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Lorsque nous arrivâmes, nous eûment droit à une place dans les premiers rangs. Ariane et Phèdre allaient bientôt paraître. Cette fois-ci, pas de costumes aux couleurs éclatantes, mais une tenue noire, comme celle de Pasiphaé, qui avait été si longtemps grande prêtresse de la Grande Déesse, qui l'était encore, mais qui se faisait remplacer par Ariane de plus en plus souvent. Sur leurs épaules, les serpents sacrés roulaient leurs anneaux. Mes deux soeurs se regardèrent et sur un sourire, se lancèrent dans leur danse. Souples, vives, légères, Ariane et Phèdre dansaient merveilleusement bien. Quand leurs bras se tendaient, les serpents s'enroulaient autour, dardant leur tête, puis parfois, venaient s'enrouler autour de leur taille, venant reposer leur tête sur leur poitrine.
La danse du serpent était censée imiter les déplacements de l'animal et donc, Phèdre et Ariane dansaient en ondulant, effet rendu plus spectaculaire encore lorsque les serpents déplaçaient leurs anneaux sur leur corps. Il y avait de la magie dans l'air quand mes soeurs dansaient et parfois, nous avions même l'impression de voir la Grande Déesse en personne s'incarner devant nous. Je jetai un regard en direction des Achéens pour voir ce qu'ils pensaient de cette danse ; maintenant que j'avais vu comment dansaient les Achéennes, après avoir vu Scylla la veille, je comprenais que nos styles étaient très différents, mais également fascinants.
Je voyais que Minos était plus captivé encore qu'il ne l'avait été par la danse de Scylla ; cela devait faire plaisir à Pasiphaé. Mais ma mère avait l'air renfermé de ses mauvais jours et je compris vite pourquoi : à côté d'elle, Rhadamanthe était assis et, derrière son siège, debout dans une attitude humble, mais fière, il y avait Scylla. Les yeux de la jeune fille avaient une expression indéchiffrable, mais il y avait certainement de l'admiration dans le regard qu'elle portait sur Ariane et Phèdre.
Les longues chevelures de mes soeurs venaient de se détacher - sans doute était-ce un incident prévu par les danseuses - et les têtes des serpents surgirent de leur chevelure pour venir poser leur tête sur le crâne de mes soeurs. Ariane s'était arrêtée, les bras tendus à l'horizontale, un corps de serpent s'enroulant autour de chaque bras, leurs têtes posées à la racine de ses cheveux, au-dessus de ses yeux, alors que Phèdre tournait encore sur elle-même, les serpents enroulés autour de sa taille. Elle s'arrêta en rejetant la tête en arrière d'un geste arrogant et tous purent voir que les serpents s'étaient déplacés : leurs têtes surgissaient du dos et venaient se placer à la naissance de sa gorge, comme un collier vivant. Silencieuses, mes soeurs se retirèrent ; la cérémonie était ouverte, les jeux tauromachiques pouvaient commencer.
La première équipe était celle d'Amyntor. Ils avaient un style très différent du nôtre. Ils n'avaient que deux filles dans leur équipe de dix et toutes les deux étaient les acrobates de la troupe. Elles prenaient presque tous les risques, avec Amyntor. L'une d'entre elles, Caieta, était la fiancée d'Amyntor. Une fois qu'ils seraient mariés, Caieta aurait à quitter les danseurs de taureau : une acrobate savait que sa carrière était finie dès qu'elle attendait un enfant. Aussi, s'ils restaient toujours ensembles, Caieta et Amyntor ne cessaient de retarder leur mariage, au désespoir de leurs parents qui envisageaient de prendre des mesures radicales.
Caieta prit son élan, attrapa les cornes du taureau qui fonçait vers elle et éleva son corps à la verticale, avant de retomber sur le dos du l'animal et de retourner sur le sol par une autre pirouette. Quelque chose me tracassait dans leur taureau. C'était leur taureau habituel, mais il semblait plus nerveux et plus méchant que d'ordinaire. Ses mouvements étaient plus vifs et déjà, Epéios avait plus d'une fois intervenir pour détourner le taureau sur lui au moment où il allait embrocher Caieta ou Amyntor. Epéios était le plus rapide de tous les danseurs de taureaux et il était capable de traverser l'arène en courant sans se faire rattraper par le taureau à ses trousses.
