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Réincarnation démoniaque
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Le temps de la léthargie venait de se terminer et Palonar la verte renaissait. Tous ses habitants, autant les Vitriaques que les Unaciens, se réveillaient, heureux de voir que le soleil était de retour. En effet, les quatre mois de léthargie coïncidaient avec la saison hivernale, ce qui faisait que les Palons ne connaissaient jamais le froid. Seuls leurs souverains restaient actifs durant cette période, car il fallait bien que quelqu'un puisse faire quelque chose en cas d'invasion. A la cour du prince de Vitruve, on entendait une voix hurler dans tout le château. Les Vitriaques, encore un peu endormis, ne s'en formalisèrent pas : ils étaient habitués, car Shakou, leur prince respecté, avait la mauvaise manie de ces éclats de voix dès qu'il réprouvait quelque chose, généralement une cérémonie des plus rituelles. Comme il fallait s'en douter, sa soeur, Griffe, reine d'Unak, se trouvait en face de lui.
- Mais puisque tu l'as fait pour Lorky et Sharantyr..., dit-elle d'une voix douce, ses grands yeux gris emplis d'innocence.
- Je m'en doutais ! hurla Shakou. Je le lui avais dit ! Non et non ! Tu m'as déjà fait céder pour ton mariage, je ne serai pas le président du baptême de ton enfant. Tes sujets vont finir par être jaloux de mon omniprésence et ils me déclareront la guerre.
- Cesse de dire des bêtises, voyons, le réprimanda Griffe.
Hirkel, l'homme de confiance de Shakou, fit son apparition. Le jeune homme était toujours admiratif devant la performance de son conseiller pour apparaître au moment où il élevait la voix.
- Prince, je vous signale que l'on vous entend depuis la place principale.
- Cela m'est égal ! cria Shakou. J'en ai assez des cérémonies. Je commence à croire que vous en faites exprès.
Brusquement, une voix se fit entendre derrière lui, en provenance de son trône.
- Ne t'inquiète pas, oncle Shakou, je serai là.
Le jeune homme se retourna : Sharky, le fils de Sharantyr et Lorky, était là, se prélassant tranquillement sur le trône de lapis-lazuli recouvert d'une substance phosphorescente, pour s'accorder au plumage des monyures, l'emblème de Vitruve. Le prince se précipita vers son filleul et le prit dans ses bras. Toute sa colère semblait avoir fondu. Sharky lui fit un charmant sourire, aussi ensorcelant que celui de sa mère.
- Mon petit, lui dit familièrement Shakou, je sens que tout va aller mieux, maintenant que tu es là.
Griffe se retira discrètement, imitée par Hirkel. Sharky allait convaincre Shakou comme un rien de faire cette cérémonie et, de toute façon, le jeune prince exigeait toujours d'être seul avec son filleul. Le fils de Lorky, d'essence démoniaque, était un adorable chenapan, infernal avec ses parents. Il avait la très mauvaise habitude de se dématérialiser pour se téléporter au palais de Shakou, son parrain, qu'il appelait de différents noms, allant de "oncle Shakou" à "frérot", en passant par "cousin", alors que Shakou n'avait aucun de ces liens de parenté avec ce garnement qu'il adorait. En temps que démon, en quatre mois, Sharky avait rapidement grandi et atteignait l'équivalent des douze ans d'âge humain. Dans deux mois, il en aurait vingt, puis sa croissance se stabiliserait pour prendre le même rythme que celle des hommes. Une fois entre vingt-cinq et trente ans, il choisirait définitivement un âge et en garderait l'apparence physique jusqu'à sa mort, quelques siècles plus tard.
- Alors, Sharky, tu t'es encore échappé, je parie ? fit Shakou, le ton sévère, mais les yeux rieurs.
- Ouaip, frérot ! glapit Sharky. On s'ennuie trop là-bas.
Shakou soupira. Sharky ne pouvait pas supporter Palonar, raison pour laquelle il développait des trésors d'ingéniosité pour tromper la vigilance de ses parents et se téléporter. Lorky et Sharantyr ne pouvaient rien faire contre cela, car la téléportation était le pouvoir propre du jeune garçon. Sharky par contre, adorait Vitruve : d'abord, il y avait Shakou, son grand ami, son complice, Liriana, la douce fiancée de celui-ci, qu'il trouvait pour sa part absolument adorable, et il enjoignait vivement Shakou à l'épouser au plus tôt. Enfin, il y avait Kythera, la fille de Kelemvor et de Kerly, une ravissante pouliche blonde, qui était le béguin du jeune garçon. Kerly refusait catégoriquement d'aller à Palonar, si bien que c'était Sharky qui se déplaçait.
Shakou se retrouva seul, car Kelemvor était passé le voir et Sharky l'avait suivi avec empressement, ravi de revoir Kythera. Un léger crépitement se fit entendre, trahissant l'arrivée de Lorky par dématérialisation. Shakou eut un sourire triste. Il allait encore avoir droit aux explications ! Le jeune démon apparut devant lui, les cheveux noirs en bataille - malgré toute sa persuasion, Sharantyr n'avait jamais réussi à lui faire avoir un aspect extérieur soigné - , les yeux-miroirs étincelants.
- Où est Sharky ? demanda Lorky, la voix lasse.
- Avec Kythera, répondit Shakou, sans chercher à déguiser la vérité.
Le démon se laissa tomber par terre, comme découragé.
- Je commence à en avoir sérieusement assez de lui courir après ! Qu'est-ce que cela serait s'il avait un bracelet de démon !
- Je crois que je vais être obligé de faire une invitation en règle à Sharantyr, pour me permettre de le garder auprès de moi, soupira Shakou. J'adore Sharky.
- Qu'en pense Liriana ?
- Elle est ravie, contrairement à ce que l'on pourrait croire ! Elle a juste un peu peur, parce qu'elle ne sait pas si nos enfants seront aussi infernaux que le tien !
Lorky eut un gentil rire.
- J'espère que tu es sérieux en parlant de ton invitation, parce que je la transmets immédiatement à Sharantyr.
Ses yeux-miroirs eurent un bref éclat et le jeune démon reprit :
- Elle est d'accord. Elle aussi en a assez de m'envoyer à Vitruve toutes les cinq minutes.
- Je suis sûr qu'il sera ravi, affirma Shakou.
- Si seulement il pouvait se calmer ! soupira Lorky. Il a quand même douze ans !
- Douze ans, apparemment ! lança Shakou. N'oublie pas qu'en réalité, il a quatre mois. Tu peux lui pardonner d'être légèrement gamin sur les bords !
Liriana entra dans la pièce. Lorky la regarda avec admiration : la jeune fille était ravissante, avec de longs cheveux châtains, de grands yeux en amande sombres et son visage était très doux. On chuchotait qu'en quatre mois aux côtés de Shakou, elle en avait fait plus que Hirkel en dix-neuf ans. On racontait que le caractère du jeune prince s'était beaucoup adouci au contact de sa fiancée et qu'il était plus assidu à son travail de roi. Hugo, le jeune capitaine du Griffe de Vitruve, le navire de Shakou, sortait désormais seul en mer, ou accompagné de sa femme, la démone Stralana. Avec un charmant sourire à l'adresse de son fiancé, Liriana entraîna Lorky avec elle.
Lorky reparti pour le royaume de Palonar, Shakou se retrouva seul avec Sharky. Il jeta un coup d'oeil sur le jeune garçon, qui réfléchissait devant un problème particulièrement ardu d'échecs. Machinalement, Sharky repliait assez régulièrement l'auriculaire gauche d'un geste brusque en faisant entendre un léger craquement. Cette manie éveilla un souvenir confus dans l'esprit de Shakou, mais il ne parvint pas à le déterminer. Puis, soudain, la mémoire revint au jeune homme.
- Sharky ! hurla-t-il, sans pouvoir se maîtriser.
Le jeune démon releva la tête, surpris.
- Qui y a-t-il, oncle Shakou ?
- Ton doigt... le...
Incapable d'exprimer ce qu'il pensait, le jeune homme imita le mouvement que faisait Sharky quelques instants plus tôt. Le garçon fronça légèrement les sourcils, puis son visage s'éclaira.
- Oui, je vois ! Tu penses à Yliork, n'est-ce pas ?
Shakou hocha la tête. Les yeux verts à reflet métallique de Sharky prirent un éclat attristé.
- Il va se réincarner, dit-il. C'est pour cela que je bougeais l'auriculaire comme lui.
- Se réincarner ? murmura Shakou, la bouche sèche. En démon ?
- Dans n'importe quel corps, fit le jeune garçon en haussant les épaules. Yliork n'est mort que de corps. Son essence démoniaque est, quant à elle, toujours bien vivante. Quelle que soit la créature qu'il choisira pour se réincarner, celle-ci se transformera en démon en un rien de temps. Comme le pouvoir d'Yliork est de créer des bracelets, tu risques de l'avoir bientôt sur ton chemin.
Shakou s'assit par terre ; il tremblait violemment. La dernière fois qu'il s'était opposé à Yliork, il avait failli perdre et Liriana et la vue ; à la limite aussi, la vie. Sharky vint à lui et lui prit les poignets - c'était son geste le plus familier - ; le jeune homme chercha à se dégager, mais soudain, il sentit quelque chose se former autour de son bras. Il releva la manche gauche de son manteau de cour et découvrit un bracelet de démon.
- D'où vient-il, Shak' ? demanda Sharky, frémissant.
- Je ne sais pas. Je me rappelle avoir mis un tel bracelet lors de l'affrontement avec les démons de l'eau. En fait, le dernier fut celui d'un démon de l'eau avec qui j'ai lutté dans une rivière. Je ne me souviens pas de l'avoir enlevé, mais je suppose qu'au bout de quatre mois, je m'en serai aperçu !
- Peut-être pas, répondit Sharky. Il possède sans doute ce que l'on peut appeler une vie propre et s'est dissimulé à tes yeux tant qu'il ne pouvait pas servir.
- Et il se révèle maintenant à son propriétaire, reprit Shakou, songeur.
Prenant une décision, il ôta le bracelet de son poignet et le tendit à Sharky.
- Prends-le, il t'appartient.
Le jeune démon glissa le bijou autour de son bras avec un plaisir manifeste. Sitôt en place, le bracelet disparut de nouveau. Sharky releva la tête.
- Il se souvient avoir trahi son maître en se laissant enlever une première fois et il ne veut plus que cela recommence, expliqua-t-il.
- Dis-moi, Sharky, tu as deux pouvoirs indépendants de ceux que tu vas acquérir par démonologie, n'est-ce pas ?
- Ne le répète pas, oncle Shakou ! Mes parents croient que je n'ai que celui de téléportation. Maman serait beaucoup plus inquiète si elle savait que je peux deviner le futur et comprendre les choses les plus obscures par une sorte de prescience intérieure.
- Je m'en doute ! Pauvre Sharantyr ! Alors dis-moi tout.
- Je crois que tu as tout compris. Les dieux avaient prévu ma venue au monde depuis assez longtemps, en fait. Sharantyr, je veux dire, maman, a été attirée malgré elle vers Lorky, un démon. Elle en avait d'abord une légère répugnance, pensant qu'une fille de roi n'avait pas à traiter avec une graine de démon, mais son dégoût s'est vite dissipé. Il fallait qu'une personne de sang royal aimât un démon ; Lorky et Sharantyr ont été choisis. Les dieux ont déjà tracé mon destin ; je peux presque savoir ce qui m'attend.
Devant l'air triste de Sharky, Shakou prit son filleul par les épaules.
- Que sais-tu de si terrible ?
- Je sais... ma mort, celle de Kythera et même la tienne. Yliork, bien sûr. C'est pour s'opposer à lui que les dieux m'ont fait naître. Mais ils savent que je ne suffirai pas seul à la tâche, alors ils me préparent des compagnons de lutte.
Shakou sentit son sang se glacer dans ses veines.
- Le... l'enfant de Griffe et Romulf ? crut-il deviner.
Sharky acquiesça.
- Horrible vérité, n'est-ce pas ? Pas seulement la fille de Griffe, car ce devrait être une fille, mais aussi les enfants de Nyx et Solial, de Vyélésia et Cyric, qui aura normalement rang de magicien, de Rivalen et Idrisiyya et de Hugo et Stralana.
- C'est pour cela qu'il fallait absolument que je les marie ? Je suis leur seul lien ! Sans moi, jamais sans doute tous ces couples ne se seraient formés !
- C'est terrible, je sais, oncle Shakou. J'ai moi-même eu beaucoup de mal à accepter tout cela la première fois. Mais l'avertissement s'est répété et j'ai compris que c'était irrévocable. Je sais que Kythera mourra ; c'est pour cela que je viens si souvent la voir. Je veux ne jamais l'oublier. Je sais que je ne pourrai pas la sauver.
- Alors la lutte contre Yliork recommence ? fit Shakou, abattu.
Un bruit sourd se fit entendre à l'étage supérieur. Le jeune homme bondit sur ses pieds et se rua dans le grand escalier de marbre, tout en hurlant :
- Liriana ! Liriana, réponds-moi !
