L'alliance démoniaque



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   Shakou tournait en rond dans son château vide. Après les quatre mariages qu'il avait présidés, il y avait eu les réjouissances, puis chaque couple était parti vivre son bonheur de son côté. Griffe et Romulf étaient retournés au château d'Unak, où ils avaient invité Rivalen et Idrisiyya. Kalyna les avait suivis, pour rester avec Idrisiyya. Cyric et Vyélésia étaient repartis avec les Loups, vagabondant dans les forêts, ainsi que Solial et Nyx. Lorky et Sharantyr attendaient un heureux événement, tandis que Kerly s'occupait de sa fille qui venait de naître, une ravissante pouliche blonde. Hugo et Stralana filaient le parfait amour à bord du Griffe de Vitruve, que Shakou leur avait laissé pour l'occasion. Seul Kelemvor partageait la solitude du jeune prince, car Kerly s'occupait trop de sa pouliche à son gré. Les deux amis partaient souvent en randonnée dans la forêt, Kelemvor emportant Shakou sur son dos dans un galop vertigineux, ou marchant tranquillement de pair. Hirkel avait un léger sourire ironique à chaque fois qu'il voyait son prince faire les cent pas dans la salle du trône.
    - Il vous manque de la compagnie, Majesté, finit-il par dire.
    - Bagatelles ! répondit Shakou en s'arrêtant un instant de tourner en rond, pour reprendre aussitôt. C'est l'inaction qui me pèse. En fait, je déteste la paix : je m'ennuie trop pendant cette époque.
    - Le moment de la léthargie va bientôt arriver.
    - Oui. En même temps que l'hiver, fit le jeune prince, l'air sombre. Mais ce ne sera pas plus passionnant pour autant.
    - Etes-vous bien sûr, mon prince, que vous ne vous sentez pas trop seul ? insista Hirkel.
    - Voyons, comment m'ennuierai-je ? Vous êtes là, non ?
    - Je pensais que ma compagnie n'était pas très agréable, pour quelqu'un de votre âge. Il y a des personnes avec qui vous vous entendriez certainement mieux, mon prince.
    - Et à qui pensez-vous donc, Hirkel ?
   Devant l'air morne et indifférent de Shakou, le conseiller comprit que le jeune homme s'ennuyait vraiment.
    - A la princesse Liriana de Reliane, que vous avez renvoyée dans son royaume sitôt les réjouissances terminées.
    - Ecoutez, Hirkel, fit Shakou avec une patience d'ange - chose très rare et remarquable quand on abordait ce sujet devant lui - vous savez bien que la princesse Liriana est en deuil. Elle a perdu son père, par ma faute. Croyez-vous que la vue incessante du meurtrier de son père, qu'elle adorait, pouvait arranger sa guérison ?
    - Mais vous venez de dire vous-même qu'elle l'adorait, fit Hirkel, l'air innocent.
    - Voyons, mon ami, ne jouez pas sur les mots. Vous comprenez parfaitement ce que je voulais dire. Liriana et moi ne sommes pas faits pour être ensemble. Son père refusait qu'elle me fréquente. Il avait ses raisons et je les respecte.
    - Allons, mon prince, ne soyez pas défaitiste. Vous savez pertinemment que la princesse vous aime.
    - C'est justement pour cela que je l'ai renvoyée chez elle. Rester ici ne lui aurait apporté que souffrance. Hirkel, je vous en prie, quittons ce sujet et laissons Liriana en paix.
    - Bien, prince. Mais peut-être, si la compagnie de Liriana de Reliane vous déplaît à ce point, une autre jeune fille pourrait vous rendre heureux. Nous pourrions organiser un bal à cet effet...
   Shakou eut l'air horrifié.
    - Par Sorcerak ! Faudrait-il vraiment que je me soumette à pareille torture ? Non, croyez-moi, Hirkel, vous n'êtes pas sur le bon chemin.
   Shakou recommença à faire les cent pas sur ces paroles désabusées.
   Hirkel, qui s'était éclipsé, revint quelques instants plus tard, un message à la main.
    - Je crois, mon prince, que vous aurez tout lieu d'être satisfait : une missive vient d'arriver et quelqu'un demande votre aide.
    - Allons donc, quelque puissant qui veut que je calme ses sujets en rébellion. Ce ne sera que la cinquième fois en deux mois.