Subitement, je me redressai d'un bond : Amyntor venait de manquer son saut et se trouvait en mauvaise posture. Epéios bondit, mais il était déjà trop tard ! Les Achéennes pâlirent violemment, Britomartis se mordit violemment les lèvres pour ne pas crier, mais tout cela ne me parvenait qu'à travers un brouillard. Je vis le corps d'Amyntor retomber par terre, Epéios détourner le taureau, Caieta s'agenouiller à côté de son fiancé et renverser la tête en arrière pour hurler. Je compris ce que cela voulait dire, mais j'étais étrangement détaché ; je comprenais surtout que Epéios, le seul à se préoccuper encore du taureau, allait finir par perdre la vie aussi, si personne ne réagissait.
Je ne sus ce qui me prit : soudain je me retrouvai dans l'arène, aux côtés de Caieta que je fis relever de force. Epéios était à l'autre bout, épuisé, courant encore par sa seule volonté. Je m'élançai vers lui, pris appui sur les cornes du taureau et voltigeai par-dessus lui, comme j'en avais si bien l'habitude avec Enosichthon. Reconnaissant, Epéios reprit son souffle pendant que je dansais avec leur taureau, que je ne connaissais pas et qui ne me connaissait pas. Aucun danseur de taureau ne pouvait tenir seul très longtemps si personne ne lui venait en aide. Caieta le comprit et, surmontant sa douleur, rassembla son équipe et vint à mon aide.
Alors que je me tenais à l'écart pour un court instant, mes yeux tombèrent sur la paume de mes mains et j'y surpris une étrange tache. Je regardai de plus près, puis relevai la tête pour fixer le taureau. Caieta allait sauter à son tour, alors je m'élançai de nouveau, attrapai une corne du taureau et m'y suspendis. Caieta évita l'animal au dernier moment et je vis parfaitement son regard de reproche. Ce que je venais de faire aurait pu lui coûter la vie, mais j'en avais cure. Tous ceux de l'équipe d'Amyntor s'étaient reculés, surpris par mon intervention, aussi je remis les pieds à terre et me tins debout en face du taureau, le regardant sans peur. Le brouillard avait disparu de mes yeux, la peur avait quitté mon esprit et je restai lucide, conscient du risque que je courais. Derrière moi, j'entendis une voix féminine dire avec une sorte de satisfaction :
- Il va mourir !
- Tais-toi, lui enjoignit une autre voix que je reconnus comme celle de Timandra.
- Mais..., protesta la première, qui était certainement Larissa.
- Tais-toi. C'est magnifique, ce qu'il fait.
Les dernières paroles de Timandra furent comme un déclencheur. Je bondis en avant, au même moment que le faisait le taureau. J'évitai les cornes sans trop savoir comment et enserrai son cou de mes bras. Il secouait sa tête avec fureur dans mon dos et je sentais ses cornes me déchirer la peau, mais je ne m'en souciais pas. Je gonflai les muscles - ceux que tant de femmes avaient si souvent admirés dans l'arène - et resserrai mon emprise sur le cou du taureau. J'ignorai si je pouvais tuer un taureau en l'étouffant, comme pouvait le faire Héraclès, mais au moins, j'aurais essayé. J'entendais autour de moi les cris de la foule, autant les encouragements que les insultes pour tuer ainsi un taureau.
L'animal se débattait de plus en plus et une douleur aiguë me transperça subitement. Sa corne venait de s'enfoncer dans mes côtes. Il était temps que j'en finisse avec lui ; tant pis, je n'égalerais jamais Héraclès. Je levai la jambe, attrapai la lame de bronze qui se trouvait dans mon brodequin gauche et, d'un vaste geste, je plongeai le poignard dans le cou du taureau. L'animal mugit, se débattit encore - au détriment de mon dos - et s'abattit par terre, m'entraînant avec lui. Caieta vint me relever et me lança :
- Tu es fou ! Tu voulais ajouter ta mort à celle d'Amyntor ?