Il surgit en trombe dans la chambre de sa fiancée. Celle-ci était vide. Shakou allait partir ailleurs chercher la jeune fille, mais Sharky, qui se matérialisa près de lui, repéra aussitôt un mince parchemin roulé, jeté négligemment sur le lit. Il le désigna à Shakou. Celui-ci le prit en tremblant, redoutant de déchiffrer la mince écriture qui allait lui apprendre ce que son coeur douloureux savait déjà.
- Cher corsaire, revenu en ce monde, je me hâte de reprendre les biens qui m'appartiennent. Je commence par Liriana, ma fiancée ; je continuerai par ton royaume, que tu m'avais offert avec tant de bonté. Je terminerai par le royaume démoniaque, où il me semble que tu as beaucoup de partisans. Je te souhaite bonne chance contre moi. Ton dévoué, Yliork.
Shakou s'effondra par terre, catastrophé. Ses épaules minces tremblèrent un court instant, puis il redressa la tête.
- Tu veux la guerre, Yliork, tu l'auras ! Tu m'as enlevé Liriana, mon bien le plus précieux, la prunelle de mes yeux. Je ne la laisserai pas dans tes griffes !
Il le releva d'un bond, laissa tomber son manteau de cour par terre et se précipita dans sa chambre. Il en revint vêtu d'une chemise blanche entrouverte, enfoncée dans un pantalon noir, d'un grand manteau bleu marine à galons d'or sur les épaules, des bottes noires lui montant jusqu'aux genoux, achevant de nouer une ceinture de tissu bleu enroulée plusieurs fois autour de sa taille.
- Le prince de Vitruve disparaît, c'est le retour de Shakou l'aventurier, le corsaire de l'Océan de Palonar ! lança-t-il fièrement. Yliork, prends garde !
Sharky s'aperçut que Liriana avait vraiment fait des miracles : pour que Shakou acceptât de renoncer à son manteau de corsaire, il fallait qu'elle eût fait montre de persuasion ! Le jeune homme dévala l'escalier à la recherche d'Hirkel, suivi de Sharky qui essayait de lui dire quelque chose.
- Hirkel ! s'époumona Shakou. Ameutez tous nos amis, depuis Rivalen à Lorky en passant par Sylvann des nocturnes. Que Hugo revienne tout de suite et prépare le Griffe de Vitruve. Ça va chauffer !
L'homme de confiance parti, la fougue de Shakou un peu calmée, Sharky parvint enfin à attirer l'attention de son parrain.
- Oncle Shakou ! Ecoute-moi, je t'en prie !
Le jeune homme réussit à accorder un peu de temps à son filleul. Il fut aussitôt frappé par sa pâleur.
- Que se passe-t-il, Sharky ?
- C'est comme cela que mon avertissement commençait, dit le garçon, tremblant.
- Et alors ?
- Il s'achève par ta mort.
Shakou haussa les épaules.
- Et Liriana ? demanda-t-il en se tournant vers le jeune démon, l'air très calme.
- Elle n'est pas concernée. Je ne l'ai pas vue dans les morts.
- Alors tout va bien. Qu'importe ma vie !
Devant l'air décidé de son ami, Sharky sentit soudain un courage tout neuf l'envahir.
- Tu as raison, Shak' ! Je viens avec toi !
Shakou sourit sans répondre.
Des bruits de voix s'élevèrent dans la salle du trône. Par les moyens de transport les plus divers, le plus souvent par téléportation grâce à Lorky et Stralana qui, sitôt alertés, avaient fait diligence, tous étaient réunis.
- Mes amis, commença Shakou, l'air vraiment royal, j'ai de mauvaises nouvelles pour vous.
Ils s'agitèrent ; l'absence de Liriana laissait conjecturer les pires choses.
- Il s'agit du retour de notre ennemi commun, Yliork. Non content de réapparaître à la surface de notre monde, il a enlevé Liriana. Il m'a lancé une sorte de défi. Je vous en avertis tous. Je suis sûr que vous aimeriez tous m'accompagner, mais il m'est impossible de laisser la planète sans surveillance. La dernière fois, les démons de l'air ont bien failli avoir raison de nous et je ne voudrais pas que cela recommence. C'est pour cela que je ne choisirai que quelques-uns d'entre vous. Sharky a déjà déclaré qu'il venait et je suis d'accord. J'espère que Sharantyr et Lorky le sont aussi.
Les deux souverains se regardèrent, puis la jeune reine hocha la tête en signe d'assentiment. Lorky s'avança.
- Je suppose que je dois venir pour veiller sur ce garnement, dit-il.
- Non, répondit Shakou. Ce ne sera pas utile. Je préférerais sérieusement que tu restes auprès de Sharantyr, car tu fais partie de ceux à qui Yliork risque le moins de s'attaquer.
Kythera, les yeux brillants d'excitation, s'avança d'un pas dansant.
- Je viens ! lança-t-elle.
- Non ! hurla presque Sharky. Non, Kythera, je t'en prie !
Shakou se souvint que le jeune démon avait "vu" la mort de la pouliche. Celle-ci renvoya fièrement sa belle tête en arrière d'un geste légèrement arrogant.
- Papa, accompagnes-tu Shakou ? interrogea-t-elle.
- La question ne se pose pas, grogna Kelemvor. Shakou ne sait pas faire deux pas sans moi.
- Alors je viens avec toi, décida la pouliche blonde. C'est irrévocable.
Hugo parla à son tour :
- Stralana et moi avons décidé qu'il valait mieux que nous restions ici. Tu sais que je meurs d'envie de venir avec toi, mais pas sans ma Stralana. Je suppose qu'il te sera utile d'être en liaison permanente avec ton royaume.
- Ce sera la première aventure que nous ne courrons pas ensemble, fit Shakou.
- Pas tout à fait. Lors de la dernière, celle contre Blistok, tu as bien su te passer de moi !
Shakou se tourna vers ses autres amis.
- Les Loups sont à ton service aussi bien le jour que la nuit, dit Cyric.
- Le peuple des nocturnes accourra à ton appel, promit Sylvann à son tour.
- Les zombies combattront à tes côtés, ajouta Rivalen, l'ancien zombie que Shakou avait rendu à la vie. Et je suis sûr qu'Erzéron et ses fantômes n'attendront qu'un signe de toi pour intervenir.
- Toutes les créatures pensantes viendront t'aider, je t'en fais serment, intervint Vyélésia.
Romulf eut un pauvre sourire.
- Je n'ai pas d'aussi belle promesse à faire, mais si mon modeste pouvoir de création peut te servir, n'hésite pas à faire appel à moi.
Griffe vint se jeter dans les bras de son frère.
- Tu vas encore courir des dangers et je ne peux rien faire pour toi ! Fais attention, je t'en prie ! murmura-t-elle.
- Prends soin de l'enfant qui va te naître, répondit Shakou. J'ai déjà trouvé son nom, je crois. Sois tranquille pour moi, ma précieuse petite soeur.
Un démon s'avança. Il s'agissait de Nivak, le bras droit d'Atrek, le roi-démon.
- Je parle ici au nom des plusieurs peuples, en l'occurrence ceux des démons de feu, de la terre et bien sûr, des ténèbres. Nous contrôlons les quelques démons encore fidèles à Blistok ou Yliork. Je me porte garant de notre fidélité envers toi et notre aide t'est acquise quoi que tu fasses.
- Merci, mes amis. Je n'en attendais pas moins de vous.
Solial fit un pas en avant, un bras autour de la taille de Nyx.
- Je n'ai rien à t'offrir, alors je vais t'accompagner. Comme de juste, Nyx est aussi du voyage.
Shakou jeta un coup d'oeil autour de lui ; d'autres n'avaient rien à offrir et restaient silencieux.
- Hirkel, je vous confie le royaume pendant mon absence. Kerly, j'aimerais que tu l'assistes de tes conseils avisés. Hugo et Stralana, vous serez sur le Griffe de Vitruve. Vous le tiendrez à ma disposition et resterez en liaison avec le château. Romulf et Griffe, Lorky et Sharantyr, vous gouvernerez vos royaumes comme de coutume, en restant sur vos gardes. Sylvann, Cyric et Vyélésia, vous formerez mon arrière-garde, mon bataillon de la dernière chance. Les zombies, Rivalen, constitueront mon avant-garde. Les fantômes, Idrisiyya, seront mes messagers. Je compte sur toi et Erzéron pour les diriger efficacement. Kerly, tu veilleras à ce que Kalyna et les centaures soient prêts à répondre à mon appel. Ils seront ma cavalerie. Avec Kel, Sharky, Solial, Nyx et Kythera, nous jouerons le rôle des éclaireurs.
Shakou avait acquis le pouvoir de satisfaire tout le monde. Par ces directives, il venait d'attribuer un rôle à chacun et ils avaient tous l'impression d'être le pivot de son plan. Ceux qui n'avaient rien à offrir, comme Kerly, Idrisiyya, Sharantyr ou Griffe se trouvaient heureux de la répartition.
- Ah ! Kerly ! Il me faudrait deux centaures pour Solial et Nyx. Je sais que d'habitude, tu nous accompagnes dans ces occasions, mais je crois vraiment que tu me seras indispensable ici, sur place.
- Kalinor et Kitty seront parfaits dans ce rôle, je pense, réfléchit Kerly, qui avait soudain l'impression d'être devenue le chef des centaures. Kalinor est un grand mâle noir, très puissant, et Kitty est une mince pouliche nerveuse, mais résistante et rapide.
- Ils seront parfaits, approuva Shakou. Dis-leur de venir tout de suite. Hugo et Stralana, je veux vous voir dans dix minutes à bord du Griffe de Vitruve, le bateau prêt à partir.
- Tout n'est pas prêt ! protesta Sharky.
- Mais si ! Il ne manque plus que Mony !
Il porta deux doigts à sa bouche et lança un coup de sifflet retentissant. Un oiseau de proie d'un beau bleu phosphorescent vint s'abattre sur son épaule et frotta son bec contre la joue du jeune homme. Le groupe des aventuriers était prêt.
- Où allez-vous ? demanda Lorky, le front soucieux.
- Yliork nous a donnés rendez-vous dans la forêt, près d'une cascade. Je la connais bien, Griffe et moi y avons souvent joué pendant notre enfance. Ne t'inquiète pas ; si nous avons besoin d'aide, Griffe saura parfaitement vous y mener. Elle a un très bon sens de l'orientation.
Les quatre amis et les deux centaures allaient sortir. Shakou se retourna vers Kerly, les yeux brillants de gaieté.
- Alors, très chère ! N'as-tu pas encore prévenu les dénommés Kalinor et Kitty ?
Kerly ne jeta qu'un coup d'oeil en direction de Stralana, avec qui elle s'entendait très bien. La jeune démone, par télépathie, contacta les deux centaures et ceux-ci se mirent immédiatement en route vers le château de Shakou. Le jeune homme se résigna à attendre le temps nécessaire pour qu'ils arrivent. Solial et Nyx firent connaissance avec leur monture et la petite équipe partit sans plus attendre.
Dès qu'ils furent dans la forêt, hors de vue du château, Shakou se tourna vers Sharky.
- Dis donc, mon grand, ne crois pas que tu vas te tourner les pouces jusqu'à l'arrivée, en te faisant gentiment transporter par Kythera. Si tu étais galant, tu ferais le contraire, si tu vois ce que je veux dire.
Les yeux verts de Sharky brillèrent de mille feux.
- Tu parles, frérot ! fit-il familièrement. Mettez les ceintures ! Yaouh !!
En moins de deux secondes, ils furent tous téléportés près de la cascade. Yliork était là et Liriana gisait près de lui, à moitié ligotée. Dès que Yliork vit Shakou, il fit un geste et les liens tombèrent d'eux-mêmes. La jeune fille se releva d'un bond ; Shakou se précipita vers elle et la souleva dans ses bras.
- Liriana ! Liriana, mon amour...
- Je savais que tu viendrais me sauver, Shakou ! dit la jeune fille.
- Yliork, c'est lâche de ta part de t'être attaqué à Liriana ! pesta Shakou.
- Je ne faisais que reprendre ce qui m'appartenait, mon cher, répondit Yliork.
- Je te propose un marché : tu me laisses ramener Liriana au château, en sécurité, et je reviens t'affronter.
Yliork haussa les épaules.
- Si tu veux. Mais il aurait été plus amusant que tu aies un enjeu. Tu vas te laisser aller.
- Qu'est-ce que tu crois ! Mettre Liriana en sécurité pour le restant de ses jours est pour moi un enjeu très suffisant.
Yliork regarda Sharky qui avait la main posée sur l'épaule de Kythera.
- Je suppose que voici le fils de mon ami Lorky et de sa très fidèle épouse.
- Exactement. C'est, en outre, pour son plus grand malheur, mon filleul. Tout le monde ne peut avoir que des avantages dans sa vie. Mais Kythera, la fille de Kelemvor et Kerly, compense amplement ce défaut.
- Je constate, grimaça Yliork.
Il s'approcha de la jeune pouliche et souleva dans une main la lourde chevelure d'or.
- Ce serait dommage de tuer une si jolie pouliche, ne trouvez-vous pas ?
- Mieux vaut me tuer à sa place, fit Kelemvor de sa voix grave. Enlève tes mains de ma fille, Yliork. Je n'aime pas qu'on la touche.