    - Mm... C'est un peu cela, sauf que le puissant en question est votre ami le roi-démon Atrek.
    - Atrek ?
   Shakou bondit sur Hirkel et lui arracha le message des mains.
    - Mon cher prince, mm... quelques problèmes dans mon royaume,... faire appel à vous... Hourra !
   Il leva les yeux.
    - Hirkel, je vous nomme régent pendant mon absence, lança-t-il d'un ton qui n'admettait pas de réplique. Annoncez au peuple que je pars sur l'heure pour le royaume des démons. Appelez Kel. Je suis sûr qu'il sera ravi de m'accompagner. Si l'ambassadeur de Volkrane se présente, envoyez-le au diable, il a l'habitude. Laissez Hugo et Stralana libres tant qu'ils veulent ; n'alertez surtout pas Griffe et Romulf. Je crois que j'ai tout dit.
   Hirkel eut un sourire amusé devant l'enthousiasme de son prince. Celui-ci disparut à vive allure dans ses appartements et en revint habillé de sa tenue de capitaine du Griffe de Vitruve. Soudain, il s'arrêta.
    - Par Sorcerak ! J'allais oublier Mony !
   Hirkel eut un sourire légèrement moqueur. Tous les monyures étaient surnommés Mony et celui-ci, depuis que Shakou l'avait appelé pour montrer qu'il était vraiment prince de Vitruve, avait décidé de ne plus quitter le jeune homme. Shakou émit un sifflement modulé, auquel le monyure était dressé à répondre, très différent de l'appel habituel. L'oiseau de proie, d'une magnifique couleur bleue, surgissant de nulle part, vint s'abattre sur l'épaule du jeune homme. Le prince fit entendre un léger rire et caressa l'oiseau du bout des doigts. Il sortit du château en courant et faillit heurter Kelemvor qui venait tranquillement dans l'autre sens.
    - Kel ! Prépare-toi, nous partons immédiatement ! lança Shakou avec un sourire radieux.
   Le centaure brun regarda son ami avec stupéfaction.
    - Eh, Shak' ! Ressaisis-toi, tu es encore en train de rêver !
    - Non, pas du tout ! Atrek a besoin de nous !
   Les traits anguleux du centaure s'assombrirent.
    - Mm... Voilà quelque chose de bien étrange... Juste avant la léthargie. Je sens le piège.
   Shakou savait que son ami était bien plus intelligent qu'il ne voulait le reconnaître et d'habitude, il respectait ses avis. Mais cette fois-ci, il répondit par un rire joyeux.
    - Je m'en doute bien, mais l'occasion est trop belle pour que je la laisse passer.
   Voyant que Shakou s'entêtait à aller se jeter tête la première dans ce piège, Kelemvor soupira et s'inclina. Bientôt, il partait au galop à longues foulées dans la forêt, emportant sur son dos le jeune prince ravi. Les deux amis devaient traverser le territoire des nocturnes, comme lors de leur première expédition au royaume des démons. Depuis ce moment, Shakou et le centaure avaient déjà plusieurs fois rendu visite au peuple de la nuit. Le mariage de Nyx et de Solial y était pour beaucoup ; les nocturnes étaient moins hostiles, surtout depuis qu'ils s'étaient aperçus que personne ne connaissait leur retraite. Comme d'habitude, à peine entrés sur le territoire de la nuit, Shakou et Kelemvor se virent escortés par un jeune homme fait d'ombre et qui tenait un éclair à la main. Le centaure fit un petit détour pour aller saluer le chef, avec qui il commençait à bien s'entendre. Celui-ci eut un air légèrement inquiet en apprenant qu'ils retournaient au royaume des démons.
    - C'est un lieu dangereux, remarqua-t-il.
   Shakou haussa les épaules avec insouciance.
    - C'est amusant, le danger !
   Le chef nocturne eut un sourire amusé. Il aimait la hardiesse du jeune prince, cette envie d'aller de l'avant quelles qu'en soient les conséquences pour lui-même. Il ne les laissa repartir qu'avec regret, quelque chose au fond de lui l'avertissant du danger qu'ils couraient.
    Lorsqu'ils furent arrivés devant la montagne de pierres qui dissimulait l'entrée du royaume, Shakou descendit du dos de Kelemvor et le regarda avec tristesse.