Je n'eus pas le courage de la réprimander, car je voyais dans ses yeux les larmes qui s'y pressaient et qu'elle refusait de laisser couler. Epuisé, je marchai vers l'endroit où se tenait Minos, Pasiphaé et Rhadamanthe.
- Ô Roi, ne me condamne pas pour la mort d'un taureau avant de m'avoir entendu ! Ce taureau-ci n'était pas le taureau habituel des danseurs. C'était un taureau vicieux qui a été déguisé pour l'occasion !
Comme preuve, j'exhibai mon côté, qui était marqué par la teinture utilisée pour modifier le pelage du taureau et qui n'avait pas eu le temps de sécher.
- Qui soupçonnes-tu, Astérion mon fils ? demanda mon père.
- Je ne sais pas, répondis-je franchement. Je pense néanmoins aux paris. Certains Crétois aiment parier sur les jeux tauromachiques et certains parient autre chose que la victoire de leur équipe favorite.
Je me retirai sur cette dernière pique. Je savais parfaitement qu'il arrivait à ma mère de parier gros sur la mort d'un danseur qui ne lui plaisait pas - ou plus.
Britomartis et Xénodicé m'attendaient à ma sortie.
- Tu es fou ! me déclara sans ambages ma soeur. Tu n'étais pas obligé de faire cela.
- Ce taureau-là ne se serait pas lassé avant d'avoir tué toute l'équipe, Xénodicé, et tu le sais. J'ai fait ce que je devais faire... mais je l'ai fait trop tard !
Epéios vint me rejoindre à son tour, pendant que Britomartis, faute d'avoir autre chose, léchait doucement ma blessure à mes côtes, attendant que quelqu'un amène de quoi nettoyer et panser les marques du taureau.
- Merci, Astérion, me dit Epéios. Sans toi, toute l'équipe serait morte, ou tout au moins, moi.
- Je suis désolé pour Amyntor, marmonnai-je d'un ton rude, autant pour dissimuler les grognements de douleur que parce que je ne savais pas quoi dire en pareille circonstance.
- Tu ne vas pas danser, quand même ? s'exclama Caieta qui venait d'arriver à son tour.
Je me redressai orgueilleusement, repoussant légèrement Britomartis.
- Il ferait beau voir mon équipe danser sans moi ! Les Astres ne dansent pas sans Astérion !
Les Astres, c'était le nom de mon équipe, parce que mon nom signifiait l'étoilé.
- Tu es fou, répéta Caieta d'une voix blanche, comprenant bien qu'il était inutile de me détourner de mon intention.
J'enlevai rapidement mes brodequins pendant que Britomartis me pansait et souris à Tauros qui arrivait au petit trot. Il me sourit en réponse et hocha la tête.
- Je savais bien que tu ne renoncerais pas à gagner le titre, fit-il d'un ton léger.
Je lui répondis par une grimace et pris la tête des Astres pour entrer dans l'arène.
Le silence qui se fit lorsque j'entrai me fit presque peur, mais je compris vite que c'était dû aux bandages qui entouraient ma taille. La foule me reconnaissait et ne comprenait guère que je danse alors que je venais déjà de le faire. C'était une des raisons pour lesquelles les interventions des membres d'autres équipes étaient rares. Normalement, elles étaient même interdites, mais Minos me pardonnerait, puisque le taureau avait été changé.
Enosichthon venait d'être lâché et, comme je le faisais avant chaque danse, je m'approchai seul de lui, pour le saluer. Enosichthon me reconnut sans doute possible et me salua à son tour. Je ne me fiais pas à son air docile ; Enosichthon était un taureau intelligent qui comprenait bien des choses et je savais qu'il attendait une erreur de nous pour nous attraper. Je saluai également mes parents et mon oncle, à qui j'adressai un sourire de connivence, qu'il comprit parfaitement : c'était pour avoir défié Pasiphaé en amenant Scylla avec lui.