- Ne t'inquiète pas, gentil papa, répondit Yliork. Tu mourras aussi. Vous mourrez tous.
- Tiens donc, rétorqua Shakou sans se troubler. Tu as décidé de commencer l'extermination totale ?
- Cela faisait longtemps. Je veux dominer le monde.
- D'accord, mon grand, reprit Shakou. Puisque toi, tu connais nos points faibles, avons-nous le droit de savoir le tien ? Si ce n'est pas indiscret, bien sûr.
- Je n'en ai pas, très cher. C'est pour cela que je continue à m'opposer à toi sans relâche. Je suis invincible.
- C'est une bonne nouvelle, fit Shakou avec une moue appréciative. A tout à l'heure, Yliork.
Tenant toujours Liriana dans ses bras, il s'éloigna, suivi des autres. Sitôt hors de vue, Sharky les téléporta tous. Kerly se précipita aussitôt pour accueillir Liriana. Le jeune démon attira son parrain à l'écart.
- Shakou, tu vas me faire le plaisir d'épouser Liriana, et plus vite que cela ! Il ne faut plus laisser la moindre chance à Yliork de te voler ta fiancée.
Seul Sharky était au courant du marché que Shakou avait proposé à Yliork lorsqu'il était aveugle et personne d'autre ne savait que Yliork était réellement amoureux de Liriana, même s'il le cachait.
- Je sais, Sharky. Mais je ne peux pas l'épouser maintenant. Je dois aller me battre contre Yliork et je ne veux pas que Liriana devienne veuve dans la semaine qui suit. Tu m'as dit que je devais mourir. Nous avons peut-être une chance infime de tout faire basculer de notre côté, quoique je n'y croie pas trop. Liriana ne doit pas se sentir obligée de rester fidèle à ma mémoire.
- Elle le fera quand même.
- Je le sais bien, répondit Shakou d'un ton désabusé.
Il amena Liriana sur la terrasse et, sur la grande place, tous levèrent les yeux vers leur prince.
- Mon peuple ! Nous sommes à la veille d'une guerre avec les démons. Vous connaissez tous la princesse Liriana de Reliane, ma fiancée. Considérez-la dès maintenant comme votre reine et protégez-la comme vous protégeriez vos propres enfants.
Il n'y eut pas d'exclamations comme de coutume ; un silence presque religieux accueillit cette déclaration. Liriana regarda son fiancé et, à son air grave, elle comprit que c'était plus sérieux qu'un simple affrontement avec Yliork. Le jeune homme s'éloigna vers le petit groupe de fidèles qui l'attendait pour aller à la mort en le sachant parfaitement.
- Shakou ! appela Liriana.
Il se retourna. La jeune fille vint se jeter dans ses bras.
- Je te jure que je ne te demanderai jamais plus de rester royal, murmura-t-elle. Tu pourras toujours être le corsaire au château, hurler si fort qu'on t'entendra depuis la grande place, courir à droite et à gauche et ne pas t'occuper des affaires du royaume. Je sais maintenant que c'est ta véritable nature et que tu te contraignais pour moi. Vis ta vie, Shakou, même... même si tu dois te séparer de moi pour cela.
Le jeune prince la regarda longuement. Paradoxalement, il n'avait jamais l'air plus royal que quand il était habillé en corsaire et les cheveux en bataille.
- Liriana, il n'est rien au monde qui pourra me séparer de toi, dit-il gravement.
Sur ce, il se détourna et fit un signe à Sharky. Liriana les regarda s'éloigner et disparaître dans la forêt.
- Il est plus corsaire que prince, murmura-t-elle à Hirkel.
- Cela vient de son enfance, expliqua doucement l'homme de confiance de Shakou. Quand son père régnait, le jeune prince passait son temps à courir, aussi libre que le vent, entraînant souvent sa soeur dans ses aventures. Il jouait les redresseurs de torts. Quand il était tout jeune, il était souvent sur la mer, avec Hugo, son ami d'enfance, et le père de celui-ci, un des meilleurs marins du royaume. Maintenant, Hugo et Shakou l'ont surpassé. Il a appris à dompter la mer. En grandissant, il s'est lié d'amitié avec Cyric et Solial et a fondé le groupe des Loups, dont il était le chef. C'est vraiment là qu'il fut le justicier. Sa troupe et lui étaient partout et les voleurs n'eurent plus un instant de répit. Le roi Bohor lui-même l'encourageait dans cette voie. La princesse Griffe participait parfois à ces expéditions, au grand désespoir de la reine Siriane. Et puis, quelqu'un a découvert que le fils du roi était le chef de cette bande insaisissable et il est parti, pour ne pas gêner les actions de ses amis. Il est reparti sur la mer avec Hugo et un équipage fidèle, qui ne l'aurait abandonné en aucune circonstance. Les marins étaient tous prêts à se faire tuer pour lui. Il a emmené sa soeur avec lui et tous deux ont couru le monde. Ils ont fait un arrêt chez les tsiganes, qui ont appris à la princesse à danser comme une des leurs. Ils leur ont confié certains de leurs secrets, comme les repères qu'ils posent sur leur route, les signaux sonores et bien d'autres choses encore. Sans doute est-ce là qu'il a acquis sa dextérité de voleur. Mais le jour est venu où le roi Bohor est mort, suivant dans la tombe sa femme bien-aimée. Le jeune prince est revenu, il avait tout juste dix-sept ans. Votre père, princesse, convoitait le royaume depuis longtemps et il a mis à profit ce qu'il croyait être l'inexpérience du prince. Shakou a longtemps résisté, tout en mettant sa soeur en sécurité et en échafaudant un plan. Il a écarté du royaume quelques-uns des plus fidèles conseillers de son père, dont moi, a fait croire à sa mort et a disparu avec Hugo et son équipage. Il a réapparu sous l'identité du corsaire de l'Océan de Palonar. La suite, vous la connaissez.
Liriana hocha la tête ; elle savait que Griffe avait dansé dans les rues de royaume d'Unak sous le nom de la Rose Noire, une tsigane, qu'elle avait vécu dans le cimetière avec les zombies et les fantômes, qui ne lui auraient fait aucun mal puisque son pouvoir lui donnait des affinités avec eux. Elle savait que Shakou l'avait enlevée pour récupérer son royaume et que ses multiples relations sur toute la planète étaient de véritables alliés dont l'assistance ne lui faisait jamais défaut. Elle se souvenait aussi des récits d'Atrek dans lesquels il mentionnait l'habileté de Shakou pour échanger les bracelets démoniaques sous les yeux mêmes de leur propriétaire.
- Oui, corsaire dans l'âme, répéta Hirkel pensivement. Il a sans doute passé plus de temps sur mer que dans ce palais. C'est là qu'il a appris à commander.
Liriana hocha la tête. Elle se rendit compte que ce n'était pas le prince qu'elle aimait, mais bien l'homme sauvage et intrépide, le corsaire insaisissable et moqueur, celui que rien, ni personne ne pouvait arrêter, qui défiait les lois en riant, celui au coeur fidèle. La vie dans ce palais lui avait paru un peu fade, comparée aux aventures qu'elle avait vécues aux côtés de Shakou, même s'il avait failli mourir plus d'une fois, même si elle avait tremblé presque tout le temps. Shakou se mourrait si elle le forçait à rester dans le palais.
Le jeune homme faisait de nouveau face à Yliork. Le démon était semblable à lui-même : toujours aussi séduisant, l'air affable, sauf le sourire peu engageant. Il fit un geste et de petits êtres tout noirs surgirent de partout.
- Je vous présente mes nouveaux alliés, les diablotins, fit tranquillement Yliork. Puisque tu as réussi à retourner tous mes anciens alliés contre moi, Shakou, j'ai dû me démener pour trouver des amis.
- Désolé d'être la source de tant de tracas, répondit ironiquement Shakou.
- Mais cette fois-ci, tu n'as plus aucune chance. Aucun ne me trahira. Je suis leur maître et ami.
- Eh bien, cela n'en sera que plus drôle.
Yliork grinça des dents. Contrairement à Blistok, il n'appréciait pas du tout l'insolence de ses prisonniers. Les diablotins ligotèrent soigneusement les jeunes gens ; seule Nyx put s'échapper en se dématérialisant brusquement. Yliork donna ses ordres et une embuscade fut tendue, au cas où les amis de Shakou venaient lui porter secours. Le jeune homme grimaça : si Griffe attirait les autres ici, ils n'auraient plus aucun moyen de s'en sortir. Sharky lui adressa une mimique désolée : il était hors de question qu'il adressât un message télépathique. Yliork n'aurait aucun mal à l'intercepter. Pourvu que Nyx comprenne où se trouvait la véritable urgence ! Les diablotins emmenèrent leurs prisonniers dans les profondeurs de la forêt et Shakou s'aperçut qu'il ne connaissait pas encore sa forêt par coeur puisque les chemins qu'ils empruntaient lui étaient totalement inconnus. Il échangea un regard interrogateur avec Solial, mais celui-ci lui répondit par la négative : lui non plus ne connaissait pas cette partie et pourtant, il avait bien plus parcouru la forêt que Shakou.
Les diablotins continuaient leur route, indifférents à tout. Yliork avait bien choisi ses alliés : il n'y avait pas pire qu'un diablotin. Ces petits êtres étaient heureux dès qu'ils pouvaient faire le mal. Yliork leur avait montré ses projets et ils avaient été enthousiasmés. Les descriptions de Sharantyr, Griffe, Vyélésia ou Idrisiyya avaient allumé dans leurs yeux des lueurs qui ne présageaient rien de bon. Yliork n'avait parlé ni de Stralana, sa soeur, qu'il aimait à sa façon, ni de Liriana ; il comptait soustraire les deux jeunes filles aux griffes de ses dangereux alliés. La colonne de prisonniers arriva devant une grotte. Shakou fit entende un petit ricanement.
- Ah ! Le charme des mondes souterrains...
- Un démon des ténèbres ne se sent bien que dans les profondeurs, répondit Yliork en haussant les épaules. Je suis sûr que Lorky serait bien plus heureux s'il pouvait retourner dans le royaume.
Sharky éclata de rire.
- Détrompe-toi, Yliork ! Papa adore la surface. Et encore plus maman, ajouta-t-il plus bas.
Sur le sol de la grotte, les sabots des centaures résonnaient lugubrement. Les quatre pas étaient aisément reconnaissables : il y avait, tranquille et assuré, celui de Kelemvor ; puis le pas léger et dansant de Kythera, celui plus pesant de Kalinor et enfin, le pas sec et nerveux de Kitty. Ils finirent par atteindre une grande salle taillée à même la roche, illuminée par de nombreuses torches. Yliork referma soigneusement la porte et mit la clé dans sa poche.
- Bienvenue, chers invités, dit-il avec un mauvais sourire et un ton affable. Chers invités et futurs morts !
- Touche à Kythera et je t'étrangle ! lança Sharky en bondissant devant la jolie pouliche blonde.
- Mon pauvre petit, fit Yliork avec un air faussement apitoyé. Mais tu mourras avant elle !
Shakou avisa un fauteuil confortable, s'y laissa tomber avec une grâce indescriptible et étendit nonchalamment les jambes. Il eut son sourire éblouissant.
- Quel est le programme, Yliork ? demanda-t-il tranquillement.
A côté de lui, Kelemvor se dressait, incarnation vivante de la solidité et du calme. Les deux amis possédaient à fond la technique de jouer avec les nerfs de leurs ennemis. Mais Yliork avait un caractère étrange. Il sourit et son visage ressembla tant à celui de Stralana que Shakou douta un instant de lui. Quand il le voulait, Yliork pouvait être extrêmement séduisant.
- Le programme ? répéta-t-il. Un affrontement entre toi et moi, Shakou. Le vainqueur aura la main de Liriana.
Shakou secoua négativement la tête.
- Impossible. Liriana est reine de Vitruve.
- Tu l'as épousée ?
- Non. Nous ne sommes que fiancés.
- Des fiançailles, cela se rompt.
- Et après ?
- Après, il y aura une épreuve pour chacun de tes amis.
- C'est-à-dire ?
- Ils seront confiés à un diablotin. Chacun d'eux aura une spécialité. Tu devras les vaincre. Ceux qui t'auront battus disposeront à leur gré de la vie de ton ami.
- Il reste tous ceux en surface, objecta Shakou.
- Il seront tous enlevés en temps voulu, ne t'inquiète pas pour cela.
- Tous ?
- Oui. Depuis ta soeur Griffe à Sylvann, le chef des nocturnes, en passant par Kalyna et Erzéron.
Shakou acquiesça imperceptiblement. Yliork avait bien tout prévu. Il ne demanda même pas comment il pourrait sauver sa tête. Il s'en moquait. Il se souciait d'abord de ses amis, des autres, et en cela, il était un bon prince. Mais, comme il ne songeait jamais à lui, il ne ferait pas un excellent souverain. Il aurait donné sa vie pour un pauvre de son peuple, au lieu de penser à la conserver pour protéger des milliers d'autres. Mais Sharky, lui, posa la question fatale.
- Et Shakou ? Où joue-t-il sa vie ?
Yliork tourna vers le garçon son regard-miroir.
- Nulle part. Qu'il vous sauve tous ou non, il mourra. Je le tuerai de ma main à la fin des épreuves.
