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Prologue
The gift
Copyright © Lee Bogle
Il était là depuis vingt ans, pensa-t-il un peu amèrement. Vingt ans et pas une seule seconde son sentiment de culpabilité n'avait décru. Il regarda autour de lui ; la forêt dont il avait fait son havre était toujours pareille, avec ses arbres touffus, qui lui paraissaient comme une protection, avec ses animaux accueillants qui étaient devenus ses compagnons.
Corax Lobezno Ravenlord vivait depuis vingt ans comme un ermite, disait la rumeur à la ville qui se trouvait à la lisière de la forêt. D'autres savaient mieux : il vivait avec les animaux. Mais ce que personne, ou presque, ne savait, c'était qu'il vivait comme un animal.
Ravenlord était un magicien capable de se transformer en animal. Un métamorphe, comme disaient certains avec dégoût. Les métamorphes n'étaient pas les magiciens les mieux vus dans le royaume. Ravenlord soupira. Il avait repris forme humaine depuis quelque deux heures et déjà, il regrettait sa forme quadrupède. Mais il sentait que quelque chose allait se passer, quelque chose qui nécessiterait qu'il soit humain.
Patient, il s'assit sous un arbre, examinant ses membres avec curiosité. Sur les vingt ans qu'il avait passés dans cette forêt, il avait peut-être été humain pendant deux mois. Cette forme ne lui était plus du tout familière. Un lapin s'approcha de lui, son petit nez frétillant, et Ravenlord le caressa doucement entre les oreilles. Le lapin le regarda étrangement, mais se bougea pas, savourant ce contact étonnant qu'il n'était pas habitué à sentir sur sa fourrure.
Ravenlord eut un léger sourire un peu triste ; lui non plus n'était plus habitué à avoir des doigts et à s'en servir ainsi. Il haussa un sourcil surpris quand le lapin, ayant finalement décidé qu'il aimait ces caresses, sauta sur ses genoux et se blottit contre lui. Le petit animal savait également que tant qu'il resterait près de Ravenlord, rien ne lui arriverait : les animaux les plus féroces filaient doux devant le métamorphe.
L'homme releva la tête et écouta attentivement ; les bruits de la forêt avaient changé. Le chant des oiseaux étaient différent, comme s'ils cherchaient à avertir les autres habitants de la forêt qu'un intrus approchait. Ravenlord ne bougea pas, sa main gauche continuant calmement à caresser le lapin. Si l'intrus voulait venir jusqu'à lui, il faudrait qu'il le trouve avant !
Soudain, il tressaillit : un instant avant, il y avait le silence, seulement comblé par le chant des oiseaux, et brusquement, il y avait eu un craquement de branche, tout près. Il tourna la tête et, entre deux arbres, apparut une grande femme mince, vêtue dans des couleurs safranées. D'un geste, elle renvoya gentiment le petit écureuil qui l'avait guidée, bondissant d'arbre en arbre.
Elle s'approcha de l'homme sans perdre son maintien royal, le regard fier, et inclina simplement la tête.
- Corax Lobezno Ravenlord, dit-elle en le fixant.
- Melitta Avispa Ladybee, rétorqua-t-il sur le même ton.
Il se releva lentement, sa grande main mise en coupe sous le petit lapin ; il caressa encore un peu l'animal, puis le posa à terre, lui rendant sa liberté. Le lapin le fixa un instant de ses grands yeux bruns, puis détala, tandis que Ravenlord suivait du regard la petite queue blanche.
- Ravenlord, j'ai besoin de votre aide, fit la femme d'un ton pressant, quoique contenu.
Ravenlord tourna la tête vers elle.
- Le monde des sorciers a donc pardonné à sa brebis galeuse ? demanda-t-il, railleur, le visage impassible.
- Ravenlord, assez ! reprit Melitta Avispa Ladybee, presque angoissée. Vous seul pouvez m'aider !
Une fois de plus, Ravenlord haussa un sourcil.
- Moi seul ? Ladybee, cessez votre petit jeu ! Il y a dix magiciens plus capables que moi, plus disposés à vous aider et surtout, dont la réputation est plus intacte que la mienne !
Plus le temps passait, plus Melitta Avispa Ladybee paraissait perdre son calme.
- Ravenlord ! supplia-t-elle. Chaque minute compte !
Ravenlord croisa les bras sur sa poitrine.
- Je vous écoute, Ladybee, répondit-il d'un ton froid.
- Il s'agit de ma fille, Ravenlord. Elle a disparu. Non, ce n'est pas une banale inquiétude de mère ! Je ne vous aurais pas dérangé pour cela ! Cela fait un mois que je la cherche partout... Ravenlord, j'ai peur pour elle !