    - Nous nous séparons ici, Kel. Je continue seul.
   Le centaure ouvrit la bouche pour protester, puis se ravisa. Il serra la main de son ami et fit demi-tour, fouettant l'air de sa queue brune. Shakou se glissa dans une faille verticale, presque invisible pour ceux qui n'en connaissaient pas l'existence. L'environnement était déjà plus sombre, mais en bas de l'escalier étroit brillait la lueur d'un feu. Shakou descendit tranquillement les marches, la main sur son épée, prenant bien garde à ce que ses talons n'heurtassent pas violemment la pierre nue. Mais, au dernier tournant de l'escalier, il perçut une présence derrière lui ; il pivota brusquement. Un coup sur la tête l'assomma sans lui laisser le temps de riposter et il sombra dans le néant.

   Il reprit conscience avec une douleur effroyable à la tête. Le coup avait ravivé la récente blessure due à Mordr, juste avant la mort de ce dernier.
    - Ils auraient pu faire attention ! grogna Shakou. Je vais être bon pour un nouveau bandage, maintenant !
   Il se redressa péniblement et regarda autour de lui. En face, Yliork, un sourire ironique sur les lèvres, à côté de qui se tenait Liriana, très grave dans sa longue robe blanche. Au fond de la pièce, dans un coin, Atrek, des fers aux poignets. Celui-ci adressa une petite grimace désolée à Shakou.
    - Pardonnez-moi, Shakou, de cette maladresse quant à votre blessure que j'avais oubliée, dit Yliork de sa voix musicale.
   Il paraissait si amical que Shakou eut un moment d'hésitation... qui ne dura pas.
    - Permettez-moi de vous présenter la princesse Liriana de Reliane. Ma chère, vous avez devant vous le célèbre corsaire Shakou de Vitruve et son inséparable monyure.
   En effet, le fidèle oiseau de proie bleu était toujours perché sur l'épaule du jeune prince. Celui-ci eut un sourire poli et répondit de sa voix grave, légèrement altérée :
    - Excusez-moi, princesse ; je suis dans l'incapacité de venir vous saluer. Mony le fera pour moi.
   Il lança l'oiseau de proie qui vint s'abattre aux pieds de Liriana et s'y coucha. Emerveillée, la princesse frôla le beau plumage du bout des doigts. Sitôt après cette caresse, le monyure revint se percher sur l'épaule de Shakou. Yliork eut un sourire aigu, salua sèchement et se dirigea vers la porte. A peine Liriana en eut-elle passé le seuil, Shakou appela :
    - Yliork ! Laissez Liriana en-dehors de tout cela !
    - C'est impossible, cher prince. Elle m'aime. Voulez-vous l'explication totale ? Je lui ai fait perdre partiellement la mémoire et elle est tombée amoureuse de moi. Elle ne se souvient plus de vous, prince.
   Yliork quitta la pièce sur ces dernières paroles. Shakou était devenu très pâle. Il se tourna vers Atrek.
    - Dis-moi que...
    - C'est vrai, Shakou, confirma le démon.
    - Que s'est-il passé ? demanda le jeune prince, tentant de détourner sa pensée de Liriana.
    - Yliork a repris le contrôle de tout. Il semblerait que ses pouvoirs se soient décuplés. Aucun de nous n'est capable de lui tenir tête. Il s'est allié avec les démons des éléments.
    - Tous l'ont suivi ?
    - Tous, sauf ceux du feu, qui me sont restés fidèles.
    - Mais pourquoi ne lui avez-vous pas enlevé son bracelet ?
    - Nous l'avions fait. Hélas ! Son pouvoir, comme le tien est d'exploser, est de créer des bracelets démoniaques. Il nous est donc impossible de le prier de ses pouvoirs démoniaques, puisqu'il s'agit du pouvoir que chacun de nous reçoit à sa naissance. C'est moi qui ai perdu mon bracelet.
    - C'est ennuyant, j'en conviens. Et Liriana... l'a suivi ?
    - Il est très séduisant, Shakou.
   Le jeune prince baissa la tête et s'abîma dans ses pensées.