- C'est injuste, Yliork ! protesta Sharky. Tu...
- Sharky, tais-toi ! siffla Shakou.
Mais le jeune garçon passa outre. Il se redressa de toute sa taille et tendit un doigt accusateur en direction de Yliork.
- En ne laissant aucune chance à ton adversaire, Yliork, fils de Myrk et de Larka, tu as trahi le code d'honneur des démons. Par cette entorse à cette règle, tu dois relever le défi des ténèbres.
Yliork ne répondit rien, puis il esquissa un sourire moqueur, mais son visage était très pâle.
- Tu es trop jeune pour lancer le défi des ténèbres, Sharky ! lança-t-il. De plus, il y a une autre alternative à la trahison du code d'honneur.
Il fixait Sharky avec une regard mauvais. Il savait ce qu'il faisait en disant cela : plus personne, ou presque, ne se souvenait de cette clause, sauf Lorky et lui, qui l'avaient découverte en faisant leurs études sur la démonologie. Il espérait que Sharky ne le saurait pas. En effet, si une clause était ignorée, le défi des ténèbres n'avait plus lieu d'être. Sharky secoua sa chevelure aussi indisciplinée que celle de son père et qui était d'une étrange couleur : les mèches noires côtoyaient celles d'un blond-châtain en un fondu assez extraordinaire.
- Je ne suis pas stupide, Yliork. Si tu ne veux pas satisfaire aux conditions du défi des ténèbres, tu dois accorder une compensation à toutes les injures que j'estimerai avoir subies, personnellement ou par intermédiaire. Et je peux t'assurer que j'en trouverai assez pour te voir à mes pieds me suppliant d'arrêter.
- Très bien, fit Yliork, la rage au coeur. Tu connais bien les règles.
- J'ai horreur qu'on me sous-estime, rétorqua Sharky avec un sourire ensorceleur, le même que celui de sa mère.
- Il n'empêche que tu es trop jeune pour pouvoir lancer le défi.
- Légère rectification : l'offensé, s'il n'a pas l'âge requis, peut se faire représenter par la personne de son choix, même si elle n'est pas de sang démoniaque.
- Puisque tu entres dans les détails... La personne en question ne peut pas être le premier inconnu venu. Elle doit avoir un lien de parenté avec l'offensé.
- Exact. Et mon champion est mon parrain.
Shakou leva les yeux au plafond.
- Et voilà ! gémit-il. Je savais bien que la boucle se refermerait sur moi ! J'ai toujours dit que j'aurais dû m'abstenir d'être le parrain. Sharky, tu es affreux ! J'ai déjà je ne sais combien d'épreuves à réussir et voilà que tu m'en rajoutes une autre !
Sharky s'exclama, fâché :
- Non, mais c'est la meilleure, celle-là ! J'essaie de te sauver la vie et tu n'es même pas content ! Essayez de faire plaisir aux gens avec cela !
Shakou se releva et plongea son regard dans les yeux verts de son filleul.
- Est-ce que je t'ai demandé quelque chose, dis donc ? De quoi te mêles-tu à la fin ? Qui dit que je veux vivre, moi ? Tu ne crois tout de même pas que je vais réussir toutes ces idiotes d'épreuves, non ? Tu sais très bien que je ne pourrai survivre à mon déshonneur et tu oses me laisser une porte de sortie !
Sharky releva le menton d'un air agressif.
- Espèce de lâche ! s'exaspéra-t-il. Tu pars vaincu d'avance ! Puisque ta vie ne t'intéresse pas, concentre-toi au moins sur celle des autres !
- Et qu'est-ce que tu crois que j'allais faire ? hurla Shakou. Danser la gigue avec Kel ?
Shakou avait d'excellents poumons et tout le peuple de Vitruve le savait bien. Dans la grotte où chaque son était amplifié, sa voix résonna comme un coup de tonnerre.
- Ça suffit ! s'exclama Yliork. Croyez-vous que le moment soit venu de vous disputer ?
- Toi, reste en dehors de cela ! cria Shakou en se retournant comme une furie. J'ai un compte à régler avec ce garnement et personne ne m'en empêchera, sinon j'explose !
Quelques diablotins se couvrirent les oreilles de leurs mains, car Shakou n'avait pas baissé le volume et ils risquaient de devenir sourds !
- Tu vas te calmer, oui ? hurla Yliork à son tour, encore plus fort. Tu dois passer l'épreuve pour mériter Liriana.
Le nom de la jeune fille eut le même effet qu'une douche froide ; Shakou se détourna de Sharky.
- Allons, quelle est ton épreuve ? demanda-t-il sèchement.
- Il s'agit de déterminer celui qui aime le plus Liriana. Et pour cela, nous allons le lui demander.
Un diablotin tira un rideau et une jeune file se retourna, surprise. Devant les grands yeux sombres un peu étonnés, Shakou eut un gémissement.
- Yliork ! Elle devait être en sécurité !
- Personne ne peut m'échapper, Shakou ! Je suis le démon le plus puissant qui ait jamais existé. A côté de moi, Lorky est un enfant.
- Et avec ma chance, c'est sur lui que je suis tombé, grogna Shakou.
Yliork se tourna vers Liriana.
- Princesse de Reliane, commença-t-il de sa voix musicale, vous devrez déterminer celui qui vous aime le plus et donc, qui sera à même de vous rendre heureuse.
Liriana regarda successivement les deux jeunes hommes : Yliork, infiniment séduisant, au fin visage ovale, avec les traits aussi délicats que ceux de sa soeur ; ses yeux-miroirs argentés ne reflétaient rien, mais son essence démoniaque apparaissait moins que d'habitude. A côté de lui, Shakou, bien moins élégant, mais tellement plus naturel. Il était appuyé contre la muraille, la jambe gauche repliée et les pouces négligemment glissés dans sa ceinture. Sa mèche rebelle jouait sur son front, ombrant légèrement son magnifique regard. Liriana prenait son temps, alors que son coeur lui avait donné la réponse depuis bien longtemps déjà.
- Oh, c'est Shakou ! s'exclama-t-elle soudain.
- Explique-toi, lui enjoignit Yliork dont le visage s'était un peu crispé.
Liriana ferma un instant les yeux.
- Shakou avait accepté de renoncer à moi quand j'étais tombée amoureuse de toi, dit-elle.
- Mais moi aussi ! S'il remporte cette épreuve, je te laisserai libre de ton choix !
Sharky fit entendre un léger ricanement : Yliork se gardait bien de dire que Shakou ne survivrait jamais à cette rencontre !
- Il voulait me détourner de lui alors qu'il savait que je l'aimais !
- J'ai essayé de t'oublier en me tournant vers sa soeur, Griffe !
Shakou avait enfin l'explication de ce qui l'avait si longtemps gêné : pourquoi Yliork, lorsqu'il était dans le corps de Romulf, avait-il poursuivi Griffe de ses assiduités avec tant de brutalité ? C'était donc pour éviter de penser à Liriana qu'il avait rencontrée lors de l'invitation de Romulf au roi Mordr. Tant que Mordr, le père de Liriana, avait été vivant, Yliork s'était retenu et avait caché ses sentiments.
- Quand Blistok m'a tuée, Shakou a lié sa vie à la mienne ! lança Liriana.
Yliork encaissa mal ce dernier argument ; il savait ce qu'il s'était passé et il n'avait rien fait de comparable. Allait-il renoncer ainsi à Liriana ?
- Très bien, Liriana. Tu as fait ton choix, articula-t-il avec difficulté. Maintenant, nous allons voir si ton élu est bien digne de toi par l'épreuve de la force.
Les diablotins formèrent un cercle autour des deux antagonistes. Tranquillement, Yliork détacha la cape d'argent et de noir qui lui couvrait les épaules, puis ôta sa tunique argentée. Shakou se contenta de laisser tomber son manteau et de dénouer sa ceinture. Il restait avec sa chemise et son pantalon noir.
- Pas question, Shakou. Torse nu, comme moi.
Le jeune homme obéit avec répugnance. Yliork était bien plus musclé que le mince corsaire, mais Liriana savait de quoi il était capable : elle l'avait vu se battre contre Hernst.
- On arrête le combat dès que l'un de nous se rend, dit Yliork.
- Très bien.
Au ton de Shakou, Sharky se dit que le jeune homme allait attaquer très fort, mais il se trompait. Au contraire, il se ramassa sur lui-même et attendit que son ennemi commence. Yliork n'avait pas toujours la patience nécessaire et il bondit en avant. Shakou le reçut fraîchement et Yliork ne comprit jamais comment il s'était retrouvé par terre. Il se redressa et agrippa Shakou, serrant ses bras autour de ses côtes. Le jeune homme entendit ses os craquer. Il se laissa tomber, écrasant les mains d'Yliork au passage et, souple et insaisissable comme un serpent, il se libéra de l'étreinte de son ennemi. Il lui laissa le temps de se relever et de préparer sa nouvelle attaque. Mais Yliork avait compris et il reprit son souffle en observant soigneusement son adversaire. Tous deux étaient ramassés, prêts à bondir, le torse luisant de sueur et les muscles jouant sous la peau. Le seul bruit dans le silence tendu était celui de la respiration sifflante de Shakou. Soudain le jeune homme s'élança en avant ; Yliork se prépara à recevoir le choc, mais rien ne se passa comme il l'avait escompté : Shakou sembla trébucher, se rattrapa sur les mains et monta brusquement en équilibre renversé. Le peu de vitesse acquise lui suffit ; il commençait à retomber en avant et, sur un coup de reins, ses mains quittèrent le sol. Ses pieds bien serrés allèrent frapper Yliork en plein visage. Celui-ci, qui ne s'attendait pas à un tel tour de force, ne put résister à la violence du choc et s'effondra, tandis que Shakou se réceptionnait plus ou moins bien. Le souffle de plus en plus court, le jeune homme se dressa devant son adversaire à terre.
- Te rends-tu ? demanda-t-il.
Mais Yliork s'assit péniblement et répondit négativement d'une voix sourde. Il savait que Shakou était aussi fatigué que lui ; la tentative qu'il avait faite pour lui casser les côtes avait brisé en lui une grande partie de sa résistance.
- Très bien, répéta Shakou.
Il tendit la main à Yliork pour l'aider à se relever. Le démon la prit sans hésiter. Quand ils le voulaient, ils étaient si courtois qu'on les aurait cru amis. Et pourtant, ce duel semblait parti pour ne se finir qu'à la mort de l'un des deux. Shakou haletait, mais Yliork n'était guère en meilleur état. Le jeune prince de Vitruve respira à fond ; il n'avait plus envie de faire ses démonstrations acrobatiques, mais c'était sa méthode la plus efficace de combat. Alors il partit en rondade et, de nouveau, ses pieds serrés heurtèrent Yliork. Le démon, déjà ébranlé par l'attaque précédente, tomba comme une masse. Shakou restait tête en bas ; il semblait ne plus être capable de se remettre debout. Brusquement, ses bras fléchirent et il s'effondra.
Les diablotins se regardèrent avec effarement : comment pouvaient-ils trancher un cas pareil, où les deux antagonistes étaient à terre ? Kelemvor tapa du sabot pour réclamer le silence. Solial prit la parole :
- Je crois que Shakou est resté lucide plus longtemps.
Le jeune homme avait l'air d'un sage déjà éprouvé avec sa large balafre et ses cheveux blonds presque blancs. Kelemvor se souvint que la cicatrice était due à un aigle dont il avait sauvé Cyric. Après cette attaque, Solial s'était attaché à dresser ces oiseaux de proie, ce qui lui évita de trop souffrir en voyant Cyric et Vyélésia se rapprocher l'un de l'autre. Kelemvor fut frappé de ce point commun entre Solial et Shakou : tous deux portaient une cicatrice qui était la marque des vies qu'ils avaient sauvées. Les diablotins hésitaient. Bien sûr, Solial avait raison, mais ils ne pouvaient pas annoncer que leur chef avait perdu. Soudain, il y eut un mouvement sur l'aire de combat. Tous tournèrent leur regard avec espoir. Shakou se redressait lentement et parvint à se mettre à genoux. Il regarda autour de lui et vit Yliork toujours sans connaissance. Il se releva péniblement et se pencha pour soulever son adversaire. Quand il le vit debout, tenant le corps d'Yliork dans ses bras, Kelemvor vint vers lui au petit trot et le débarrassa du démon. Liriana, dans un sanglot de soulagement, vint se jeter dans les bras de Shakou.
- Shakou, mon corsaire bien-aimé...
- Liriana, ma reine !
La jeune fille avait toujours sa belle robe blanche, mais Shakou était couvert de la terre rougeâtre qui constituait le sol de la grotte et il écarta Liriana de lui. Il se nettoya sommairement et remit ses vêtements avant de s'appuyer au mur pour reprendre quelques forces. Il regarda ses amis : Kalinor et Kitty étaient flanc contre flanc, silencieux ; Sharky et Kythera parlaient à voix basse sous l'oeil bienveillant de Solial. Kelemvor se tenait au milieu des diablotins, soutenant Yliork. Et au fond, il y avait une ombre indistincte... Nyx ! Elle les avait suivis. Qu'avait-elle de mieux à faire si Yliork avait tous les autres ? Le démon revint lentement à lui. Son regard argenté se fixa sur Shakou et le jeune homme ne se méprit pas sur le sens : Yliork reconnaissait implicitement sa défaite, mais il ne le dirait jamais de vive voix. Un diablotin vint tirer le jeune homme par la main. Là-bas, Sharky avait été séparé de Kythera. Shakou comprit que les épreuves continuaient. Quelques mots suffirent à Yliork pour se retrouver en forme.
