Minotaure

   J'étais en train de répéter les instructions à mon petit groupe, quand quelqu'un m'appela :
    - Astérion ! Le roi a dit que tu étais chargé de t'occuper des prisonniers ! Il faut que tu les entraînes et... oh ! tu connais le discours par coeur !
   Agacé, je répondis par un vague grognement accompagné d'un mouvement du bras sans même me retourner.
    - Astérion ! répéta Icare, qui était un vieil ami à moi, tu peux peut-être te permettre de désobéir à Minos, mais moi, je ne peux pas !
   Enervé, je me retournai et je vis le groupe d'Athéniens devant moi, accompagné par mon ami blond. Tous les Athéniens pâlirent et certains même se cachèrent le visage dans leurs mains. La jeune fille en tête, courageusement, lâcha la main de l'autre jeune fille et se plaça devant elle en bouclier.
    - Si tu la touches, monstre, me menaça-t-elle d'une voix sourde, parlant un crétois presque parfait, je te promets que tu t'en repentiras.
   Je la regardai longuement, si longuement en fait qu'elle finit par baisser le poing qu'elle brandissait sous mon nez.
    - Britomartis ! appelai-je sans me retourner. Mène cette Amazone et les autres jeunes filles dans le quartier des filles. Icare, accompagne les autres. Je n'ai pas le temps de m'occuper d'eux pour l'instant. Nous veillerons à ce qu'ils assistent aux jeux demain.
   Les yeux de la jeune fille s'étaient arrondis en m'entendant parler et je ne pus résister au malin plaisir d'augmenter sa peur. Dans sa propre langue, j'ajoutai :
    - Si tu danses aussi bien que tu parles, Athénienne, peut-être que le dieu te regardera, même si tu n'es pas crétoise !
   Rien n'aurait pu augmenter sa pâleur après mes dernières paroles.
   Britomartis ne mit pas longtemps à refaire son apparition. Sans doute avait-elle simplement confié les jeunes filles aux prêtresses qui veillaient sur les filles dans leur bâtiment. Nous reprîmes donc notre entraînement sur le taureau de bois jusqu'à ce que chaque saut soit parfait, chaque mouvement si bien enregistré qu'il en devenait mécanique. Epuisés, nous nous écroulâmes sur le sol, riant malgré nous, et Amyntor, un de nos amis, sortit en souriant du corps du taureau, lequel était creux, afin de pouvoir faire bouger la tête de l'animal.
   Glaucos, qui dirigeait l'école de danse, s'approcha à son tour et nous regarda d'un air étrange. Je savais depuis longtemps que Glaucos n'aimait pas que des gens comme Xénodicé et moi - enfants royaux - viennent se mêler de ses jeux. Il n'ignorait pas ce qu'il risquait si un accident nous arrivait.
    - Votre taureau vient d'arriver, annonça-t-il, bourru.
   Je m'étais relevé sur les coudes pour l'écouter et je me laissai retomber en arrière.
    - Pas tout de suite, Glaucos, bâillai-je. Nous sommes épuisés. Dans un quart d'heure, je pense.
   Glaucos acquiesça d'un signe de tête et repartit. Mais nous ne profitâmes pas longtemps de notre repos. Une jeune fille, le visage rouge d'avoir couru, les nattes défaites, arrivait près de nous. Elle s'inclina devant nous et, entre mes paupières à moitié fermées, je reconnus Demnosia, l'esclave favorite de Phèdre, la plus jeune de mes soeurs.
    - Le roi vous attend ce soir pour le dîner. La nouvelle esclave du seigneur Rhadamanthe va danser et le roi veut que vous assistiez au spectacle, débita-t-elle d'un trait.
   Je me relevai sur un coude et regardai Xénodicé dont la tête reposait sur le bras de Tauros. Un seul regard entre nous et tout était dit.
    - Nous serons là, Demnosia. Profites-en pour dire à Phèdre et Ariane d'être prêtes à danser aussi, au cas où la danse de l'esclave serait belle. Il serait honteux qu'une Achéenne surpasse une Crétoise.