   Liriana venait de quitter Yliork. Sans savoir pourquoi, elle gardait devant les yeux l'image du prisonnier. Tout en lui tentait de raviver ses souvenirs, mais sa mémoire restait muette. N'y tenant plus, elle se glissa hors de sa chambre et se hâta vers la pièce où il était enfermé. Shakou ne leva même pas la tête quand elle entra. Elle aperçut le sang qui coulait dans les cheveux noirs sans qu'il semblât s'en apercevoir.
    - Vous êtes blessé ! s'écria-t-elle.
   Shakou se redressa et l'empêcha de le toucher.
    - Ne vous en occupez pas, princesse, fit-il brutalement.
    - Il faut vous soigner ! s'entêta-t-elle.
   Le jeune homme secoua négativement la tête.
    - Comment êtes-vous venue ici, princesse ? demanda-t-il à brûle-pourpoint.
    - Je ne sais pas ; j'ai une perte partielle de la mémoire. Je crois que c'est Yliork qui m'a invitée. Il est si charmant !
    - Vous me pardonnerez de ne pas en convenir avec vous, répondit Shakou, sarcastique. Vous ne vous souvenez pas de moi ?
    - Non. Le devrais-je ?
    - Peut-être est-ce mieux ainsi, murmura le jeune homme. Oui, cela vaut mieux...
   Il remarqua alors que Liriana avait laissé la porte ouverte. Par-dessus l'épaule de la jeune fille, il vit Atrek lui faire signe de s'enfuir sans se préoccuper de lui. Lentement, prudemment, il manoeuvra de façon à s'approcher de la porte, sans alerter Liriana à qui il parlait toujours. Soudain, il bondit hors de la pièce et referma derrière lui le lourd battant de bronze avant de prendre ses jambes à son cou.
   Deux gardes s'élancèrent presque aussitôt sur ses traces. Ce fut une course sans merci dans les labyrinthes du royaume. Malheureusement, affaibli par le sang qui s'écoulait de sa blessure, Shakou perdait du terrain et n'allait pas tarder à être rattrapé. Ce ne fut qu'au dernier moment qu'il se souvint de la source de vie. Dans un élan désespéré, malgré sa vue qui se faisait trouble et son souffle un peu court, il tenta d'atteindre cette source qui lui permettrait de gagner sa liberté. Il entendait l'eau couler quand l'un des deux gardes, qui avait compris son intention, se jeta dans ses jambes, le faisant rouler à terre. Sa tête heurta durement le sol. Il sentit qu'on le remettait violemment sur pied et qu'on l'enchaînait consciencieusement. Enfin, il sentit de l'eau fraîche mouiller ses lèvres et il but avec avidité. Il s'agissait de l'eau de la source de vie, car douleur et blessure disparurent par enchantement. Les deux gardes emmenèrent Shakou devant Yliork.
   Liriana n'avait pas eu trop de mal à ouvrir la porte et avait pu regagner sa chambre sans encombres. Elle rejoignit Yliork au moment où celui-ci était averti de la fuite et de la capture de Shakou. Le démon sortit sur le balcon qui surplombait la cour intérieure où l'on traînait le jeune homme. Celui-ci, le regard fier, indomptable, semblait mépriser ses geôliers. Il se laissa passivement attacher des fers aux poignets, qui furent reliés au sol par un système compliqué de chaînes. Shakou avait son regard volcanique fixé sur Liriana.
    - Corsaire, baissez les yeux ! Vous n'avez pas le droit de dévisager ainsi la princesse.
   Shakou reporta son regard fier sur Yliork, puis tira doucement sur la chaîne fixée à son poignet droit. Son bras gauche fut attiré vers le sol. Raidissant ses muscles, il tira avec la même puissance sur les deux chaînes. Ce fut peine perdue, il ne réussit qu'à se meurtrir les poignets. Yliork eut un rire moqueur.
    - Allons, corsaire ! Je me méfie de vous. Vous resterez ici jusqu'à ce que vous soyez plus calme.
   Shakou tourna vers Liriana son regard gris-vert.
    - Princesse ! Comment vous, que j'ai connue si différente, pouvez-vous rester avec Yliork ?
    - Je vous ai déjà dit de baisser les yeux, maudit corsaire ! hurla Yliork.
    - Je ne détourne jamais le regard, répondit Shakou, fixant toujours la jeune fille.
    - Puisque tu ne veux pas m'obéir, tu vas le regretter !
   Yliork leva la main et, pour la seconde fois de la journée, Shakou perdit conscience.