- Shakou, fit le démon, voici ton épreuve pour sauver Sharky. Son geôlier a une spécialité : il peut apprivoiser les requins.
Le diablotin amena Shakou devant un vaste aquarium sous-marin où nageait un requin tigre. Le jeune homme l'observa soigneusement, pour jauger son adversaire ; soudain, il eut un léger sursaut : la bête avait l'aileron gauche marqué par la cicatrice d'un harpon. Il se tourna vers Yliork.
- Que dois-je faire avec ce pauvre requin ?
- Essaie de battre son maître sur son terrain.
Shakou éclata de rire. Le requin prisonnier était celui qu'il avait sauvé et soigné, quelque deux ans auparavant ; il s'agissait d'une femelle de trois mètres qu'il avait baptisée Ocellée. Toujours hilare, il suivit le diablotin. Au bord de l'aquarium, il enleva son manteau, sa chemise et ses bottes, puis se laissa glisser dans l'eau. Yliork vit le requin foncer droit sur Shakou et un mauvais sourire étira ses lèvres : le jeune homme était perdu. Shakou n'était pas très rassuré quand même : il espérait qu'Ocellée se souviendrait de lui, sinon il était dans de mauvais draps ! Juste au moment où le nez du requin allait le heurter de plein fouet, celui-ci fit un écart et frôla Shakou. Le jeune homme sourit, ravi : il s'agissait d'un des jeux favoris d'Ocellée. Rassuré, il se mit à nager vigoureusement et rejoignit le requin. Collé contre la peau rugueuse de la bête, Shakou suivait tous ses mouvements et virait en même temps qu'elle. Un remous lui fit lever la tête : le diablotin avait plongé à son tour. Ocellée nagea tranquillement jusqu'au nouveau venu qui lui montra Shakou du doigt. Il lui ordonnait sans doute de le tuer. Le jeune homme s'aperçut alors qu'il n'avait pas de problèmes respiratoires, car Yliork avait jeté un sort qui leur permettait de respirer sous l'eau et Sharky veillait à ce que Shakou en fût bien équipé aussi. Le requin se dirigea nonchalamment vers son ami qui restait parfaitement calme. Ocellée n'avait manifestement pas l'intention de lui faire le moindre mal. Le diablotin s'agita d'un air furieux, tandis que Shakou venait nager aux côtés de son requin. Soudain, celui-ci, énervé par le diablotin, lui fonça dessus et referma ses mâchoires sur le petit corps noir. Du sang teinta l'eau de rouge et excita Ocellée qui déchiqueta le diablotin avant de l'avaler. Shakou resta prudemment à l'écart, car dans des conditions pareilles, le requin n'aurait pas reconnu son ami. Puis la bête s'éloigna du lieu du carnage et revint jouer avec le jeune homme. Celui-ci se laissa d'abord entraîner, mais dut remonter à la surface. Trempé, il resta néanmoins au bord de l'aquarium, dans l'air frais, à regarder son requin tourner. Il se releva avec un soupir, renvoya en arrière sa mèche collée sur le front et se rhabilla avant de rejoindre Yliork et ses amis. Le démon grinça des dents.
- Très bien, Shakou. Tu viens de sauver Sharky.
Le jeune démon vint retrouver son parrain qui le serra dans ses bras.
- Alors ? Je croyais que tu devais mourir ? le taquina Shakou.
- Je ne comprends pas, balbutia Sharky. Je n'arrive plus à distinguer le futur...
Shakou comprit qu'il avait l'espoir de sauver Kythera. Il chuchota quelques mots à l'oreille de son filleul qui pointa son doigt vers le requin. Aussitôt, celui-ci disparut. Shakou sourit : Ocellée se retrouvait dans l'Océan de Palonar, libre !
- Epreuve suivante, Shakou. Après celle du courage, tu vas devoir montrer ton intuition. Un diablotin va viser un de tes amis. A toi de réagir !
Shakou réfléchit à toute vitesse. Yliork voulait le blesser au plus profond de lui-même. Déjà, il pouvait écarter Kalinor et Kitty ; ils n'étaient que de toutes nouvelles relations. Solial ? C'était peu probable, le jeune homme pouvait se défendre lui-même. Sharky ne craignait rien, ainsi que Nyx et Liriana. Il ne restait plus que Kelemvor et Kythera et Shakou sut que ce serait la pouliche. Le diablotin leva son bras, Shakou se ramassa sur lui-même, prêt à bondir ; le trait fendit les airs. Dans un cri rauque, avec un élan désespéré, Shakou se jeta devant Kythera. Le harpon se ficha dans son épaule gauche et ce fut la pouliche qui l'empêcha de tomber. Sharky se précipita vers son parrain ; le jeune homme, tombé à genoux, recroquevillé sur lui-même, refoulait les larmes qui lui montaient aux yeux et serrait les dents pour ne pas crier. Oh, ce harpon... Kelemvor s'approcha à son tour et empoigna la hampe de l'arme.
- Tiens-toi, Shakou !
- A quoi ? hurla le jeune homme de douleur, tandis que son ami retirait le harpon d'un coup sec.
La pointe était bien barbelée et hérissée de petits barbillons qui avaient arraché la chair en même temps.
- Merci, Shak', merci, chuchota Sharky.
Mais Shakou ne l'écoutait pas ; il tentait de ne pas se laisser submerger par la souffrance. Tout cela lui paraissait presque trop facile. Pourquoi Ocellée, parmi les milliers de requins qui hantaient les mers de Palonar ? Pourquoi viser Kythera alors que c'était évident qu'elle était la prochaine victime ? Tout lui semblait faire partie d'un jeu bien orchestré. Yliork n'était pas stupide, loin de là. Alors pourquoi toutes ces épreuves qui lui étaient simples ? Personne d'autre que lui n'aurait pu retenir Ocellée, mais Kelemvor aurait compris que sa fille était en danger.
Yliork en personne vint le relever.
- Bien joué, Shakou !
Sa bonne humeur semblait réelle et Shakou crut qu'il allait perdre pied.
- Tu as compris, bien sûr, que tout ceci n'était que des épreuves pour rire.
Personne ne protesta et pourtant, Shakou aurait pu y laisser sa vie à chaque fois.
- Je voulais montrer à mes alliés quel homme tu es. Ils ne connaissent personne de sang royal capable de se sacrifier pour une graine de démon ou pour une hybride.
A ce mot de hybride, Kelemvor tiqua. Sharky releva la tête et son regard vert, bien que miroir, était angoissé. Shakou restait calme. Aidé par Solial, il se redressa, la main droite crispée sur son épaule.
- Finissons-en, Yliork, dit-il d'une voix hachée. Dis-moi ce que tu veux.
- Tu ne comprends pas, Shakou. La seule chose que je veuille, plus que tout au monde, c'est ta mort. Dès notre première rencontre, je t'ai détesté. Sans toi, je serais déjà roi de tout Palonar et Stralana serait à mes côtés.
- Apparemment, cela ne devait pas vraiment lui plaire. Quand nous l'avons rencontrée, elle se plaignait de sa solitude.
- Hum ! J'ai peut-être été dur avec elle à ce sujet, mais ce n'était pas une raison pour lui faire épouser un vulgaire humain.
- Vulgaire toi-même ! Hugo est mon meilleur ami et c'est lui qui me remplacera si je meurs sans descendance.
- Hugo n'aime pas autant Stralana qu'il le devrait !
- Ah, maintenant si ! Il ne peut plus se passer d'elle. Bon, puisque ce qui précédait était un jeu pour me mettre en condition, je peux savoir quelle est la suite réelle du programme ?
- Pour toi, il n'y en a pas !
- N'oublie pas le défi des ténèbres, Yliork ! rappela Sharky.
- Tu n'y connais rien, Sharky !
- Bof ! Ça, c'est ce que tu crois. Si tu veux, je t'en retrace l'histoire.
- Non merci, je la connais très bien.
- Va droit au fait, Yliork. Si tu veux ma vie, prends-la, mais laisse les autres tranquilles !
- Il n'en est pas question, Shakou ! protesta Kelemvor.
- Kel, reste en dehors de tout cela, rétorqua Shakou d'un ton sans réplique. Je fais ce que je veux.
- C'est tout ce que tu es capable de me donner comme contrepartie ! ricana Yliork. Décidément, tu t'estimes bien cher ! Il fut un temps où tu me proposas ton royaume et Liriana.
- En ce temps-là, Yliork, les choses n'étaient pas telles qu'elles le sont. D'abord, Liriana t'aimait.
Yliork claqua des doigts et la jeune princesse vint aussitôt vers lui. Shakou compris qu'il s'était fait avoir, mais il continua bravement.
- Ensuite, mes amis étaient en sécurité dans leurs royaumes respectifs.
Nouveau claquement de doigts et Shakou se retrouva seul parmi les diablotins.
- Et maintenant, Shakou ? M'offres-tu toujours Liriana et ton royaume ?
- Liriana ? appela doucement Shakou.
- Je n'ai rien à vous dire, corsaire, répondit la jeune fille en se serrant contre le démon.
Yliork approcha ses lèvres du front de Liriana. Shakou ferma les yeux pour ne pas le voir faire et cria :
- Enfin, j'étais aveugle !
Il n'y eut pas de claquement de doigts, mais quand Shakou rouvrit les yeux, c'était le noir total autour de lui. Une main calleuse se glissa dans la sienne.
- Je serai votre guide, fit une petite voix aiguë.
Shakou se sentit poussé, tiré et enfin, on le fit asseoir par terre.
- Laissez-moi m'occuper de cette blessure, fit une voix douce.
Incontestablement, ce n'était pas celle d'un diablotin, contrairement à celle de son guide. Ce n'était pas non plus la voix de Liriana.
- Qui êtes-vous ?
- On m'appelle Rose Noire.
- Rose Noire ?
Shakou tendit une main tremblante vers le visage de son interlocutrice. Etait-ce possible que Yliork l'ait fait remonter dans le temps ? Non, ce n'étaient pas les traits de sa soeur. Griffe avait encore un visage enfantin, alors que celui-ci était plus mince, aux traits plus affirmés. La jeune fille ôta doucement la main de Shakou de sa joue et frôla de ses lèvres le bout de ses doigts.
- Dormez bien, mon prince, murmura-t-elle.
Shakou l'entendit quitter la pièce.
- Hey, mon guide !
- Je suis là.
- Dites-moi tout.
- Je m'appelle Démona et je suis une diablotine. Vous êtes dans la salle de l'aquarium, en accès supérieur.
- Et qu'y a-t-il dans l'aquarium ?
- Votre requin. Yliork l'a retrouvé.
- Est-ce bien sûr ?
- Je vous le jure ! Vous pouvez vous baigner sans crainte.
- Qui était la jeune fille ?
- Une des tsiganes capturés par Yliork. On dit que ce sont les amis du prince Shakou de Vitruve.
- Et moi, qui suis-je ?
- Le corsaire Shakou de Vitruve. Seuls Yliork et moi connaissons votre véritable identité.
Shakou se souvenait de Rose Noire, la véritable tsigane. Elle avait été la meilleure amie de Griffe.
- Et toi, Démona, pourquoi as-tu été choisie pour être mon guide ?
- Parce que je l'ai voulu. Je vous dirai tout ce que vous voudrez savoir, sans jamais vous mentir. Mais je suis et resterai fidèle à Yliork.
- Où sont mes amis ?
- A Vitruve, répondit spontanément Démona.
- Et Liriana ?
- Avec Yliork. D'ailleurs, j'ai ceci à vous donner de sa part.
La diablotine mit un objet dur dans la main de Shakou et le jeune homme reconnut la bague de fiançailles qu'il avait offerte à Liriana.
- Va-t'en, Démona, dit-il d'une voix rauque. Je n'ai pas besoin de toi pour le moment.
La diablotine obéit. Shakou se cacha la figure entre les mains et pleura.
Quand il se calma, il avait déjà les idées plus claires. Il se déchaussa, enleva son manteau et sa chemise, sans se soucier de sa blessure soigneusement pansée par Rose Noire, et se laissa glisser dans l'eau. Aussitôt un nez rugueux vint lui taper gentiment dans les côtes. Il agrippa l'aileron dorsal d'Ocellée, celui qui faisait tant frémir, et nagea à côté de son requin. Quand celui-ci voulait plonger, il le lui signalait d'un coup de queue et Shakou prenait sa respiration pour l'accompagner. Il revenait à la surface quand la voix aiguë de Démona l'appela :
- Corsaire ! On vous demande !
Shakou nagea jusqu'au bord et se hissa lentement hors de l'eau.
- Qui me demande, Démona ?
- Les tsiganes.
Le jeune homme hocha la tête. Il saisit ses vêtements qu'il enfila sans même songer à se sécher.