   Demnosia inclina la tête et repartit en courant. Avec un soupir, je m'assis et secouai Dictynna, qui se trouvait la plus proche de moi.
    - Allons ! Notre taureau nous attend !
    - Je n'en peux plus, Astérion ! protesta la jeune fille. Cela ne t'apportera rien de bon de me faire embrocher sur ses cornes !
    - Dictynna, demain, nous dansons devant le roi et devant les quatorze prisonniers athéniens. As-tu envie de leur laisser croire qu'une Crétoise a peur d'un taureau ? demandai-je sévèrement.
   Britomartis, plus endurante que son amie, qui était plus jeune qu'elle, s'assit à son tour et rit doucement en rejetant ses longs cheveux dans son dos. Xénodicé gémit et se releva aussi, laissant Tauros protester de tout son soûl.
    - Mon bras n'était pas assez confortable ? grogna-t-il en regardant ma soeur.
   Elle se pencha vers lui.
    - Ton bras était très confortable et tu le sais très bien. Mais nous avons autre chose à faire, Tauros. Debout !
   Quelques instants plus tard, toute ma petite équipe était debout et riait. Glaucos amena le taureau ; ses cornes avaient été couvertes par des protections de bronze se terminant par des boules. Ce n'était pas le cas pendant les jeux, mais pour l'entraînement, Glaucos était peu soucieux de perdre ses élèves. Le taureau, que je considérais un peu comme un vieil ami, puisque c'était déjà la troisième fois que je dansais avec lui, fut enchaîné de façon à ce qu'il ne puisse pas s'enfuir, mais il pouvait toujours bouger la tête et ne s'en privait pas ! Parfois, je me disais qu'il devenait vicieux lorsqu'il était attaché.
   Un regard, un sourire et notre cri de "guerre" jaillit de nos gorges en même temps. Nous nous élançâmes tous en même temps, Tauros et moi sur le côté, Xénodicé de front et Britomartis et Dictynna s'occupaient des cornes. Nous ne formions pas une vraie équipe de danse, qui était normalement plus nombreuse que la nôtre, et avec des rôles autres que sauteurs, mais nous étions l'équipe préférée du public. Un quart d'heure après, nous nous regardâmes, haletants, mais radieux. Le public allait être conquis par notre nouvelle invention !
   Glaucos nous avait regardés, appuyé contre un mur de la cour. Lorsque nous nous écartâmes du taureau, Glaucos vint vers nous en secouant la tête.
    - Vous êtes fous, nous dit-il, me regardant plus précisément. Vous finirez encornés par un taureau et je serai sacrifié par le roi !
   Je ris et posai la main sur le flanc du taureau.
    - Ce vieux Enosichthon ne me ferait jamais de mal, voyons, Glaucos !
   Enosichthon était un taureau imposant, d'un pelage d'un curieux gris pommelé, plutôt rare. Certains disaient qu'il descendait du taureau envoyé par Poséidon, celui qui avait ravagé la Crète et tué Androgée.
    - Ramène-le, Glaucos, Xénodicé et moi sommes attendus au palais !
   Sans attendre de réponse, Xénodicé et moi partîmes de la Cour du Taureau, à pied. Nous nous arrêtâmes juste le temps d'enfiler nos hauts brodequins, puis allâmes par les rues de Cnossos, saluant gaiement les gens que nous connaissions. Icare nous croisa et fit un bout de chemin en notre compagnie, regrettant de ne pouvoir assister au dîner. Je savais que Tauros aussi était déçu, je l'avais vu au regard qu'il avait jeté à Scylla. J'espérai juste qu'il aurait assez de jugeote pour ne pas aller dévoyer l'esclave de Rhadamanthe. Mon oncle avait une morale très stricte et plutôt sévère. Scylla ne serait pas la seule sur qui tomberait le blâme en cas de problème.