   Son cerveau embrumé perçut une douce voix inquiète qui répétait inlassablement :
    - Je vous en prie, réveillez-vous...
   Sans ouvrir les yeux, Shakou, qui avait reconnu Liriana, articula :
    - Cela m'est un peu difficile, princesse.
    - Je vous soutiendrai, corsaire de Vitruve.
   Le jeune homme s'aperçut qu'il était allongé sur le sol. Quelqu'un l'avait délivré.
    - Aidez-moi à m'asseoir.
   Liriana obéit. Shakou se dégagea assez brutalement de ses mains et se releva lentement, les yeux toujours fermés. Il s'appuya au mur pour être sûr de ne pas tomber.
    - Atrek ?
    - Je suis là, Shakou. La princesse t'a ramené à ton point de départ.
    - Et Yliork ?
    - Je ne sais pas.
   Shakou ouvrit précautionneusement les yeux.
    - Pourquoi fait-il si sombre ? s'étonna-t-il.
    - Mais des flambeaux brûlent aux murs ! protesta Atrek.
    - Non, insista Shakou. Je ne vois rien. Princesse, suscitez une boule de lumière, je vous prie.
   Sans chercher à savoir comment il connaissait son pouvoir, Liriana s'exécuta. La pièce baigna de lumière. Shakou s'impatientait.
    - Où est cette boule ?
    - Juste devant toi, Shakou, dit doucement Atrek d'une voix lamentable.
   Alors le jeune homme comprit ce qui lui arrivait.
    - Mes yeux ! Je suis aveugle !
   Devant le magnifique regard maintenant vide et le visage désespéré du jeune homme, Liriana sentit son coeur se serrer.
    - Pourquoi, Yliork, pourquoi ? murmura-t-elle.
   Shakou reprenait lentement des forces et réfléchit à sa position ; le monde autour de lui était doublement hostile : il était entouré d'ennemis, sur leur territoire, et pour lui, ces ennemis étaient invisibles. Le jeune homme retint les larmes d'impuissance qui lui montaient aux yeux.
    - Je te maudis, Yliork ! hurla-t-il. Puisse Erza te rappeler à elle et faire en sorte que ton âme souffre les mille tourments de la mort !
    - Oh ! s'exclama Liriana, choquée. Vous n'avez pas le droit de dire cela d'Yliork !
    - Je dis ce que je veux, je suis libre.
    - Vous êtes horrible !
    - Je sais, vous me l'avez déjà dit.
    - Je ne veux plus jamais vous revoir !
   Elle fit demi-tour et allait frapper au battant quand...
   La porte s'ouvrit et Yliork fit son entrée.
    - Oh, Yliork ! s'exclama Liriana. Pourquoi l'as-tu rendu aveugle ?
    - Nul n'a le droit de porter les yeux sur toi, Liriana, répondit gravement Yliork.
   Shakou releva la tête.
    - En fait, Yliork, je voulais vous remercier pour cette cécité. Cela m'évitera de voir... votre charme agir...
   Il se détourna. Le démon, dont le visage s'était creusé de souffrance, le railla :
    - Allons, Shakou, ne me dites pas que voir Liriana m'aimer vous brise le coeur ! Garde, raccompagne la princesse à sa chambre ! ajouta-t-il.
   Shakou entendit le baiser qu'il donna à Liriana et leur tourna le dos pour cacher sa fureur.
    - Voyons, prince, reprit Yliork quand la jeune fille fût partie. Comment les actions de Liriana peuvent-elles vous toucher ? N'avez-vous pas clamé haut et fort que vous ne l'aimiez pas ? Dois-je conclure que vous avez menti ?
    - Je suis seulement outré de vous voir profiter de son innocence !
   Yliork rit.
    - Et vous, n'avez-vous pas profité de l'innocence de Stralana ? Ma soeur était naïve, prête à donner son amour au premier qui accepterait de rester avec elle. N'avez-vous pas joué sur ce fait pour la forcer à s'opposer à moi ?
    - Hugo aime Stralana ; sinon, il ne l'aurait pas épousée.
   Yliork haussa les épaules. Il semblait avoir beaucoup d'affection pour sa soeur. Shakou pensa alors à Griffe. Qu'aurait-il dit si son ennemi l'avait séduite et épousée ? Il tourna ses yeux vides vers l'endroit où il supposait que se tenait le démon.