- Au fait, Démona, puisque tu as eu l'amabilité de te proposer pour être mon guide, tu as le droit de me tutoyer et de m'appeler par mon prénom. Maintenant, laisse-moi avec mes visiteurs.
Les tsiganes s'avancèrent vers le jeune homme ; en tête venait le patriarche, un homme aux cheveux noirs un peu grisonnants, le visage buriné, qui devait posséder une certaine force. A côte de lui marchait une jeune fille aux longs cheveux châtains.
- Prince, nous venons vous apporter notre secours, s'il peut vous être utile.
Shakou ne répondit rien. Le patriarche se pencha vers la jeune fille.
- Es-tu sûre qu'il s'agit bien de lui, Rose Noire ?
- Oui, j'en suis sûre, père, répondit la jeune fille d'un ton ferme. Rien ne pourrait me faire oublier quoi que ce soit à son sujet.
Le patriarche eut un sourire empli de fierté.
- Tu seras la mémoire de notre peuple, Rose Noire.
Shakou les fixa tour à tour, comme si ses yeux morts pouvaient distinguer quelque chose dans le royaume des ombres qui l'entourait désormais.
- Rose Noire, je vous remercie de votre soutien. Vous aussi, petit père. Mais je préfère que vous restiez loin de tout cela. Je refuse que Yliork vous condamne à mort pour votre fidélité envers moi.
Le patriarche sut que Rose Noire avait dit la vérité : seul le prince de Vitruve pouvait l'appeler "petit père". Il plissa les yeux, cherchant dans ce jeune homme presque brisé quelque chose du jeune prince fougueux et indomptable qu'il avait connu. Mais il n'y avait plus rien. Shakou avait compris que les prévisions de Sharky étaient fausses, que le jeune démon n'avait pas le don de prescience, mais simplement qu'il s'agissait d'images envoyées par Yliork pour les miner d'abord, puis pour leur donner de l'espoir. Mais Shakou ne voyait pas quel espoir il pouvait avoir alors qu'il était privé de Liriana.
Rose Noire s'approcha et mit timidement sa main sur l'épaule de son prince.
- Nous n'avons pas été enlevés pour rien, mon prince, dit-elle doucement. Nous sommes une menace pour Yliork, car il ne peut rien sur nous. Nous avons même le pouvoir de le détruire !
Shakou ne réagit pas immédiatement, puis, presque malgré lui, il prit conscience de ce que la jeune tsigane venait de lui dire.
- Le détruire ? répéta-t-il doucement. Le détruire... et détruire tous ses maudits enchantements en même temps, n'est-ce pas ? Comme lorsque j'ai cru le tuer ?
- Oui, mon prince. Vous connaissez un moyen, mais il ne permet que de détruire l'enveloppe corporelle. Il faut détruire l'âme.
- Oui, Rose Noire, oui, mais comment ? La douceur peut tuer son... incarnation, mais non son âme !
- Il y a un moyen, mon prince. Un seul moyen, que nous vous avons appris, il y a longtemps. Depuis des siècles déjà, les gens craignent les tsiganes pour leurs pouvoirs et pourtant, ici, dans votre royaume bien-aimé ou à Unak, tout le monde a un pouvoir, plus ou moins puissant. Pourquoi redouter les tsiganes plus que les autres ? Parce que notre pouvoir est mortel, et mortel non seulement pour le corps, mais aussi pour l'âme, mon prince !
- L'Obscure, murmura Shakou, abasourdi. Non, la Grande Obscure !
La Grande Obscure n'était pas une danse comme les autres. Elle était dangereuse pour les spectateurs comme pour celui qui la dansait. On parlait souvent d'un peuple mythique, d'origine tsigane, qui, seul, savait parfaitement exécuter la Grande Obscure. Ce peuple mythique, les Merveilleux, était dit d'ascendance divine.
- Nous sommes les Merveilleux, dit simplement le patriarche. Nous sommes immunisés au spectacle de la Grande Obscure, comme tous les Merveilleux, mais non pas au danger de son exécution. Rose Noire a voulu relever le défi ; elle maîtrise la Grande Obscure, mon prince !
Le visage mince de Shakou ne montrait aucun sentiment ; il réfléchissait.
- C'est tentant, avoua-t-il finalement. C'est terriblement tentant ! Mais il y a un problème...
- Il y a plusieurs problèmes, en fait, mon prince, répondit le patriarche. Yliork sait que Rose Noire peut le tuer et il ne la laissera jamais danser devant lui. De plus, il va... il va certainement la tuer dans peu de temps.
- Ce n'était pas le problème auquel je pensais, fit Shakou en hochant douloureusement la tête. Mais je ferai tout pour protéger Rose Noire, si aveugle et impuissant que je sois. Le problème, c'est que Liriana est avec lui et qu'elle mourrait en même temps que lui ! Et cela, je ne pourrais pas le supporter. Je préférerai encore mourir que tuer Liriana de ma propre main.
- Notre plan n'était pas que Rose Noire danse devant Yliork comme si c'était un spectacle, mon prince, corrigea doucement le patriarche.
- Alors remettez-moi sur le bon chemin, petit père, car je n'ai pas compris votre pensée !
Le patriarche sourit.
- Vous souvenez-vous des cours de danse que Rose Noire vous avait dispensés, lors de votre séjour chez nous ?
- Certes, petit père, et à cette époque, vous m'appeliez tous Shakou, du plus âgé, dont j'étais un peu le fils, au plus jeune, auprès de qui je jouais le rôle de grand frère.
- Ce serait plus... discret, je suppose, car j'ai cru comprendre que les diablotins vous traitaient comme le corsaire de Vitruve.
- Yliork me cantonne toujours dans ce rôle quand il s'oppose à moi, car je lutte avec les armes du corsaire et non celles du prince.
- Eh bien, Shakou, ce que nous proposons, c'est que Rose Noire vous apprenne à danser la Grande Obscure.
Sur le coup, le jeune prince ne réagit pas. Puis ce fut très violent :
- Enfin, petit père ! C'est la mort assurée pour moi, si ce n'est pour Rose Noire ! Comment pourrais-je seulement supporter la vue de la...
Il s'arrêta, conscient d'avoir dit une bêtise.
- Aveugle... donc je ne peux pas voir la Grande Obscure !
- Non, Shakou, donc vous avez acquis temporairement l'immunité à cette danse. Si vous vous laissez faire, Rose Noire n'aura aucun problème à vous l'apprendre.
- Mais comment m'apprendre une danse qui s'exécute en solitaire alors que je ne peux rien voir ?
Rose Noire prit la main du jeune homme.
- Ceci, Shakou, est notre problème, à vous et à moi, dit-elle doucement. Acceptez-vous notre proposition ?
- Oui, petite princesse, répondit-il en souriant. Oui, bien sûr.
Rose Noire rougit légèrement en entendant le nom avec lequel il l'avait toujours appelée durant son séjour avec eux.
- Alors, venez, Shakou !
La jeune tsigane et son protégé s'éloignèrent vers un lieu plus tranquille et les Merveilleux s'installèrent devant l'entrée, afin de prévenir toute intrusion.
Pour Shakou, cet entraînement avait un avantage : il écartait ses pensées de Liriana, mais d'un autre côté, quelque chose le perturbait. Il sentait qu'il n'aurait pas dû avoir cet espoir, qu'il était impossible que Yliork ne soit pas au courant de ses relations avec les tsiganes, qu'il n'ait pas pensé que les Merveilleux pourraient lui apprendre la Grande Obscure. Mais parfois, il haussait intérieurement les épaules : quel prétexte pourrait-il donc avoir pour se mettre à danser devant Yliork, sans que Liriana soit présente ? Néanmoins, il s'entraînait avec acharnement et Rose Noire se disait satisfaite de ses progrès. Il ne maîtrisait pas encore parfaitement le tourbillon final, le plus dur de toute la danse, mais il commençait à bien s'en sortir.
Un matin, il fut réveillé brutalement par l'arrivée de trois diablotins. L'un d'eux profita de ce qu'il soit aveugle pour lui lancer un coup de poing en plein visage.
- Où est ta soeur, la belle Griffe ? lança-t-il d'une voix éraillée. Je veux en faire mon caprice et l'attente infernale que nous inflige Yliork n'est pas de notre goût. Je veux tout de suite les belles femmes qu'il nous a promises !
- Il ne vous les donnera pas, répondit Shakou. Il les gardera pour lui.
- Tu mens ! s'exclama le diablotin, furieux, en frappant de nouveau le jeune homme.
Celui-ci ne daigna même pas répondre. Il haussa simplement les épaules.
- Vous avait-il parlé de Liriana ? Non, n'est-ce pas ? Et pourtant, elle est belle ! Mais non, il préfère la garder pour lui tout seul !
Les diablotins se regardèrent et eurent un moment d'hésitation. Mais, hélas, un autre diablotin vint les rejoindre et ce dernier s'avouait beaucoup moins attiré par les charmes promis par Yliork. Quand ses congénères lui eurent fait part de leurs doutes, il se montra sévère et comprit immédiatement le jeu que jouait Shakou. Alors le jeune homme décida de passer à l'attaque ; il avait pris l'habitude de dormir au niveau supérieur de l'aquarium et ainsi, dès son réveil, il se glissait dans l'eau pour jouer avec Ocellée. Cette fois-ci, le bain eut un but beaucoup moins ludique : il leva d'un bond, empoignant le diablotin qu'il avait repéré au son de la voix et plongea aussitôt, rejoint par Ocellée. Le diablotin paniqua immédiatement en voyant le requin et Shakou n'eut pas de mal à convaincre Ocellée de s'occuper de lui.
A la surface, les diablotins avaient donné l'alerte et Yliork arriva alors que Shakou sortait de l'eau. Pressentant le danger dans lequel se trouvait leur prince, Rose Noire et les tsiganes firent leur apparition. Yliork s'arrêta net, brutalement paralysé par la vue de la jeune Merveilleuse. Liriana n'était pas présente, aussi Rose Noire, sentant qu'il s'agissait là d'une occasion unique, se lança dans l'exécution de la Grande Obscure. Shakou le sut aussitôt, car un grand silence s'installa tout d'abord au niveau haut de l'aquarium, bientôt suivi par un arpège qui annonçait le premier mouvement de la Grande Obscure, après la courte introduction.
Yliork se figea, horrifié et en même temps fasciné par cette danse. Il savait ce qui l'attendait s'il ne réagissait pas, mais tout le portait à se laisser envoûter. Il réunit ses dernières forces et hurla, d'un cri qui lui parut plus inhumain qu'autre chose, mais qui parvint à rompre quelques secondes le sortilège qui annihilait sa volonté ; il tendit le bras pour lancer un rayon mortel qui mettrait fin à cette danse terrible, mais il n'en eut pas le temps : Shakou, sentant ce qu'il comptait faire, bondit sur lui avant qu'il n'ait eu le temps de dire le mot fatal et ils roulèrent par terre.
- Idiot ! cracha Yliork. Idiot ! Nous allons tous mourir !
- Tu vas mourir, Yliork, répondit calmement Shakou, pas moi ! Je suis aveugle, tu te souviens ?
Comme Yliork se débattait furieusement, arraché au spectacle envoûtant, ils se rapprochèrent dangereusement de l'aquarium. Le démon gronda :
- Si je meurs, Shakou, j'aurai la satisfaction de savoir que, jamais, tu ne pourras avoir Liriana, car tu vas venir avec moi dans la mort !
Les yeux de Shakou se rouvrirent à la lumière au moment même où le jeune homme, entraînant Yliork avec lui, tombait dans l'aquarium. Il n'eut même pas le temps d'apercevoir Rose Noire. Le démon comprit vite que son adversaire allait avoir l'avantage ; Yliork était un démon des ténèbres et non de l'eau et il savait que Shakou était aussi à l'aise dans l'eau qu'un démon de cet élément. Il se sentit pris d'une rage terrible ; tout allait bien jusqu'à ce que ces maudits diablotins ne s'impatientent ! Et mourir ici, sur son terrain, dans cet antre qu'il s'était choisi, qu'il avait aménagé ? Non, c'était impossible ! Maintenant qu'il était libéré du sortilège de Rose Noire, il pouvait user de ses pouvoirs démoniaques sans retenue et d'un seul mot, il fit éclater la paroi de l'aquarium. Toute l'eau s'engouffra dans les couloirs en grondant, emportant sur son passage les diablotins qui hurlèrent de terreur.
Shakou pensa d'abord à poursuivre Yliork qui profitait de la confusion pour s'enfuir, mais il s'arrêta, se souvenant brutalement d'Ocellée. Il nagea pour rejoindre son requin, qui semblait comprendre le danger qu'elle courait. Shakou se sentait désespéré, car il ne pouvait rien faire pour l'aider. Il aurait fallu la présence de Lorky ou de Sharky pour sauver Ocellée. Soudain, comme pour répondre à son désir non formulé, Sharky se retrouva à ses côtés, nageant avec aisance, un grand sourire sur les lèvres.
- Enfin ! Pas trop tôt, oncle Shakou ! Je pensais bien que tu finirais par lui régler son compte, à Yliork ! J'essaie depuis des heures de me téléporter ici ! Enfin, des heures... des jours, plutôt !