   Minos, mon père, présidait le dîner ; à côté de lui, ma mère, droite et fière, toujours belle, habillée de noir, comme de coutume. Ariane était assise à gauche de mon père ; ses cheveux, au lieu d'être du noir habituel aux Crétois, étaient plutôt châtains ; elle était vêtue dans des tons safrans. A côté de Pasiphaé, il y avait Deucalion, mon frère aîné, qui avait l'air de s'ennuyer prodigieusement. Phèdre était à côté de lui, ses longs cheveux noirs lui descendant jusqu'aux genoux lui faisant comme un manteau sombre sur sa robe écarlate. Près de Phèdre, souriant légèrement pour une fois, il y avait Rhadamanthe qui discutait à voix basse avec sa nièce. Grand, mince, le visage sévère, tel était Rhadamanthe. Ses cheveux sombres cascadaient sur ses épaules, un large collier d'or pendait à son cou et une grosse bague d'or ornait son annulaire droit. Enfin, j'étais entre Ariane et Xénodicé, qui avait repris la longue robe et le corsage échancré crétois, dans des tons bleus. Contrairement à Ariane et Phèdre, Xénodicé attachait ses cheveux sur la tête ; elle en avait pris l'habitude avec la danse du taureau. Les cheveux flottants pouvaient être parfois dangereux.
   Pour ma part, je n'avais guère fait d'effort de toilette ; j'avais mis un pagne propre, essayé vaguement de discipliner mes longues et épaisses boucles brunes et j'avais pris garde à ne mettre aucun bijou. Ce n'était pas pour me distinguer, c'était que les bijoux étaient encombrants lorsque l'on dansait. Il était d'usage, pourtant, de danser avec des colliers d'or, des bagues et des bracelets, mais je préférais m'en abstenir. Ce n'était même pas un manque de bijoux, puisque j'en avais plus que je ne pouvais en porter.
   Sur un appel de Rhadamanthe, Scylla entra timidement devant nous. Son maître n'avait pas fait la bêtise de l'habiller en Crétoise. De toute façon, ses longs cheveux blonds l'auraient vite trahie. Rhadamanthe lui lança un ordre dans sa langue et elle se mit à danser. Sa danse n'avait naturellement rien à voir avec la danse du taureau, qui, de toute façon, était à l'origine une danse réservée à l'homme et qui était plus acrobatique qu'autre chose, mais elle ne ressemblait à rien non plus à la danse du serpent, dont mes soeurs étaient les interprètes privilégiées. A la voir danser, blonde, fragile, entièrement vêtue de blanc, je croyais presque la voir pleurer sa liberté perdue, la trahison qu'elle avait commise, la perte d'un père aimé pour trouver l'esclavage. La danse était magnifique.
   A côté de moi, Xénodicé admirait sans arrière-pensée. Depuis longtemps, notre mère avait dû se résoudre au fait que jamais Xénodicé ne danserait la danse du serpent, ni ne serait prêtresse de la Grande Déesse. Xénodicé avait haussé les épaules, indifférente. Sa vie, comme la mienne, était avec les taureaux. Plus d'une fois, Pasiphaé s'était plainte que sa fille aînée aurait dû naître garçon. Si bien que Xénodicé pouvait admirer la danse de l'étrangère sans jalousie, sachant que sa danse à elle était si différente qu'il n'était pas possible de comparer les deux. A ma gauche, par contre, je sentais Ariane qui s'agitait, comme outrée. Je lui jetai un coup d'oeil en oblique. Elle paraissait à la fois fascinée et révoltée.
   De l'autre côté, Phèdre avait la même réaction, alors que Deucalion semblait s'être réveillé et Rhadamanthe lui-même en avait perdu son air sévère. Ma mère serrait les lèvres de façon réprobatrice, tandis que mon père appréciait sans le cacher. Lorsque Scylla arrêta de danser, elle releva brièvement la tête, aperçut les visages qui la regardaient et les différentes expressions qu'ils avaient, jeta un long regard à Minos et s'enfuit. Ou plutôt, tenta de s'enfuir, car Rhadamanthe tendit simplement le bras et l'attrapa par le poignet, la forçant à venir à côté de lui.
    - Charmante danse, en vérité, commenta mon père, sans faire attention que la jeune fille dont il parlait était la même qui avait trahi son père par amour pour lui et qu'il avait condamnée à être noyée. Il me semble, mon frère, que tu viens d'acquérir une excellente danseuse.