    - Ecoutez, Yliork, commença-t-il d'une voix vibrante, vous pouvez rattraper tout cela. Rendez à Atrek son trône, libérez-moi et je vous emmènerai voir Stralana. Vous serez mon invité et votre soeur sera près de vous, doublement heureuse, car elle vous aime beaucoup.
   Yliork sentit une bouffée d'espoir monter en lui, mais il se contint.
    - C'est impossible, prince. Je pourrais rendre le trône démoniaque et vous libérer, mais vous oubliez qu'entre nous, il y a désormais votre cécité et... Liriana.
    - Si vous la rendez heureuse, Yliork, je m'inclinerai. J'ai tout fait pour la détourner de moi ; enfin, je le crois. Dites-lui, s'il le faut, que je suis responsable de la mort de son père. Quant à ma cécité, peu m'importe. Je...je n'ai plus besoin de mes yeux maintenant. Toute la beauté sera à partir d'aujourd'hui contenue dans ce monde d'ombre qui m'entoure. Si vous me jurez d'être un bon roi, je vous laisserai le trône de Vitruve. J'irai vivre avec les nocturnes. Acceptez, Yliork ! Vous pouvez faire le bonheur de beaucoup de gens en faisant ce geste ; ne laissez pas passer cette chance !
   Yliork fut tenté de céder ; la description que lui faisait Shakou était attirante. Mais c'était trop beau pour être vrai ; il devait y avoir un piège quelque part... Pourtant le regard vide de Shakou, son visage ouvert et plein d'espoir, tout cela lui disait que le prince était sincère.
    - Pourquoi feriez-vous cela ?
    - Pour mon peuple..., pour Atrek et pour Liriana. Je ne suis pas un bon prince ; je vais d'aventure en aventure et je néglige mes devoirs. Vous, par contre, semblez attiré par le trône. Atrek aussi paraît être fait pour régner. Liriana vous aime, épousez-la. Mais elle ne mérite pas de vivre dans ce royaume souterrain. Vitruve est vaste, ensoleillé, agréable à vivre. Je vous offre tout cela, à une condition.
   Yliork eut un sourire sarcastique : voilà où était le piège !
    - Ne dites rien à Griffe, continua Shakou. Ne lui parlez pas de ma cécité, ni du rôle que vous y avez joué. Atrek lui confirmera mes dires et elle vous laissera en paix. Je ne veux pas qu'elle me voie ainsi...
   Il détourna la tête et Yliork, comprenant son état d'esprit, le coeur plein de bonheur, sortit discrètement de la pièce.
   Shakou se laissa glisser à terre et cacha sa tête entre ses mains. Voyant ses épaules trembler, Atrek comprit qu'il pleurait. Le fier et indomptable Shakou, l'insaisissable et célèbre corsaire, le généreux prince de Vitruve, vaillant entre tous, pleurait ! Le jeune homme releva la tête et Atrek reçut un coup au coeur en voyant couler les larmes de ces yeux vides.
    - Excuse-moi, Atrek, je suis stupide, déclara-t-il d'une voix rauque.
    - Mais non, prince Shakou.
    - Ne m'appelle pas prince ; je ne le suis plus et je n'ai jamais été digne de l'être. Je resterai jusqu'à la fin de ma vie un vagabond, un corsaire sans âme, naviguant au gré des vents et des flots. C'est ce qui m'attend, mais c'est moi qui aurai choisi cette voie.
    - Oh, Shakou ! Cela veut-il dire que je ne te reverrai plus ?
    - Plus personne ne me reverra. Je donnerai le Griffe de Vitruve à Hugo, il saura en faire bon usage. Je me construirai un bateau que je pourrai gouverner seul. Vous m'oublierez.
    - Non, mon prince.
    - Je ne suis plus prince, je te l'ai déjà dit !
    - Pour moi, vous êtes le seul prince ! Mon royaume est inclus dans celui de Vitruve et aujourd'hui, je vous fais acte d'allégeance. Ordonnez, vous serez obéi.
   Shakou eut un petit rire, qui ne ressemblait en rien au rire gai et franc auquel son entourage était habitué.
    - Dors, Atrek. Tu auras oublié ces bêtises demain.

