Minotaure

Les royaux Minoens

   Ma famille n'était pas limitée juste à mes parents, mes trois soeurs et moi, et la vie entre tous n'était pas toujours facile. Mon père avait deux frères, Rhadamanthe et Sarpédon. Si les relations entre Minos et Rhadamanthe étaient relativement cordiales, celles avec Sarpédon étaient parfois franchement hostiles et il n'y avait nul doute que mon oncle avait déjà pensé à partir de Crète.
   Mon frère aîné, Catrée, était déjà marié et avait une fille, Aéropé, tandis que sa femme, Crino, attendait un autre enfant. Catrée était l'héritier de Minos, mais il y avait parfois des problèmes entre mon père et lui, ce qui faisait que Minos le menaçait parfois de le déposséder de son héritage. Catrée, au contraire de presque tout le reste de la famille, n'éprouvait que horreur pour le taureau.
   Mon deuxième frère, Deucalion, allait bientôt prendre femme, mais je savais déjà qu'il avait un fils, un nommé Molos, dont la mère était une esclave trop jolie. Naturellement, il l'avait caché à mon père. Comme Catrée, Deucalion n'aimait pas beaucoup le taureau de Crète et avait de plus l'énorme défaut de montrer une trop grande sympathie pour les Achéens, particulièrement les Athéniens. C'était lui qui s'était le premier attiré les bonnes grâces de Dédale, l'architecte génial de mon père.
   Mon troisième frère, Glaucos, dirigeait la Cour du Taureau. Il n'aimait pas beaucoup nous voir, Xénodicé et moi, parmi ses élèves. De fait, il préférait les danseurs esclaves, parce qu'il ne risquait pas de représailles, ce qui n'était pas le cas avec des danseurs libres. Glaucos n'était pas quelqu'un de très courageux. Quand il était petit, ma mère m'avait raconté que Glaucos, en poursuivant une souris, était tombé dans une jarre de miel où il s'était noyé. Un devin avait réussi à le ranimer et, sur l'ordre de mon père, avait appris son art à mon frère, mais lui avait retiré toute cette connaissance juste avant de partir. Peut-être restait-il à Glaucos quelques traces de cette science pour qu'il ne me voie pas d'un bon oeil participer aux danses du taureau. Peut-être savait-il que le taureau finirait par me tuer.
   Mon dernier frère était Androgée, qui, même s'il était le plus jeune, avait eu le temps d'avoir deux enfants avant de se faire tuer. Ses jumeaux s'appelaient Sthénélos et Alcée, qui vivaient à Paros, avec quatre hommes que nous appelions décemment "cousins" et que nous savions pertinemment être les fils de Minos avec la nymphe Paria.
   Enfin, j'avais une autre soeur en plus de Xénodicé, Ariane et Phèdre. Elle s'appelait Acacallis. Sans être mariée, Acacallis était déjà mère de deux enfants, Cydon et Naxos. J'étais le seul - ou presque - à savoir qu'elle en attendait un troisième. Les relations entre mon père et Acacallis étaient tendues, car il n'acceptait guère que sa fille ait des enfants dont il ignorait tout du père. Si Acacallis n'était pas ma soeur favorite - laquelle restait Xénodicé, à cause de tout ce que nous partagions - j'étais son frère préféré et aussi son protecteur. C'était auprès de moi qu'elle se réfugiait quand Minos l'avait une fois de plus agressée.