Pour signifier que notre danse allait commencer, j'empoignai les cornes d'Enosichthon et m'élevai à la verticale, avant de retomber, non pas sur le dos du taureau, mais à côté de lui, car au dernier moment, j'avais lâché une des cornes pour pivoter à quatre-vingt-dix degrés. Comme Enosichthon s'élançait en avant, je courus à côté de lui, à hauteur de ses cornes. Je vis Xénodicé se décrisper et me sourire. Elle courut à son tour, mais vers le taureau, empoigna les cornes aussi, pirouetta pour se retrouver sur son dos et redescendit au sol par un double saut périlleux. Je m'écartai d'Enosichthon, tandis que Xénodicé nous rejoignait. Tauros et moi nous trouvions sur les côtés, Xénodicé au milieu et nos deux chasseresses, comme nous les appelions familièrement, de chaque côté de ma soeur. Enosichthon se tourna vers nous et nous nous élançâmes.
Tandis que Xénodicé courait droit vers lui, Britomartis et Dictynna se suspendaient chacune à une de ses cornes. Xénodicé était en équilibre renversé au-dessus de la tête d'Enosichthon tandis que Tauros et moi, par les côtés, prenions appui sur le dos du taureau pour sauter par-dessus lui. Au moment où Tauros et moi nous trouvions tous les deux à la verticale sur le dos d'Enosichthon, le corps de Xénodicé commença à s'incliner. Quand les pieds de ma soeur touchèrent le dos du taureau, Tauros et moi étions déjà tous les deux au sol, en train de faire un saut périlleux. Alors Dictynna et Britomartis, à la seule force du poignet, levèrent leurs jambes à la verticale, pouvant presque appuyer leur nez contre leurs genoux. Xénodicé était toujours debout sur le dos d'Enosichthon, regardant dans le même sens que le taureau. La foule faisait silence devant notre dernière invention acrobatique.
On aurait dit qu'Enosichthon avait compris, car s'il continuait à foncer, il ne tentait pas de se débarrasser de Xénodicé. De nouveau, Tauros et moi nous élançâmes par les côtés et, au moment où nos corps s'élevaient, juste avant qu'ils rencontrent celui de Xénodicé, ma soeur fit une pirouette en arrière, rejointe par Britomartis et Dictynna. Sitôt que Tauros et moi touchâmes terre, Enosichthon fit volte-face et nous contempla de son oeil intelligent. La foule applaudissait à tout rompre.
Britomartis et Dictynna enchaînèrent avec les sauts plus classiques, même si leurs sorties étaient très acrobatiques. Pour ma part, je faisais le tour d'Enosichthon d'un petit trot souple, veillant à ne pas trop rappeler à mes côtes qu'elles avaient mal. Le saut que j'allais faire, c'était ma marque propre, une acrobatie dangereuse que personne n'avait jamais osé imiter, parce que le taureau était pris par surprise. Par-derrière, je bondis sur le dos d'Enosichthon et me tins fièrement debout, laissant au taureau le temps de s'accoutumer à ma présence. De nouveau, Britomartis et Dictynna étaient suspendues aux cornes d'Enosichthon ; c'étaient elles qui le faisaient le plus souvent, parce qu'elles étaient le seules à être capables de faire des figures acrobatiques rien qu'avec une corne.
Je tournai le dos à la tête du taureau, regardant les nuages de poussières soulevés par les puissants sabots. Je pris une grande inspiration. Arriver sur le dos d'Enosichthon, ce n'était rien, même si cela surprenait le taureau. Mais ce que j'allais faire, c'était le plus dangereux, car si Enosichthon bougeait, c'était quasiment la mort assurée pour moi. Je sentis que Britomartis et Dictynna avaient de nouveau élevé leurs jambes à la verticale. Il me semblait parfois qu'elles pouvaient tenir une éternité dans cette position. C'était pour moi le signal. Je murmurai mon habituelle prière au dieu et m'élançai en arrière. Mes mains vinrent se refermer autour des cornes d'Enosichthon, tandis que mon corps s'élevait à la verticale. Première partie réussie ! La foule applaudit, comme à chaque fois que je faisais cette figure.