   Shakou restait les yeux ouverts sur la nuit éternelle qui l'entourait. Il percevait le rythme régulier de la respiration d'Atrek près de lui. Quant à lui, il ne pouvait dormir. Soudain une voix fraîche résonna dans sa tête.
    - Shakou ! C'est moi, Stralana ! Nous avons besoin de toi. Vyélésia a été accusée de sorcellerie et Hirkel, pour la protéger, a dû l'enfermer avec Cyric, Solial et Nyx.
    - Où es-tu, Stralana ?
    - Avec eux, dans leur prison.
    - Peux-tu, avec l'aide de Solial, tout immobiliser dans le royaume démoniaque, de telle façon que rien ne change durant mon absence ?
   Un vide mental se fit dans sa tête, puis Stralana reprit :
    - Pas de problèmes.
   A côté de lui, Atrek sembla se figer. Même aveugle, Shakou percevait les différences ; l'air lui-même paraissait s'être solidifié. Seul le monyure sur son épaule était libre de ses mouvements. Lentement, le jeune homme se redressa et s'appuya contre le mur.
    - Prépare-toi, fit Stralana. Je vais te dématérialiser.
   Il se sentit brutalement pris dans un tourbillon.
   Sous ses doigts, ce fut le contact familier des tentures du château qui lui fit comprendre qu'il était revenu chez lui. Son ouïe, qui avait déjà commencé à s'affiner, reconnut la voix de Hugo qui chuchotait quelques paroles à Stralana. Shakou se redressa et força ses yeux à bouger.
    - Hugo ? fit-il en s'avançant avec naturel.
   Quand il était enfant, il s'amusait souvent à parcourir le château les yeux fermés jusqu'à le connaître par coeur. La disposition des lieux n'avait pas changé et les souvenirs lui revenaient à la mémoire. Il évita tranquillement une table, aussi aisément que s'il l'avait vue.
    - Shakou, il n'y a que toi qui puisses régler ce problème ! Tu sais que le peuple a peur des sorciers.
    - Pourquoi Vyélésia, alors que tous savent qu'elle est magicienne ?
    - C'est à cause de la meute de loups. Comme elle les commande..., ils ont peur qu'elle soit en fait un loup-garou.
    - Comme Cyric, fit calmement Shakou en fixant son regard sur Stralana, qu'il repérait à l'oreille.
    - Mm... Cyric maîtrise ses métamorphoses. Il a le pouvoir de lycanthropie.
    - Ils craignent que Vyélésia soit atteinte de la malédiction de lycanthropie, si je comprends bien.
    - C'est exact.
    - Bien. Je suppose qu'ils attendent en bas des marches, comme d'habitude. Va chercher Vyélésia et les autres et envoie-les-moi quand je te ferai signe.
   Effleurant à peine les murs du bout des doigts, Shakou sortit sur la terrasse. Il alla s'appuyer à la balustrade. Son regard vide et étrangement fixe dominait l'assemblée qu'il sentait s'agiter.
    - Mon peuple ! fit-il de sa voix grave. J'étais au royaume des démons quand j'ai appris que tu manifestais ta colère contre une magicienne. As-tu oublié que Vyélésia est l'élue des dieux, l'égale de Dorval ? As-tu oublié la nature même de son pouvoir ? Cesse de craindre une malédiction pesant sur elle ! Si elle ordonne aux loups, c'est parce que son pouvoir est de communiquer avec les animaux !
    - C'est une sorcière ! hurla quelqu'un.
   Shakou laissa un sourire ironique errer sur ses lèvres et fit mine de promener son regard volcanique sur son peuple.
    - Une sorcière ! Vous m'avez toujours fait confiance, pourquoi vous mentirais-je ? Je sais quelle est la puissance des pouvoirs d'un sorcier. Croyez-vous que j'aurais eu une sorcière pour amie ? Croyez-vous que Cyric et Solial auraient sauvé de la mort une telle créature ? Oh, mon peuple, ouvre les yeux ! Vyélésia est innocente, c'est ton prince qui te l'affirme. Ce n'est pas un loup-garou, je m'en porte garant.
    - Faites-lui subir l'épreuve, Majesté !
   Hirkel surgit à côté de Shakou.
    - Mon prince, je suis à vos ordres.
    - De quelle épreuve parlent-ils ?
    - Tout le monde croit que devant une lame d'argent, un loup-garou prend peur et s'enfuit ou... se transforme et attaque. Stupide superstition. Seuls les loups-garous infectés réagissent ainsi.