    - J'ai cru comprendre qu'elle chantait également, fit Rhadamanthe de la voix basse qui le caractérisait.
   Minos hocha la tête.
    - Amène ton esclave demain voir les jeux, suggéra-t-il. Là, elle verra Phèdre et Ariane danser et nous verrons laquelle de leur danse est la plus belle !
    - Non, intervint Pasiphaé d'un ton sec. Amener une esclave voir des jeux ! Voilà bien une idée saugrenue. Une esclave doit travailler. Elle restera dans la maison de Rhadamanthe, dans la mienne si ton frère n'a pas suffisamment de travail pour elle.
   Rhadamanthe plissa légèrement les yeux et dit d'un ton égal :
    - Scylla, retourne dans tes quartiers.
   La jeune fille quitta la pièce aussitôt, avec un soulagement presque palpable. Rhadamanthe attendit que le bruit léger de ses pieds nus se soit éteint pour reprendre :
    - Pasiphaé, je ne voulais pas faire éclater une querelle devant une esclave, à son sujet qui plus est, mais Scylla m'appartient et j'agirai avec elle comme bon me semble. Si tu as peur que mon frère se détourne de toi pour venir aimer cette jeune fille qui a trahi par amour, tu peux compter sur moi pour l'en empêcher.
   Pasiphaé serra les lèvres et ne répondit rien. Rhadamanthe savait pertinemment que depuis assez longtemps, Minos s'était détourné de sa femme. Mais je savais sur qui il portait actuellement ses vues et, si je ne me trompais pas, Scylla n'avait rien à craindre... pour l'instant.
   La reste de la soirée se passa presque lugubrement. Mon père but plus que de raison et, comme nous tous dans la famille, il avait le vin triste. Il ne se mit pas à pleurer en s'agrippant à Pasiphaé, mais faisait tourner son gobelet entre ses mains, le regardant rêveusement, tombé dans un profond abattement. Pasiphaé restait réprobatrice ; Deucalion avait servilement imité l'exemple de Minos et s'était enfermé dans un silence guère différent de son silence habituel. Rhadamanthe buvait peu, donc il avait toujours l'oeil clair, mais il n'était guère bavard de nature, donc ce n'était pas lui qui allait entretenir la conversation. Pour ma part, je résistai à la tentation : demain, si Enosichthon me trouvait trop mou, il ne ferait qu'une bouchée de moi. Xénodicé partageait mon opinion et mes deux autres soeurs s'étaient enfermées dans un silence boudeur.
   Finalement, incapables de supporter plus longtemps ce silence oppressant, Xénodicé et moi nous levâmes et prétextâmes des jeux du lendemain pour nous retirer. Rhadamanthe acquiesça - mon père n'était même plus en état de lever la tête - et me fit un signe complice, qui montrait qu'il comptait sur moi le lendemain. Avec un soupir de soulagement, Xénodicé et moi retournâmes à la Cour des Taureaux, n'en pouvant plus du palais de Cnossos. Les prêtresses qui veillaient sur le bâtiment des filles grognèrent bien un peu quand Xénodicé arriva, à cause de l'heure tardive, mais elles ne pouvaient guère élever la voix en présence de leur princesse. Quant à moi, je m'allongeai avec reconnaissance entre Tauros et Amyntor, pour m'endormir immédiatement d'un sommeil sans rêve, sinon que j'imaginais brièvement la voix basse de Rhadamanthe chuchoter à mon père qu'il avait trop bu, comme il me l'avait fait la première fois, et se débrouiller seul pour ramener mon père à son lit, sous le regard silencieux et méprisant, voire accusateur, de ma mère.

   Tauros ne parut pas étonné le moindre du monde de me trouver à côté de lui en se réveillant le lendemain. Il me secoua sans ménagement, poussant en même temps un hurlement à faire frémir un taureau. Les autres dormeurs ouvrirent les yeux avec un grognement de protestation, mais tous étaient habitués aux réveils plutôt brutaux dès que Tauros était de passage. Seuls, les Athéniens - que j'avais complètement oubliés jusqu'au moment où je les revis, ce matin-là - sursautèrent violemment et se rapprochèrent les uns des autres en regardant autour d'eux. Je dissimulai un sourire.