Je croisai le regard de Britomartis et elle me sourit, d'un air un peu crispé. Silencieusement, yeux dans les yeux, nous comptâmes : un... deux... trois ! Britomartis et Dictynna, dans le même mouvement, tournèrent autour de leur corne, se retrouvant dans le sens de la marche, puis élevèrent leurs jambes plus haut encore, passant par-dessus la corne. Elles se tordirent légèrement et, d'un coup de reins, se retrouvèrent debout côte à côte sur le dos d'Enosichthon. C'était une petite amélioration que nous avions travaillée tous les trois. Elles souriaient, comme si de rien était. Je fléchis presque imperceptiblement les jambes, pour le nouveau signal, et nous nous envolâmes tous : Britomartis et Dictynna par un saut périlleux arrière et moi, j'atterris devant Enosichthon, le fixant d'un air à la fois fier et dédaigneux. Nous restâmes un instant dans cette attitude, puis le taureau chargea, je me dérobai et Tauros et Xénodicé dansèrent avec lui. Lassé, Enosichthon s'en alla au petit trot.
Tâchant de paraître le moins essoufflés possible, nous nous réunîmes tous les cinq pour saluer, puis sortîmes calmement de l'arène. Epéios nous attendait à la sortie.
- Magnifique ! fut son seul commentaire.
Les Astres et moi avions tenu notre entraînement secret, si bien que tout le monde, sauf Glaucos, découvrait en même temps nos nouvelles acrobaties. J'entourai les épaules de Britomartis et de Dictynna de mes bras et les serrai brièvement contre moi.
- Bravo, les chasseresses ! Vous avez été parfaites !
- Si tu ne gagnes pas le titre avec ça, ajouta Tauros, je ne sais plus quoi faire !
J'eus un sourire malin.
- Moi, si...
Tauros fit mine de gémir désespérément : j'avais eu une nouvelle idée !
Je fus heureux de pouvoir m'asseoir, car mes jambes commençaient à flageoler. Comme nous étions moitié moins nombreux qu'une équipe classique, nous étions deux fois plus fatigués à la fin, car nous devions sauter beaucoup plus et j'étais le meilleur danseur de l'équipe - ou je préférais prendre les risques moi-même plutôt que les faire prendre aux autres. De plus, mes côtes commençaient à me faire souffrir ; je songeai, en laissant aller ma tête en arrière, les yeux fermés, qu'il fallait que j'aille voir la guérisseuse, qui avait toutes les caractéristiques d'une vieille sorcière au rire grinçant, mais qui soignait à merveille. Je rouvris les yeux en sentant une ombre s'interposer entre le soleil et moi. C'était Timandra.
- C'était magnifique, dit-elle calmement.
Dans ses yeux, le mépris avait disparu, remplacé par quelque chose qui ressemblait fort à de l'admiration, mais je voyais que la haine et l'horreur étaient toujours sous-jacentes.
- J'ai fait ce que je devais, répondis-je, certain qu'elle parlait de ma façon de lutter contre le taureau pour l'équipe d'Amyntor.
- Pas seulement ça, reprit-elle. Ta danse aussi. Devrons-nous danser ainsi ?
Malgré ma fatigue, j'eus un petit rire.
- Non. Vous suivrez d'abord un entraînement d'acrobaties. Une fois que vous serez suffisamment souples, nous pourrons passer à la danse du taureau. Mais vous ne danserez pas tout de suite comme les Astres. Cela nous a demandé beaucoup de travail et un entraînement très long.
Timandra hocha la tête et s'éloigna.
Ce même soir, j'étais tout seul auprès du feu qui flambait dans la Cour du Taureau quand une mince silhouette s'approcha de moi. Je reconnus la silhouette découpée par les flammes. Timandra. Sans paraître effrayée, elle s'assit en face de moi.
- Comment as-tu pu sortir du bâtiment des filles ? demandai-je, surpris.
Si les garçons pouvaient aller se coucher quand ils le voulaient, les filles n'avaient pas les mêmes droits et les prêtresses du Taureau y veillaient farouchement.
- J'ai dit à la prêtresse que je voulais te parler, répondit-elle d'un ton d'évidence en haussant les épaules.
- Médésicaste a fait cela ? m'exclamai-je, incrédule.
C'était à ne rien y comprendre. Même si Médésicaste, la prêtresse de garde pour la semaine, me connaissait bien et savait que j'étais au courant des règles, il n'y avait aucune raison pour qu'elle permette à une étrangère de sortir malgré les interdictions.
- Euryale m'a dit que tu es fils de Minos, dit-elle.