- Et vous voulez que je la retrouve, je suppose.
Le ton de l'homme était paisible, sans agression, et la femme s'y fia.
- Oui, Ravenlord, fit-elle, les yeux plein d'espoir.
Il eut un ricanement amer. Son sourire était sarcastique quand il regarda Melitta Avispa Ladybee.
- Mais riez donc, Ladybee ! N'est-ce pas drôle ? Vous osez venir m'annoncer, froidement, que vous avez une fille ! Puis-je savoir qui est le père ?
- Alopekeios Aguila Fuchslord, murmura Melitta Avispa, honteuse.
- Alopekeios Aguila Fuchslord ! répéta Ravenlord, marquant le nom d'un nouvel éclat de rire. Et ce cher homme ne peut pas retrouver sa fille bien-aimée ?
- Alopekeios Aguila est mort, Ravenlord.
Il ne parut nullement ému de la nouvelle.
- Le père ne pouvant pas voler au secours de sa fille chérie, la mère affligée se tourne vers l'ancien soupirant éconduit ? Mauvaise idée, Ladybee ! Très mauvaise idée !
- Ravenlord ! supplia de nouveau Melitta Avispa Ladybee. Sûrement, depuis le temps, vous avez pardonné...
- Pardonné ? grinça Ravenlord. Pardonné ? Oubliez-vous que vous êtes une des raisons de ma présence ici, Ladybee ? Pour vous, j'aurais fait n'importe quoi et vous le saviez ! Ce que vous m'avez ordonné de faire, je l'ai fait et jamais, jamais je n'ai dit que vous étiez responsable de ce qui a suivi ! Répondez-moi, Ladybee, vous ai-je accusée une seule fois ?
- Non, Ravenlord... non, jamais. Et vous êtes parti, prenant toute la faute sur vos épaules, me laissant avec mes remords et ma honte.
- N'oubliez pas votre solitude, Ladybee, railla Ravenlord. Votre solitude si pesante que vous avez vite retrouvé un autre prétendant, mais avec plus de plomb dans la tête ! Partez, Ladybee. Ici, après vingt ans d'exil parmi les animaux, j'avais commencé à retrouver la paix de l'âme. Vous venez de tout gâcher.
Il lui tourna le dos et se dirigea vers un cerf qui venait de s'arrêter entre deux buissons.
- Elle s'appelle Raven, fit la voix de Melitta Avispa derrière lui.
Ravenlord s'arrêta, mais ne se retourna pas.
- Que voulez-vous que cela me fasse, Ladybee ? Elle peut s'appeler Raven, ce n'est pas ma fille !
- Mais c'est la mienne ! cria Melitta Avispa Ladybee. C'est la mienne et elle a besoin de moi... de vous !
Il se retourna lentement.
- Cette petite a besoin de son père et non d'un parfait inconnu, rétorqua-t-il sèchement. Rappelez votre écureuil, Ladybee, et allez-vous-en !
- Vous ne pouvez pas faire cela, Ravenlord !
- Je ne peux pas ? Vous avez gardé un certain sens de l'humour, très chère ! Je ne peux pas, vraiment ? Je suis ici chez moi, Ladybee, là où vous et les vôtres m'avez exilé il y a vingt ans de cela ! En vingt ans, Ladybee, êtes-vous venue me voir, sinon aujourd'hui, parce que vous avez besoin de moi ? Laissez donc l'ermite à son exil, comme vous savez si bien le faire en temps normal, et partez !
- Vous ne savez pas ce qu'il s'est passé en bas ! fit nerveusement Melitta Avispa en se tordant inconsciemment les mains.
- Dans votre tour d'ivoire de sorciers ? Non, Ladybee, et je ne veux pas le savoir ! Je ne fais plus partie de cette société !
- Corax...
Malgré lui, Ravenlord se figea et ses poings se crispèrent.
- Corax, répéta Melitta Avispa, si vous retrouvez ma fille, si vous la ramenez saine et sauve, je vous jure que j'obtiendrai votre réhabilitation, que vous retrouverez votre rang d'il y a vingt ans !
Ravenlord la regarda si longtemps en silence qu'elle crut qu'elle avait gagné, qu'elle avait trouvé le bon argument pour le décider. Mais quand une fois de plus il ricana, elle comprit qu'elle avait perdu, qu'elle n'avait aucun moyen pour faire changer d'avis cet homme aigri et rancunier.
- C'était il y a vingt ans que vous auriez dû faire cela, Ladybee ! cingla Ravenlord.
Melitta Avispa Ladybee regarda longuement le métamorphe.
