demander de faire ce que nous voulons. Pourquoi t'avoir choisi, quand on connaît ton passé ? Justement à côté de ce passé. Ce que nous allons te demander est dangereux et peu auraient accepté de risquer leur vie pour le faire. Personne ne souhaite autant la rédemption que toi. De plus, ton... erreur dans le passé montre bien que tu as la force de caractère et la puissance nécessaires pour accomplir ce que nous attendons de toi. Enfin... tu es le seul maître loup qui reste, à part Lukos Escarabajo Wolflord, qui a encore un lien terrestre. - Arakhnê Urraca Ladyaranea, dit lentement Ravenlord. - Exactement. - Donc, vous m'avez choisi parce que j'étais le seul disponible, c'est cela ? Aquilis soupira. - Ce n'est pas aussi simple que cela, mais cela serait trop compliqué de t'expliquer tout depuis le début. Autre chose aussi nous a décidées : tu as finalement accepté d'accéder à la requête de Ladybee et de retrouver sa fille Raven. Si nous avions choisi quelqu'un d'autre, vous vous seriez gênés mutuellement. Mieux valait n'avoir qu'une seule personne dans la place. Ravenlord hocha la tête. - Et maintenant ? - Maintenant, tu dois d'abord t'occuper de Raven avant tout. Pour cela, je vais te permettre de t'introduire dans la forteresse des Aigles. Je vais te jeter un sort qui, lorsque tu te transformeras en corbeau, les autres te verront comme un aigle. Tu passeras inaperçu la plupart du temps. Dès que tu auras trouvé Raven et que vous serez tous les deux hors de la forteresse, l'esprit des corbeaux pourra intervenir à son tour pour vous aider. Ne tarde pas, mon sort ne fera effet qu'un temps limité ! Ravenlord se leva, imité par Aquilis. - Suis-moi, dit l'esprit des aigles en montrant le chemin. Ne crains rien ; détends-toi. Ils ne croient pas que tu puisses entrer, ils ne se méfieront pas. Ravenlord ne répondit pas : il gardait les yeux fixés sur la forteresse des Aigles, l'endroit le plus imprenable du pic. Elle était gardé par des aigles de pierre, qui pouvaient prendre vie si la forteresse était attaquée, comme des gargouilles. - Les gargouilles ne t'attaqueront pas ; cependant, reste sur tes gardes : il y a quasiment toujours une gargouille qui garde un oeil sur toi. Les aigles sont méfiants et belliqueux par nature. - Je m'en souviendrai. Aquilis le regarda un instant, effectua une passe magique et lui offrit un sourire quelque peu tremblant. - C'est bon. Que les esprits t'accompagnent. Ravenlord eut un sourire aigu, si amer que Aquilis le ressentit comme un reproche, et il s'éloigna sans ajouter un mot, vers la forteresse des Aigles, dont, s'il savait comment entrer dedans, il n'avait aucune idée de comment il pourrait en ressortir avec Raven.
Texte © Azraël 2000.
|