- Sharky, fais immédiatement quelque chose pour Ocellée ! Tu vois bien qu'elle va mourir si tu ne l'aides pas !
- Oups, pardon, Shak' ! Tout de suite !
Il regarda Ocellée, sembla lui faire un petit signe d'amitié et la renvoya dans l'Océan de Palonar.
- Que faisons-nous, maintenant, frérot ? On poursuit Yliork ?
- Pas tout de suite. Tout d'abord, on retrouve Liriana et après, on s'occupe d'Yliork.
- Pas drôle, cela, Shak', fit Sharky, boudeur.
Shakou réfléchit.
- Tu as raison, j'ai une autre idée. Tu vas chercher Liriana, ce n'est pas très compliqué, Mony est resté avec elle ; une fois que tu l'as mise en sécurité à Vitruve, tu me rejoins sur les traces d'Yliork. Tu aimes mieux ?
- Je suis sûr que je ne vais pas assister à la partie la plus intéressante, mais bon... de toute façon, tu ne changeras pas d'avis, hein ?
- Non, Sharky.
- Je m'en doutais. D'accord, j'y vais.
Aussi étrange que cela puisse paraître, si Sharky se montrait insupportable avec ses parents, il était parfaitement obéissant avec Shakou, sans doute parce qu'il savait que le jeune homme n'allait pas se laisser impressionner par ses pouvoirs de démon.
Et Shakou se lança à la poursuite d'Yliork. En même temps que la vue, il avait retrouvé tout son allant et ce n'était pas un petit démon de rien du tout qui allait l'arrêter ! Il souriait en lui-même à cette pensée : Yliork n'avait rien d'un petit démon et sa puissance n'était pas à prendre à la légère.
La piste du démon aurait pu être difficile à suivre si Yliork ne s'était pas énervé contre ses alliés ; visiblement, ces derniers, terrifiés par le torrent qui avait déferlé, emportant une bonne partie de leurs congénères, avaient supplié Yliork de les sauver et celui-ci, voulant continuer sa fuite, les avait écartés de son passage, oubliant sans doute sa force de démon. Si bien que Shakou n'avait qu'à jeter un coup d'oeil un peu averti sur les petits corps noirs qu'il rencontrait le long de sa route pour savoir s'il était sur le bon chemin ou pas.
Soudain un bruit d'ailes se fit entendre derrière lui et Mony vint voler à sa hauteur. L'oiseau de proie était un pisteur fabuleux, nul ne pouvant rivaliser avec lui. Yliork n'avait plus aucune chance de s'en tirer. Mais sur son passage, Shakou trouva un groupe de diablotins. Avec ceux-ci, le démon avait pris le temps de discuter et ils étaient visiblement décidés à résister le plus longtemps possible, pour protéger la fuite de leur allié. Shakou s'interrogea fugitivement : pourquoi Yliork ne tentait-il donc pas de se dématérialiser ? Il n'aurait pourtant aucun problème à échapper à son adversaire par cette méthode. Certes, le démon avait un certain code de l'honneur, même si Sharky lui avait jeté le contraire à la figure, et il ne se dématérialisait pas pendant un combat, par exemple. Mais là, où était la raison de cette obstination ? Yliork aurait-il perdu certains de ses pouvoirs de démon ?
Mais Shakou n'avait pas vraiment le temps de s'interroger sur les incongruités de la conduite d'Yliork : il devait affronter les diablotins. Sans réfléchir, il fonça droit devant, en culbuta un juste sous ses pieds, parvint à l'éviter de justesse, en attrapa un autre dont il se servit de projectile pour lancer sur quelques-uns de ses congénères. Mais le restant du groupe lui avait déjà sauté dessus, agrippant qui ses jambes, qui ses bras, et tentant de le bloquer. Ils avaient compté sans Mony : le monyure, dans un cri aigu, fondit sur un diablotin après avoir plané quelques instants juste au-dessus de lui. La petite créature boula sur le sol en hurlant. Mony venait de dégager en partie le bras de Shakou, qui réussit à se libérer tout seul. Reculant un peu, il prit son élan et se lança dans un tourbillon fauchant tous ceux qui se trouvaient à sa portée. La moitié des diablotins se retrouva projetée contre le mur dans un concert de cris divers.
Et puis, une voix lasse vint tout interrompre :
- Arrête, Shakou. C'est après moi que tu en as, pas après eux.
Yliork se tenait un peu plus loin et une jeune diablotine se tenait à côté de lui ; sans savoir pourquoi, à l'instinct, Shakou sut qu'il s'agissait de Démona.
- Laissez-le, vous autres ! ordonna le démon. Un combat loyal, n'est-ce pas, Shakou ?
Rose Noire se matérialisa brutalement derrière Shakou, suivie des autres Merveilleux.
- Allez-y, mon prince, murmura-t-elle, soyez digne de l'amitié des Merveilleux ! Je me charge des diablotins s'ils essaient de tricher.
- Merci, petite princesse. Mais prends soin de toi quand même.
Alors Shakou s'avança, Mony perché sur son épaule, seul et fier. Yliork le regardait venir vers lui, une lueur triste au fond de ses yeux argentés. Démona lui prit la main et leva la tête pour le fixer, l'air presque suppliante.
- Je viens, Yliork, annonça calmement Shakou en s'arrêtant devant son adversaire. Je viens avec l'espoir que ce sera notre dernier affrontement.
- Non, Shakou, reprit le démon de sa voix musicale, mais si lasse, non, tu ne laisseras pas ta tsigane danser la Grande Obscure pour moi. Pas tout de suite, Shakou. Car tu as besoin de moi pour que je rende la mémoire à Liriana.
Shakou haussa les épaules.
- Je suppose que Sharky s'en est déjà occupé.
Juste au moment où il prononçait le nom du jeune garçon, ce dernier apparut juste à côté de Shakou, en déséquilibre, manqua de tomber contre le mur et se rattrapa de justesse.
- Ouf ! Dis, frérot, on a un problème.
Shakou ferma à demi les yeux. Il savait de quoi il s'agissait.
- Liriana, n'est-ce pas ?
- Oui. Elle... elle refuse de me reconnaître. J'ai tout essayé, j'ai même appelé papa et Stralana à la rescousse, mais rien à faire. Stralana dit que seul Yliork peut faire quelque chose pour elle.
Le regard gris-vert de Shakou était devenu haineux. Il fixa Yliork.
- La dernière fois, quand je t'ai tué, ton sortilège s'est évaporé et j'ai retrouvé la vue. Il me suffit donc de te tuer pour que Liriana retrouve la mémoire. Prépare-toi à mourir, Yliork !
Mais Démona s'interposa.
- Réfléchissez un peu, corsaire ! fit-elle de sa voix aiguë. Vous ne pensez qu'à tuer ! La dernière fois, la mort d'Yliork avait effectivement coïncidé avec la disparition du sortilège, mais c'était parce que le sort d'aveuglement était jeté sur vous et que c'est vous qui l'avez tué ! Liriana ne retrouvera pas la mémoire si vous tuez Yliork, elle ne la retrouvera que si elle-même tue Yliork, ce qu'elle refusera, puisqu'elle aime le démon. Vous êtes dans une impasse, Shakou !
Ceci dit, avec un curieux sourire de satisfaction, Démona reprit sa place à côté d'Yliork. Shakou resta silencieux un moment, regarda Sharky, qui confirma d'un geste la véracité des propos de la diablotine, puis se tourna vers le démon.
- D'accord, Yliork. Il semblerait donc que je n'ai pas d'autre choix que de discuter avec toi. Quelles sont tes conditions pour rendre la mémoire à Liriana ?
- Je n'en ai qu'une seule, Shakou. Et ce n'est même pas ta mort ! N'est-ce pas surprenant, agréablement surprenant ?
Pour toute réponse, Shakou grinça des dents. Il n'avait plus envie de plaisanter.
- Ta condition ? répéta-t-il.
- Donne-moi ta tsigane.
- Te donner Rose Noire ? Jamais ! s'exclama Shakou avec indignation. Plutôt perdre Liriana ! Je sais que tu vas la tuer et je n'ai pas le droit de mettre une vie entre tes mains pour sauver mon amour.
Mais Rose Noire s'avança tranquillement, une grande mèche de cheveux cachant son oeil gauche. Shakou sentit son coeur se serrer : la jeune fille ressemblait tellement à Griffe !
- Laissez, Shakou, dit-elle avec un doux sourire. Qu'importe ma vie, quand il s'agit de la reine de Vitruve.
- Non, Rose Noire, reprit Shakou, la voix brisée. Je ne te laisserai pas faire une telle chose ! Je préférerai mourir moi-même. Pas toi, ma petite princesse !
Alors Rose Noire lui mit les bras autour du cou et lui chuchota :
- Il ne peut rien contre moi, mon prince ! Vous oubliez mon pouvoir !
Brutalement, Shakou se souvint d'une scène, quand Rose Noire dansait, il y avait déjà quelques années de cela : alors que les autres danseurs Merveilleux étaient souvent auréolés de lumières, Rose Noire dansait sans rien ; il n'y avait qu'elle et sa danse.
- Une zone d'anti-magie ! souffla-t-il, abasourdi. Presque comme Kerly... Mais Rose Noire, il pourrait essayer de te tuer autrement que par la magie...
- Mon prince, mon prince, faites-moi confiance ! Vous reviendrez me chercher, n'est-ce pas ?
Elle lui prit la main et en regarda la paume.
- Vous allez avoir un fils, mon prince. Quand il aura votre taille, alors vous partirez à ma recherche. Et tu me trouveras, Shakou, promets-le-moi !
- Je te trouverai, petite princesse, je te le jure. Je t'arracherai des griffes d'Yliork...
Il se tut un instant et, alors que Rose Noire faisait un pas vers le démon, Shakou l'arrêta.
- Non, dit-il d'un ton déterminé, non, je te ne laisserai pas y aller, ma petite princesse !
Alors le patriarche s'avança à son tour.
- Laissez-la, mon prince, car tel est son destin.
- Petit père..., fit Shakou, suppliant.
- Va, ma fille, va, mémoire des Merveilleux ! Affronte ton destin ! ordonna le patriarche.
Après un sourire à Shakou, Rose Noire, digne et calme, allait retrouver Yliork. Derrière elle, une légère musique s'éleva : quelques Merveilleux avaient pris leur instrument et jouaient pour accompagner le départ de l'une d'entre eux. Alors que Yliork, Démona et Rose Noire se dématérialisaient, on entendit une voix jeune et fraîche chanter les premières notes de la mélodie, mais le tourbillon de la dématérialisation emporta le reste de la chanson.
Shakou restait là, à regarder l'endroit où Rose Noire avait disparu, puis il tourna son regard triste vers Sharky.
- J'ai fait la pire action de ma vie en la laissant partir avec Yliork, dit-il.
Il tourna les talons, les épaules écrasées par le chagrin et s'en fut sans un mot.
Le chemin pour sortir de l'antre d'Yliork fut facile : visiblement, le démon avait donné l'ordre à tous ses alliés d'abandonner les lieux, donc tous les couloirs étaient déserts. Mais Shakou ne parut même pas s'en apercevoir. Sharky avait prévenu Kelemvor, qui attendait patiemment à la sortie de la grotte ; le grand centaure fut bien surpris quand Shakou passa devant lui sans lui adresser un mot. Le jeune homme rentra à pied à Vitruve, refusant de parler à Kelemvor et à Sharky, qui l'accompagnaient dans sa marche, pensant sans cesse au dernier sourire de Rose Noire. La jeune tsigane avait été son amie et celle de Griffe et il venait de la condamner à mort, parce qu'il n'avait pas vraiment pu se résoudre à perdre Liriana, parce qu'il n'avait pas vraiment lutté pour la protéger comme il l'aurait dû.
Oubliant que Rose Noire et le patriarche des Merveilleux eux-mêmes avaient insisté, Shakou s'accusait de tous les torts, jugeant qu'il aurait pu, qu'il aurait dû empêcher Rose Noire de commettre cette folie. L'ambiance du chemin de retour fut bien sombre, car le jeune homme ne daigna pas desserrer les dents une seule fois. Sharky n'avait pas osé les téléporter tous au château de Vitruve, car un coup d'oeil menaçant de Shakou l'en avait rapidement dissuadé. La cascade n'était pas située à proximité de la cour, si bien qu'ils durent s'arrêter pour passer la nuit dans la forêt ; ce fut Sharky qui s'occupa du campement, ses pouvoirs démoniaques lui rendant les choses beaucoup plus faciles. Shakou, malgré ses remords, avait réussi à comprendre qu'une halte pouvait être utile et il marchait autour du camp, sans chercher à continuer son chemin. Il prit le premier tour de garde, toujours silencieux, le ventre vide.
Kelemvor se réveilla alors que la lune était au zénith. Il sentit qu'il y avait quelque chose qui n'allait pas ; il regarda autour de lui et s'aperçut immédiatement que Shakou avait disparu, ainsi que Mony. Avec un juron sonore, il se redressa d'un bond, réveillant Sharky du même mouvement. Le jeune démon se mit en colère.
- Il commence à m'énerver, oncle Shakou ! On dit que c'est moi qui ai douze ans, mais c'est lui qui agit comme un enfant ! Je te jure que dès qu'on le retrouve, il va se faire téléporter à Vitruve avant d'avoir eu le temps de dire ouf !