   Ce jour-là, j'étais en train de m'occuper des Athéniens. J'avais vite remarqué que Timandra, Larissa et Euryale étaient suffisamment souples et agiles pour apprendre tout de suite les acrobaties plus élaborées. Les autres Achéens étaient à entraîner depuis le début et j'avais demandé à Britomartis et Dictynna de s'en occuper ; naturellement, Dictynna avait été chercher Tauros, qu'elle semblait ne pas supporter de voir inactif. J'avais laissé un jour de libre à Xénodicé, qui en profitait pour se consacrer un peu au culte de la Grande Déesse.
   La voix d'Icare me fit presque sursauter alors que Timandra était renversée sur mon bras pour la figure qu'elle réalisait. Je la laissai remettre les pieds à terre et s'éloigner avant de me tourner vers mon ami aux cheveux blonds. J'eus à peine le temps de finir mon mouvement : une jeune fille se jeta sur moi, m'entourant le cou de ses bras et se serrant fougueusement contre moi. Je reconnus son enthousiasme et aussi le sourire perdu dans l'amas de boucles noires.
    - Acacallis ! m'exclamai-je. Que fais-tu ici ?
   J'étais sale, puant, ruisselant de sueur - car je faisais souvent des démonstrations pour les Achéens et je m'étais entraîné avant de m'occuper d'eux - mais cela n'empêchait pas ma soeur de se presser contre moi de toute la force de ses bras minces. Je lui rendis une étreinte modérée et tentai de l'écarter un tant soit peu de moi, mais je n'arrivai pas à défaire le noeud de ses bras.
    - Je voulais te voir, petit frère ! répondit-elle, ses yeux pétillant de malice.
   Je savais surtout qu'elle aimait bien voir qui m'entourait, car elle était d'une nature jalouse. Bien que je sois son frère, j'avais la nette impression qu'Acacallis était amoureuse de moi, d'où le fait que je réprouvais qu'elle se serre contre moi, surtout avec le corsage si échancré commun aux Crétoises. Je sentais presque le regard dégoûté des Achéennes dans mon dos.
   Soudain, le regard d'Acacallis se fit sérieux et elle daigna desserrer un peu son étreinte, pour pouvoir me regarder bien en face, tête renversée en arrière.
    - J'ai peur, Astérion, avoua-t-elle d'une voix de petite fille. Père me foudroie du regard dès qu'il en a l'occasion. Je pense qu'il sait que j'attends un enfant. J'ai peur de ce qu'il peut lui faire.
    - Qu'as-tu décidé ?
    - Je vais m'enfuir dans la forêt jusqu'à ce qu'il soit né, répondit-elle calmement. Pourras-tu t'occuper de Cydon et Naxos pendant ce temps ?
   Je passai mes doigts dans mes mèches brunes collées sur mon crâne et me mordillai pensivement la lèvre inférieure.
    - Je pense que je vais plutôt demander à Xénodicé et aux "petites" de s'occuper d'eux. Par contre, je m'occuperai de toi.
   Elle se fendit d'un sourire radieux et, une fois de plus, se serra contre moi, enfouissant sa tête contre mon épaule.
    - Acacallis ! protestai-je. Je suis sale !
    - Je m'en moque ! répondit sa voix étouffée.
   Elle releva un instant la tête.
    - Où se retrouve-t-on ?
    - Je viens te chercher ce soir. Sois prête.
   Elle acquiesça, m'embrassa dans le cou et s'enfuit presque, attrapant Icare par la main.
   Je me retournai vers les Achéens et je surpris le regard étrange que Timandra portait sur moi. Je haussai intérieurement les épaules. Une quantité invraisemblable de rumeurs couraient sur moi, je n'allai pas me soucier de l'opinion d'une esclave achéenne ! Certains disaient que Xénodicé et moi n'étions pas les enfants de Minos et que c'était la raison même pour laquelle nous avions le droit de danser avec les taureaux. D'autres affirmaient que seul moi n'étais pas fils de Minos ; parmi eux, d'autres disaient même que j'étais le fils d'un taureau - ce même taureau blanc qui avait ravagé la Crète - , ce qui expliquait les protubérances sur mon front et sans doute aussi l'attirance que j'exerçais sur les femmes - y compris ma propre soeur Acacallis. Pourtant, ceux qui prétendaient cela étaient peu nombreux, car je ne m'occupais pas des femmes qui s'attendrissaient sur moi et surtout, j'étais un excellent danseur de taureaux et cela me faisait pardonner pour tout - si j'avais eu quelque chose à me faire pardonner.

Texte © Azräel 2000.
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