   Ce matin-là, tous ceux qui allaient danser prirent grand soin à leur toilette. Malgré mes plus grands principes, j'arborai des bijoux. Personne ne pourrait avoir honte du prince de Crète, même si je n'étais pas l'héritier de Minos. Tauros m'imita et je remarquai que ses mains tremblaient légèrement. J'en fus un peu surpris, car Tauros, s'il n'était pas aussi confirmé que moi dans la danse, n'était pas un novice et son intrépidité l'empêchait généralement de penser au danger, quel qu'il pût être.
   J'avertis aux Athéniens de me suivre. Ils s'étaient débarbouillés sommairement et encore, seulement quand je leur en avais fait signe. J'avais l'impression que l'hygiène n'était pas leur fort. Dans la Cour, Britomartis, Dictynna et Xénodicé étaient là, prêtes elles aussi, vêtues de pagnes plus décorés que d'ordinaire, et couvertes de bijoux également. Les coiffures étaient lâches, de façon à se défaire si une corne se prenait dedans, tout comme les ceintures et les bijoux. Il était hors de question de perdre un danseur à cause d'une chose aussi stupide, même si c'était déjà arrivé plus d'une fois.
   Derrière Britomartis, il y avait les Athéniennes, que leurs compatriotes allèrent rejoindre aussitôt, nous jetant des coups d'oeil suspicieux, comme s'ils pensaient que nous avions profité de leur absence pour abuser de leurs camarades. Leurs esprits devaient être un peu plus hauts que la veille, car ils ne se réfugièrent pas tous derrière la jeune fille.
    - Qui est-elle ? demandai-je à Britomartis en la désignant du menton.
    - Elle s'appelle Timandra.
    - Pourquoi tous les autres la suivent-ils comme un petit chien ?
    - La jeune fille qu'elle tenait par la main hier, c'est sa soeur, Larissa. Timandra et Larissa sont les filles uniques de leur parents et elles ont toutes les deux été choisies pour venir ici.
   Je haussai les épaules.
    - Ce n'est pas de ma faute !
    - Je ne t'accuse pas, continua Britomartis avec patience. Malgré le chagrin de ses parents, Timandra a fait front avec courage et je pense que sur le bateau, elle a dû soutenir ses compagnons. Elle est devenue leur chef.
    - Tu as discuté avec elle ?
    - Pas beaucoup, non. Juste de quoi comprendre ce que je viens de t'expliquer.
   Je jetai un nouveau coup d'oeil en direction de la dénommée Timandra, qui ne m'avait pas quitté du regard et son regard à elle était plein de mépris, de haine et d'horreur. La haine, je la comprenais, au vu de ce qu'il lui était arrivé. Même si elle ignorait certainement que j'étais le fils de Minos, elle devait en vouloir à tous les Minoens, comme tout Athénien. Le mépris, je le comprenais moins ; quant à l'horreur, j'en ignorais complètement la raison. Même si j'avais un air plutôt sauvage, jamais les femmes ne m'avaient trouvé repoussant, mais plutôt attirant.
   Je haussai mentalement les épaules.
    - Dis-moi, Britomartis, demandai-je d'une voix suffisamment forte pour que les Achéens puissent m'entendre, est-ce une coutume en Attique que les gens ne se lavent pas ? J'ai déjà eu du mal à convaincre les garçons de le faire, mais je vois que les filles sont pareilles.
   Je vis Timandra rougir violemment et elle releva la tête comme si elle avait reçu un coup de fouet.
    - Pas du tout, répliqua-t-elle, mais chez des barbares, nous ne faisons pas d'efforts.
   Je ricanai. Je ne savais pourquoi, j'avais envie de me montrer absolument odieux en la présence de cette fille.
    - D'ordinaire, quand des "civilisés" vont chez des barbares, ils font tout pour montrer aux barbares qu'ils ne sont que cela justement, des barbares. Finalement, peut-être que vous êtes les barbares.
   Timandra rougit et pâlit tour à tour. Je soupirai.
