 |

Une seule chose me passionnait : les jeux tauromachiques et plus précisément, la danse du taureau. Avec ma soeur Xénodicé, nous étions les meilleurs danseurs et ce n'était pas pure vantardise de ma part. Il nous suffisait d'un regard pour nous comprendre et nous nous élancions dans le plus parfait ensemble face au taureau, pour sauter et danser, liés par une communion que rien ne pouvait détruire, une joie pure et profonde, une sensation de liberté que partageait aussi le taureau et pour rendre ce sentiment de vivre plus intense, il jetait toutes ses forces dans la danse, tandis que nous sautions autour de lui, dansions avec lui, l'évitions d'une cambrure de reins, toujours souriants, toujours complices.
Tout le monde aimait la danse du taureau, aussi bien participer que assister au spectacle. Nous avions même une école pour les danseurs, où les jeunes gens affluaient. Mes autres soeurs avaient refusé l'honneur d'en faire partie, ainsi que mes frères, mais Xénodicé et moi avions goûté au jeu et c'était devenu comme une drogue pour nous. Nous étions les plus intrépides, inventant sans cesse de nouvelles figures sur l'animal de bois qui nous servait à l'entraînement.
Parmi nos compagnons, il y avait Britomartis, Dictynna et Tauros. Les deux premières étaient avant tout des chasseresses, mais elles avaient été séduites par ce jeu dangereux et excitant qu'était la danse du taureau. Elles venaient donc régulièrement, quoique moins souvent que Xénodicé ou moi, s'entraîner sur le taureau de bois. Tauros, au nom prédestiné, était un jeune homme hardi qui s'élançait assez souvent avec une intrépidité frôlant l'inconscience dans les figures les plus classiques. Si le taureau n'était pas vicieux, il avait quand même des cornes impressionnantes et un accident était vite arrivé. Pour nous autres, danseurs du taureau, un accident était quelque chose dont nous connaissions l'existence, mais nous vivions comme si nous l'ignorions.
Les danseurs professionnels, comme l'étions, d'une certaine façon, Xénodicé et moi, vivaient à part, dans un bâtiment construit exprès, où se trouvait entre autres la cour d'entraînement. Les filles et les garçons étaient logés à l'écart et le chemin pour passer de l'un à l'autre était si compliqué que cela ressemblait à un véritable labyrinthe. Il nous arrivait, à Xénodicé et moi, de rester une ou deux nuits de suite pour dormir, au lieu de rentrer à la maison familiale. Souvent, dans ces cas-là, Britomartis, Dictynna et Tauros étaient présents et nous passions la soirée à discuter, souvent très tard, dans une des salles communes prévues à cet effet.
Si Xénodicé, d'ordinaire, portait la tenue habituelle - la longue robe à volants vivement colorée, le corsage échancré et la large ceinture de velours - lorsqu'elle était à l'école de danse, elle ne portait que le pagne qui la laissait libre de ses mouvements. Britomartis et Dictynna, elles, ne mettaient jamais la robe longue ; la robe courte était déjà bien suffisamment encombrante quand elles chassaient !
Un de ces soirs, Britomartis s'exclama, secouant sa longue chevelure noire :
- Votre père a vaincu à Nisa ! Il va y avoir des jeux pendant une semaine, pour fêter cette victoire ! N'est-ce pas une bonne nouvelle ?
- Il paraît, continua Dictynna sur un ton de conspirateur, qu'il a vaincu grâce à Scylla, la propre fille de Nisos ! Elle serait tombée amoureuse de notre roi et aurait trahi.
- Je suppose que père l'a tendrement remerciée, remarqua Xénodicé d'un ton sarcastique.
- Naturellement, acquiesça Britomartis avec un léger sourire. Il l'a faite noyer, tout en appréciant à sa juste valeur le cadeau qu'elle venait de lui faire.
- Je suis étonné que Rhadamanthe l'a laissé faire, commenta Tauros d'une voix acide.
- Rhadamanthe est en Attique aussi ? m'étonnai-je.
- C'est une affaire de famille, il a décidé que sa place était aux côtés de son frère.
Xénodicé et moi échangeâmes un regard et Tauros parut comprendre notre surprise non formulée.
- Vous n'êtes pas au courant que Androgée est mort, tué par Egée ?
- Non ; tu en sais plus que nous, Tauros. Raconte !
Britomartis et Dictynna appuyèrent la requête de ma soeur.