Il ferma les yeux, marmonna quelques mots d'une voix irritée, puis regarda Kelemvor.
- Il est parti à la poursuite d'Yliork, cet idiot ! Il n'a donc rien compris ?
Il tendit la main vers le centaure, effleura son dos et Kelemvor vit le monde se brouiller autour de lui. Il soupira ; Sharky adorait se téléporter et il faisait subir ce petit jeu un peu trop souvent à ses amis les plus proches. Heureusement pour Kythera, la petite pouliche blonde adorait cela.
Ils se retrouvèrent sous le nez de Shakou et Sharky tendit aussitôt le doigt vers lui.
- Toi, gronda-t-il, tu as fini tes bêtises pour aujourd'hui !
Mais Shakou ne réagit pas ; il semblait parfaitement insouciant de ce qu'il pouvait lui arriver. Même quand Liriana se précipita vers lui, à Vitruve, il n'eut pas un mouvement pour l'accueillir. La jeune fille s'arrêta, stupéfaite, et ses grands yeux sombres s'emplirent de larmes. Sharky allait lui expliquer, quand Shakou se retourna :
- Toi aussi, tu as fait assez de bêtises aujourd'hui. Si jamais tu lui racontes quoi que ce soit, tout démon que tu sois, je te ferai passer l'envie de parler pour le restant de tes jours ! fit-il d'une voix dure et sèche, sans aucune lueur amusée dans les yeux qui aurait pu montrer qu'il plaisantait.
Les jours passèrent et Liriana se désolait. Shakou, toujours sombre, toujours silencieux, avait accepté sans hurler de présider le baptême de l'enfant de Griffe et de Romulf, qui était un garçon, contrairement à ce que Sharky avait cru entrevoir du futur. Shakou lui donna le nom de Griffter et la cérémonie se déroula sans incident, mais sans joie, car la mauvaise humeur du jeune homme était presque palpable. Griffe elle-même, qui pourtant savait avoir beaucoup d'influence sur son frère, n'osa pas faire une seule remarque.
Ce furent Hugo et Kelemvor qui décidèrent Shakou à enfin épouser Liriana. Le jeune prince, toujours rongé par la disparition de Rose Noire, se punissait en se séparant de lui-même de sa fiancée, sans forcément réfléchir qu'il punissait également Liriana.
- Arrête un peu d'être égoïste, Shakou ! lança Hugo. Par ton attitude, tu ne punis pas seulement toi-même, mais aussi tous tes amis, qui préfèrent t'éviter plutôt que recevoir tes regards assassins et tes paroles venimeuses ! Liriana t'aime depuis le début, tu n'as pas le droit de la décevoir maintenant !
- Quoique..., intervint Kelemvor, vu ce que tu es devenu, c'est à se demander si Liriana va être heureuse avec toi. Je pense qu'il est même préférable que tu lui rendes sa liberté.
Le centaure fit une pause, fixant attentivement Shakou qui avait légèrement sursauté à cette proposition.
- Ce qui rendra le sacrifice de Rose Noire encore plus inutile, acheva tranquillement Kelemvor.
Le visage de Shakou devint blanc comme neige et il se tourna d'un bloc vers son ami le centaure.
- Kel..., commença-t-il.
Le centaure retint son souffle : Shakou ne l'avait pas appelé par son surnom depuis qu'il était revenu de l'antre d'Yliork. Hugo nota à son tour quelque chose d'extraordinaire : des larmes montaient aux yeux du jeune prince.
- Oh, Kel ! J'ai tellement honte !
Le centaure referma son étreinte amicale sur les épaules de son ami.
- Allons, Shak' ! Du calme, voyons... Sharky m'a tout expliqué et je crois que j'ai compris quelques petites choses... Le patriarche et Rose Noire t'ont dit qu'elle suivait son destin. Il faut que tu laisses les choses aller ainsi, Shakou, et que tu acceptes ce fait, que tu acceptes ton geste. Car le but de tout cela, c'est que tu trouves suffisamment de haine ou de colère en toi pour pourchasser Yliork et le mettre définitivement hors d'état de nuire.
- Oh, je sauverai Rose Noire, ne t'inquiète pas ! Si elle est encore vivante au moment où je pourrais enfin me mettre à sa recherche..., acheva sombrement Shakou.
- Non, Shakou, le contredit Hugo. Tu ne sauveras personne si tu restes de mauvaise humeur ainsi. Les amis sont parfois utiles et tu n'auras personne à tes côtés le jour où tu te lanceras à l'attaque d'Yliork si tu restes dans ces dispositions d'esprit.
- Il faut que tu épouses Liriana, insista Kelemvor. N'oublie pas que tout dépend de ton fils !
- Il faut que j'attende qu'il soit adulte, Kel ! Rose Noire sera morte bien avant cela !
- Non, Shak'. On se moque qu'il soit adulte ou non ; on veut qu'il fasse ta taille. Souviens-toi de Sharky ; il commence sérieusement à te rattraper. Il a déjà la taille d'un humain de quinze ans !
- Mais mon fils n'aura pas de sang de démon...
- Tant de choses peuvent se passer sur Palonar, Shakou... Son pouvoir même peut être de grandir vite.
Shakou réfléchit longtemps à cette conversation, puis une semaine après, alors que Kelemvor et Hugo se demandaient s'ils n'allaient pas avoir à tout recommencer, Shakou alla voir Liriana et commença par se mettre à genoux.
- Liriana, je me suis montré idiot depuis que je suis rentré. J'en suis désolé et, si tu as la bonté de m'écouter, je vais te faire ma confession.
Mais Liriana ne lui en laissa pas le temps : elle se pencha et l'embrassa.
- Il n'y a rien de changé entre nous, mon amour, dit-elle simplement.
Si bien que, avant même la fin du mois, le peuple de Vitruve était en liesse à l'annonce, si longtemps attendue, du mariage du prince Shakou de Vitruve et de la princesse Liriana de Reliane.
Ce fut le mariage le plus grandiose de tous ceux que Vitruve avait déjà vus. Hirkel tenait le rôle du président, Shakou, à la grande surprise de tout le monde, avait tenu à ce que Sylvann, le chef des nocturnes, soit son témoin, ce qui faisait légèrement bouder Sharky, et Kythera, très fière, était le témoin de Liriana. La jeune fille, radieuse, était en blanc, comme de coutume, mais Griffe et Sharantyr avaient insisté pour faire la robe elles-mêmes, si bien que Liriana portait une merveille en dentelle, brodée de perles, pourtant sobre et simple, à la demande de la mariée elle-même. Shakou avait remis son manteau de cour, mais, au grand désespoir de Hirkel, Mony était perché sur l'épaule du jeune prince, refusant catégoriquement de s'en aller. Pour une fois, ce n'était pas Shakou que l'on avait entendu depuis la place principale, mais bien Hirkel et le jeune homme était resté admiratif devant la performance, complimentant Hirkel sur sa puissance vocale. Honteux, l'homme de confiance avait violemment rougi et avait baissé le nez.
Shakou et Liriana s'étaient donc présentés devant Hirkel, sur la terrasse dominant la grande place. Tout le peuple de Vitruve s'était rassemblé là, dans un silence total, pour ne rien perdre de la cérémonie qui allait lui faire perdre son prince pour lui donner un roi. A quelques signes infimes, Shakou comprit que Hirkel se sentait gêné. L'homme de confiance de Shakou et, avant de lui, du roi Bohor, était tout dévoué à Vitruve et il savait l'importance de cette cérémonie. Il prit son temps, se racla discrètement la gorge, puis déclara d'une voix profonde et puissante qui portait sans peine jusqu'au bout de la place principale :
- Nous voici donc rassemblés pour réunir sous la protection des dieux la princesse Liriana de Reliane, fille du roi Mordr et de la reine Casilda, et le prince Shakou de Vitruve, fils du roi Bohor et de la reine Siriane, dit-il.
Il eut un timide sourire à l'adresse de son prince, qu'il sentait aussi nerveux que lui-même.
- Si quelqu'un veut s'opposer à ce mariage, qu'il s'avance !
Shakou ferma les yeux et pria pour que l'ambassadeur de Volkrane ne vienne pas mettre son nez dans son mariage. Il avait déjà dû l'éconduire le matin même et craignait d'ailleurs de ne pas y avoir mis les formes, risquant une rupture diplomatique avec l'Ile de Volkrane. Il rouvrit les yeux. Aucun cri, aucun appel n'avait rompu le silence. Hirkel allait donc pouvoir passer à la phase suivante.
- Si les dieux veulent s'opposer à ce mariage, qu'ils se manifestent !
Liriana jeta un coup d'oeil angoissé à Shakou ; il savait bien qu'elle redoutait comme lui une intervention d'Yliork et le démon, avec tous ses pouvoirs, pouvait très bien faire passer son opposition comme une manifestation des dieux. Mais rien ne se passa non plus.
- La princesse étant orpheline et sans famille, je prie la centauresse Kythera de venir l'assister.
Il y eut quelques remous dans l'assistance : prendre une simple pouliche pour servir de témoin lors du mariage du prince de Vitruve semblait osé à certains. Mais Hirkel tourna son regard noir vers la place, Kelemvor se redressa, l'air furieux, alors que Kythera avançait de son pas dansant, suivie par le regard admiratif de Sharky, et le silence revint
- Le prince étant orphelin et n'ayant pour famille qu'une soeur déjà mariée, je convie le Grand Nocturne Sylvann à venir l'assister.
Shakou trouva en lui-même que la loi était stupide : pour un mariage, ni le président, ni les témoins, ni même les représentants des mariés ne devaient être mariés, sauf si l'un était le roi de la contrée où se déroulait le mariage. Sylvann vint se placer aux côtés de Shakou, mince silhouette sombre à la démarche presque glissante.
De nouveau, Hirkel se racla la gorge et se tourna vers Shakou.
- Prince Shakou, ton amour pour la princesse est-il suffisamment puissant pour résister au temps et à toutes les épreuves que la vie pourra mettre sous tes pas ? demanda-t-il d'une de ses voix les plus officielles.
Shakou ne répondit pas tout de suite. Il porta d'abord son regard sur son peuple, massé sur la place principale, et le considéra longuement ; puis, ses yeux prirent un reflet lointain et Sharky, qui ne cessait de le fixer que pour admirer Kythera, sut qu'il pensait à Rose Noire. Mais lentement, le jeune homme pivota pour faire presque face à Liriana. Celle-ci lui fit un timide sourire, qui contenait tout son amour. Quelques personnes commencèrent à s'agiter, craignant que finalement, leur prince ne change d'avis au dernier moment. C'était la pire crainte de Sharky, mais il s'aperçut que Liriana, elle, ne semblait aucunement inquiète.
De nouveau, Shakou se tourna vers son peuple et, peu à peu, les murmures s'éteignirent. Alors sa voix s'éleva dans le silence pour répondre, d'un ton ferme et définitif :
- Oui.
Il eut presque l'impression d'entendre un soupir de soulagement à ces mots et dissimula un sourire. Son oeil exercé nota que Hirkel se détendait légèrement et il se mordit la lèvre inférieure pour ne pas éclater de rire : il leur aurait fait peur jusqu'au bout ! L'homme de confiance lui fit les gros yeux, puis s'adressa à Liriana :
- Princesse Liriana, ton amour pour le prince est-il suffisamment puissant pour résister au temps et à toutes les épreuves que la vie pourra mettre sous tes pas ?
La jeune fille n'eut pas une seconde d'hésitation ; se redressant, son visage clair et rayonnant, elle dit de sa voix douce :
- Oui.
Il y eut des sourires échangés de partout, certains attendris, d'autres moqueurs parce que Shakou allait enfin se faire mettre la corde au cou, mais personne ne cria ou ne lança de vivats : il y avait encore une épreuve.
- Sortez les anneaux, reprit Hirkel, à qui seule une longue expérience permettait de garder un ton ferme et officiel.
Kythera, prenant son rôle de témoin très au sérieux, tendit à Liriana un large anneau d'argent tandis que Sylvann, souriant gentiment au jeune homme, en donnait un en or à Shakou. Hirkel s'avança et prit l'anneau d'or. Il saisit la main gauche de Liriana et glissa l'anneau à l'annulaire. Le diamètre de l'anneau se rétrécit jusqu'à être de la taille du doigt. Il opéra de même avec Shakou. Les deux anneaux avaient magiquement rétréci, donc les dieux approuvaient le mariage !
- Je vous déclare mari et femme. Vous avez le droit d'embrasser la mariée, dit enfin Hirkel, sans parvenir totalement à empêcher sa voix d'être enrouée.
Shakou prit Liriana dans ses bras et l'embrassa, alors que les vivats éclataient sous la terrasse. Sharky s'avança à son tour et leva le bras : à son signal, une musique sortie de nulle part s'éleva et Hugo et Stralana, complices depuis le début, ouvrirent le bal que Shakou avait expressément défendu. Kythera rejoignit son ami le démon et tous deux rirent à perdre haleine devant les gros yeux que leur faisait Shakou.
Texte © Azraël 1996, 1997, 1998, 1999, 2000, 2001, 2002.
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