    - Britomartis, emmène-les se laver. Leur odeur me retourne le coeur.
   La jeune chasseresse me lança un sourire complice et entraîna les jeunes Achéennes. Je me tournai vers les Athéniens qui étaient tous en groupe, l'air suspicieux, et, lassé par leur terreur stupide, j'aboyai :
    - Vous êtes plus craintifs qu'un enfant ! Personne ne va vous faire de mal ici.
    - Nous avons été envoyés ici pour expier la mort d'Androgée, le fils de Minos. Pourquoi veux-tu que nous attendions quelque chose des Crétois ? cracha l'un d'entre eux.
    - Mais vous savez parler, fis-je, simulant l'étonnement. Toi, puisque tu as osé ouvrir la bouche, dis-moi ton nom et celui de tes compagnons.
    - Je m'appelle Euryale. Mes compagnons sont Erichthonios, Agathon, Télamon, Phocos, Iphiclos et Hipponoos.
    - Parfait. Je suis Astérion et voici Tauros, ma soeur Xénodicé et Dictynna. L'autre jeune fille s'appelle Britomartis. Maintenant que nous nous connaissons mieux, nous allons peut-être pouvoir parler sans que vous trembliez de peur, non ?
    - C'est la peur du taureau, Astérion, reprit Euryale. Nous avons vu le taureau de Crète, le blanc, que Héraclès a ramené à Eurysthée, et ce taureau a tué beaucoup de gens, dont Androgée, un Minoen !
    - Ce taureau-là a été rendu fou par le dieu, parce que mon père ne voulait pas le lui sacrifier, répondis-je en haussant les épaules. Il est devenu vicieux. Mais nous ne dansons pas avec des taureaux vicieux.
   Télamon eut un petit rire.
    - Qui es-tu exactement, pour parler comme un roi, mais danser avec le taureau ?
    - Je suis fils de Minos, Télamon. Les danseurs de taureau ne sont pas des prisonniers. Sauf depuis quelque temps, hélas. Asseyez-vous, nous avons encore un peu de temps avant le début de la cérémonie.
   Un peu étonnés, les Athéniens obéirent.
    - La danse du taureau existe depuis très longtemps. A l'origine, c'étaient des prisonniers de guerre ou des condamnés à mort. Le taureau est l'emblème de la Crète, donc ils devaient mourir par le taureau. Peu à peu, les gens se sont pris d'engouement pour la danse du taureau, car les condamnés avaient de plus en plus d'idées pour échapper au taureau et parfois, n'avaient d'autre solution que de sauter par-dessus la bête. Ceux qui survivaient jusqu'au moment où le taureau était lassé étaient libérés. Aussi, de plus en plus de gens vinrent s'entraîner à danser avec les taureaux, car c'était la garantie de la célébrité. Bientôt, il n'y eut plus que des gens libres à danser avec le taureau. Mais l'engouement retomba devant la recrudescence des accidents. Les spectateurs étaient toujours aussi assidus, mais les participants l'étaient moins. On prit des esclaves, mais on les entraîna longtemps avant de les faire paraître, pour qu'ils durent devant le taureau. La foule aima cette amélioration et s'attacha aux danseurs. De temps en temps, un homme libre s'y joignait et même des femmes, qui voulaient imiter les belles esclaves condamnées au taureau. Xénodicé et moi faisons partie des gens libres et, avec notre participation, l'engouement a repris. Maintenant, les seuls danseurs de taureau sont des gens libres. Sauf vous. Mais vous deviendrez libres si vous dansez suffisamment bien... et suffisamment longtemps.
   Sans attendre de réponse de leur part, je me relevai. Les Achéennes venaient de faire leur apparition, accompagnées par Britomartis.
    - Allons-y, la cérémonie va bientôt commencer et je ne veux pas manquer la danse d'Ariane et de Phèdre.
   Je remarquai que les Athéniens étaient un peu plus joyeux, même s'ils ne semblaient pas très à l'aise en ma compagnie. Je les vis chuchoter quelque chose à l'oreille de leurs compagnes et je me doutai que mon récit devait circuler.

Texte © Azräel 2000.
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