- Je vous ai vraiment perdu, Corax, dit-elle tristement. Je pensais déjà vous avoir perdu lors de... des événements d'il y a vingt ans, mais c'était faux ! A ce moment-là, vous étiez encore le Corax Lobezno Ravenlord que je connaissais... et que j'aimais ! Maintenant, vous n'êtes plus qu'un homme amer, qui, sans doute, est en fait plus bête que homme !
- Les bêtes m'ont accepté parmi eux quand les hommes me chassaient.
- C'était il y a vingt ans ! cria Melitta Avispa. Est-ce que vous ruminez votre rancoeur depuis si longtemps ? Est-ce que le temps n'est pas passé là-dessus ?
- Vous n'avez pas pardonné, pourquoi aurais-je dû le faire ? Oui, c'est toujours si touchant quand la victime pardonne à son bourreau... Mais je ne suis pas de cette étoffe-là ! Vous, vous avez oublié le mal que vous aviez fait, mais la victime, elle, elle se souvient toujours de ce qu'on lui a fait subir ! Alors partez avec vos beaux sentiments, Ladybee ! Vous ne me ferez pas changer d'avis, ni par les cajoleries, ni par les vaines promesses, ni même par la tentative de faire appel à mon orgueil en clamant, comme si souvent le font, "C'est parce que vous n'en êtes pas capable !". J'ai passé l'âge de faire des cabrioles pour les beaux yeux d'une femme. Je l'ai fait une fois, cela m'a coûté vingt années de ma vie et je n'ai pas encore fini d'expier. Partez, Ladybee ; cette fois-ci, je ne me répéterai plus.
- Alors, adieu, Ravenlord.
- Adieu, Ladybee.
Et Ravenlord s'enfonça dans les profondeurs de la forêt. Quelques instants plus tard, là où s'était tenu un homme, il y avait maintenant un loup au pelage d'un noir argenté.
Le loup attendit patiemment, assis sur son derrière, que les bruits de la forêt lui indiquent que Melitta Avispa Ladybee était bien partie. Alors seulement il se releva et partit au petit trot vers le sommet de la montagne sur laquelle se trouvait sa forêt. Il aurait pu prendre une autre forme, mais il aimait sentir la mousse sous ses coussinets.
Il croisa la route d'autres loups, dont une femelle qui vint le saluer. Il eut intérieurement un sourire : malgré sa solitude de vingt ans parmi les animaux, jamais il n'avait oublié qu'il était humain et jamais il n'avait tenté de se choisir une compagne animale. Il se disait, avec un petit ton moqueur, qu'il préférait rester un vieil ours mal léché.
Arrivé au sommet de la montagne, il s'avança entre les arbres jusqu'au bord et regarda la vallée florissante qui s'étendait à ses pieds. Il avait vécu dans cette vallée toute sa jeunesse, il y avait été connu et respecté, et maintenant, il vivait seul dans la montagne à cause d'une sentence qui datait de vingt ans plus tôt et que tous avaient oubliée sauf lui.
- Tu n'es qu'un vieux fou, Corax, pensa-t-il. Un vieux fou aigri...
Sans le moindre effort, il changea de forme et s'éleva dans le ciel, survolant la vallée, criant douloureusement comme il le faisait souvent. Puis, brusquement, le grand corbeau plongea vers la forêt, comme s'il voulait s'écraser, et piqua sur un grand sapin. Il s'installa sur une branche et mit sa tête sous son aile pour réfléchir.
La semaine suivante, quand Melitta Avispa Ladybee revint, pour tenter une nouvelle fois de le convaincre, elle eut beau battre toute la forêt, demander de l'aide aux animaux, elle fut incapable de retrouver Corax Lobezno Ravenlord. Elle ne savait si c'était parce qu'il avait décidé de se fondre à jamais parmi les animaux, comme il était possible de le faire à un métamorphe - et nul doute que Ravenlord avait dû y penser souvent - ou parce qu'il était parti pour l'éviter. Tout ce qu'elle savait, c'était qu'il avait disparu.
La gorge de Melitta se serra en comprenant que son seul espoir de retrouver sa fille avait disparu. Etait-ce la manière de Ravenlord pour la punir de ce qu'il s'était passé vingt ans auparavant ? Elle espérait que non, elle savait au fond d'elle-même que non, que Ravenlord ne pouvait pas avoir tant changé.
- Où que tu sois, Corax, et quoi que tu fasses, murmura-t-elle, fais attention à toi...
Melitta Avispa Ladybee tourna la tête et ne regarda plus en arrière.
Texte © Azraël 2000.
The gift. Copyright © Lee Bogle
Alphabet pour le titre Mythos, de Elon
Bordure et boutons Raven, de Silverhair
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