- Androgée était venu à Athènes pour assister aux fêtes données en l'honneur de Pallas. Il participa même aux jeux et il vainquit tous ses adversaires, qui étaient pourtant des nobles réputés de la cour du roi Egée. Celui-ci, jaloux, demanda alors à Médée, sa femme, la célèbre magicienne, quel était l'exploit que pourrait accomplir un jeune homme courageux. Médée, ne semblant pas soupçonner la vérité, lui parla du taureau qui avait jadis dévasté notre pays et que Héraclès avait apporté vivant en Argolide. Eurysthée, terrifié, l'avait remis en liberté et il dévastait maintenant la région du roi Egée. L'idée parut excellente à Egée et il la soumit aussitôt à Androgée, arguant que le taureau venait de Crète et que le jeune homme lui-même était un habitué des taureaux. Androgée ne put se dérober et, courageusement, il alla affronter le taureau. Seul, il n'avait aucune chance et il fut tué en luttant contre le taureau. Le roi apprit cette nouvelle lors d'un sacrifice. Vous ne vous souvenez pas ?
- Je vois à quel jour tu fais allusion, intervint Dictynna. Il a imposé silence à tout le monde. Mais Xénodicé et Astérion n'étaient pas présents ce jour-là.
- Il est parti faire la guerre pour venger Androgée sans m'en faire part et il m'a laissé là, ignorant tout ce qui venait d'arriver ? protestai-je. Mère ne t'a rien dit ? demandai-je à Xénodicé.
- Non. Elle passe la plupart du temps avec nos soeurs, pour leur apprendre leur rôle de prêtresses.
Brusquement, toute la joie que je ressentais à l'idée des jeux de demain disparut, remplacée par un goût amer dans la bouche. Androgée et moi n'étions guère proches, mais il était mon frère et sa mort m'affectait quand même.
Pour le coup, Xénodicé et moi désertâmes quelque temps la Cour du Taureau, comme nous appelions l'école de danse, et retournâmes à la maison, pour avoir les premières nouvelles sur la guerre que mon père et mon oncle menaient en Attique. Parfois, l'envie d'aller les rejoindre me prenait, mais toujours Xénodicé me calmait de la main ou du regard.
Athènes capitula finalement, après que la peste et la famine eurent dévasté la fière cité. Mon père demanda raison à Egée du crime qu'il avait commis sur mon frère et Egée accepta les conditions que lui imposa Minos : pendant neuf ans, les Athéniens enverraient sept jeunes hommes et sept jeunes filles à Cnossos. Il n'ajouta pas quel était la raison de cette rançon.
Mon père ramena le premier tribut de jeunes gens avec lui. Nous étions tous au port pour le voir débarquer. Minos descendit à terre le premier et se dirigea majestueusement vers sa famille, avec le sentiment d'avoir vengé son fils. Puis vint Rhadamanthe, suivi d'une merveilleuse jeune fille aux longs cheveux blonds, qui se tenait la tête basse.
- C'est Scylla, me chuchota Tauros, auprès de qui je me tenais, ayant abandonné les rangs royaux. Minos a bien essayé de la tuer, mais Rhadamanthe l'a sauvée et les dieux lui ont substitué une alouette. C'est donc une nouvelle vie qui commence pour elle.
- Je comprends que Rhadamanthe l'ait sauvée, répondis-je sur le même ton. Elle est très belle.
Tauros me lança un sourire égrillard, mais, à mon grand soulagement, ne répondit rien. C'était la seule chose qui me dérangeait chez Tauros : il n'était intéressé que par les femmes, les taureaux et la guerre. Les deux dernières passions de Tauros ne me dérangeaient pas, mais la première me mettait mal à l'aise.
Ensuite, visiblement terrorisés, mais essayant vaillamment de garder la tête haute, il y avait les quatorze prisonniers d'Athènes. A leur tête, il y avait une jeune fille, très fière, se tenant très droite, tenant par la main une autre jeune fille, plus jeune, qui lui ressemblait étrangement. Il était étonnant de trouver une femme à la tête des Athéniens, qui ne laissaient guère de place à leurs femmes, mais je supposai que la jeune fille était la seule à avoir montré quelque courage.
Minos, debout à côté de Pasiphaé, notre mère, se tourna vers les prisonniers athéniens, tandis que Rhadamanthe venait se placer à se côtés, toujours suivi par Scylla.
- Athéniens, vous avez fait périr mon fils par le taureau. Que le taureau de Crète soit celui qui vous punira. Pour expier votre crime, vous irez danser avec les taureaux.
Seule la jeune fille à la tête du petit groupe ne baissa pas la tête, accablée, en entendant cette sentence. La jeune fille qu'elle tenait par la main eut comme un sanglot, mais elle lui serra violemment la main, comme pour la prévenir de rien en faire.
Le lendemain, il y avait une fête en l'honneur du retour de mon père et Xénodicé et moi nous nous hâtâmes vers la Cour du Taureau, pour aller nous entraîner encore et mettre au point avec Britomartis, Dictynna et Tauros la dernière acrobatie que nous avions inventée. Les deux jeunes filles nous attendaient déjà, alors que Tauros nous rejoignit un peu plus tard, après avoir jeté un long regard de regret sur Scylla, la captive de Rhadamanthe.
Texte © Azräel 2000.
Bordure et boutons Bull's head. Copyright © Azraël 2000.
|