- C'est exact. Je suis son plus jeune fils.
- Si tu es de sang royal, pourquoi danses-tu avec les taureaux ? C'est dangereux..., fit-elle, visiblement troublée.
- Tu t'étonnes, mais cela te rassure, remarquai-je sans répondre à sa question.
- Naturellement. Si Minos laisse son fils danser avec les taureaux, alors nous aurons peut-être une chance de survivre et de rentrer à Athènes.
Je secouai la tête.
- Si tu survis, c'est que tu auras pris goût à la danse. Une fois que tu es prise, tu ne peux plus partir. C'est devenu une drogue pour toi. C'est une des raisons pour lesquelles mon père me laisse continuer ; je deviendrais fou si on me forçait à arrêter de danser.
Elle secoua la tête à son tour.
- Je ne veux pas danser avec le taureau, dit-elle. Je veux simplement rentrer chez moi.
- Un fiancé t'y attend ? demandai-je brusquement. Si tel est le cas, tu aurais mieux fait de l'épouser il y a quelque temps. Le Taureau ne veut que des vierges.
- Je n'ai pas de fiancé. J'ai juste peur.
Je ris.
- La peur est quelque chose de normal. C'est la façon de la vaincre qui fait des gens des héros ou non.
- Mais je ne veux pas être de la race des héros ! cria soudain Timandra.
Je compris que ses nerfs étaient en train de craquer. Depuis le choix des prisonniers sans doute, elle devait porter sa peur et celle des autres sur les épaules et elle n'en pouvait plus. Je me gardai de la toucher ; cela ne l'aurait pas réconfortée le moindre du monde.
- Pourtant, c'est ce que tu as choisi, dis-je en me levant. Sinon, jamais tu n'aurais défendu ta soeur, jamais tu ne serais venue me trouver ce soir.
Je comptais aller me coucher immédiatement, pour soulager mes côtes qui m'arrachaient des grimaces. Je n'avais pas fait appeler la guérisseuse et la blessure m'élançait toujours, même si Britomartis avait fait de son mieux. J'étais sûr que ma place à côté de Tauros m'attendait, même si mon voisin avait disparu. La mort d'Amyntor laissait en moi un vide plus profond que la mort d'Androgée. Je songeai que Tauros avait même certainement arrangé ma place pour que je dorme bien malgré ma blessure. Mais je n'eus pas l'occasion de vérifier mes suppositions : Timandra me rappela.
- Attends !
Je m'arrêtai, sans me retourner. Je craignais que ça ne soit qu'une fausse alerte.
- Pourquoi as-tu cet aspect étrange ?
Je pivotai sur mes talons pour la regarder.
- Quel aspect étrange ? m'étonnai-je.
Jamais personne - surtout une femme - ne m'avait dit que j'avais l'air étrange. On m'avait dit que j'étais fou - surtout à cause de mes idées d'acrobaties - mais jamais que j'étais étrange.
- Ton front...
Elle balbutiait lamentablement, ignorant sans doute comment exprimer ce qu'elle voulait dire sans me vexer. Je portai ma main à mon front et sentis sous mes doigts les deux protubérances qui l'ornaient. Je compris aussitôt et éclatai presque de rire, soulagé.
- Je suppose que tu veux parler de ça ! C'est parce que je suis destiné au Taureau depuis ma naissance !
- Destiné au Taureau ? fit-elle en écho.
- Au début, mon père croyait même qu'il allait devoir me sacrifier au Taureau et il n'était guère heureux, surtout qu'il avait quelques problèmes avec mon frère aîné à cette époque. Mais la Grande Déesse, par l'intermédiaire de ma mère, fit savoir que ce n'était pas cela et qu'il fallait me laisser grandir. Maintenant, nous savons pourquoi j'étais destiné au Taureau : il me voulait pour danseur ! C'est l'autre raison qui fait que mon père me laisse danser.
Timandra me regardait sans rien dire, le visage indéchiffrable. Sans remords, je la quittai pour aller dormir. La journée avait été plus fatiguante pour elle que pour moi.
Texte © Azräel 2000.
Bordure et boutons Bull's head. Copyright © Azraël 2000.
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