    - Bien. Aménagez rapidement la terrasse de telle façon que personne ne puisse s'enfuir, puis envoyez-moi Vyélésia. Donnez-moi une lame d'argent.
    - Tu auras ce que tu voudras, mon peuple ! cria-t-il après un silence.
   Quand Vyélésia rejoignit Shakou, celui-ci avait un poignard d'argent glissé à la ceinture. Le jeune homme imagina sa frêle amie, sa courte chevelure bleue un peu ébouriffée, ses grands yeux d'ambre, sa démarche souple et ses vêtements de cuir.
    - Vyélésia, je suis heureux de te revoir.
    - Le monyure m'a dit que tu étais aveugle.
    - Garde ce secret pour toi ; j'ai réussi pour l'instant à le cacher aux autres. Je ne veux pas qu'ils le sachent.
    - Tu peux compter sur moi.
   Shakou rendit alors à la jeune fille le plus grand hommage qu'un prince de Vitruve pouvait faire : il s'agenouilla devant Vyélésia et baissa la tête. Le peuple trembla pour son souverain, car la nuque ainsi offerte de Shakou pouvait tenter le prédateur qui dormait peut-être en Vyélésia. Celle-ci eut un sourire adorable et apposa ses deux mains sur la chevelure noire. Shakou releva lentement la tête et porta une main de Vyélésia à ses lèvres ; puis, il se redressa totalement.
    - Pardonne-moi, Vyélésia. Je n'ai pas besoin de cette preuve pour croire en toi... aveuglément.
   Il sortit le poignard d'argent de sa gaine en lançant :
    - Voici ton épreuve, mon peuple !
   Il tourna la lame vers Vyélésia. Celle-ci entrouvrit sa veste de cuir et força Shakou à appuyer la pointe du poignard sur sa chemise.
    - Tue-moi, Shakou, mon ami, dit-elle tranquillement. Je n'ai aucun moyen de me défendre contre toi.
    - Transforme-toi, la sorcière ! cria quelqu'un. Transforme-toi si tu ne veux pas mourir !
   La main de Shakou tremblait.
    - Tue-moi, Vyélésia, supplia-t-il. Retourne cette main faible contre celui qui te menace. Je ne peux pas te tuer, Vyélésia. Je ne veux pas te tuer ! Je sais que tu es innocente. Hurle aux loups, Vyélésia, hurle aux loups !
   La jeune fille obéit et renversa la tête en arrière. Son cri monta haut et clair, faisant frissonner l'assemblée. Un hurlement plus grave lui répondit. Un dialogue s'instaura, puis le silence revint.
    - Les loups s'engagent à vous amener le coupable, quel qu'il soit, demain soir au plus tard, annonça-t-elle.
   Shakou lança son poignard au loin et attira Vyélésia à lui. Il lui entoura le cou de son bras et enfouit son visage dans la chevelure bleue. La jeune fille le serra contre elle.
    - Lutte contre le chagrin, Shakou, murmura-t-elle. Tu reviendras dans la lumière, je te le jure.
    - Je fais partie des ténèbres, désormais. Et à jamais.
   Devant les deux jeunes gens enlacés, le peuple crut à l'innocence de Vyélésia et l'acclama. Shakou fit alors signe à Hugo, qui laissa entrer Solial, Nyx et Cyric. La jeune nocturne avait sa main emprisonnée dans celle du grand jeune homme blond que la large balafre partant de la tempe droite jusqu'à la mâchoire gauche rendait impressionnant. Cyric, d'un mouvement très souple, avait pris Vyélésia dans ses bras et ses lèvres se posèrent sur celles de la jeune fille.
   Shakou se retira discrètement. En tâtonnant un peu, il retrouva sa chambre et se laissa tomber par terre, découragé. La tête renversée en arrière, appuyée sur le lit, il fixait le plafond de son regard vide. Un léger cri le fit bondir sur ses pieds. Il écouta avec attention, tous ses sens en éveil : il entendait bien, on se battait dans la grande salle du trône ! Il vérifia que son épée était bien dans son fourreau, sortit de sa chambre et dévala l'escalier, retrouvant pour la circonstance les mouvements si souvent accomplis. Son ouïe lui indiquait que Hirkel luttait contre quatre ou cinq hommes, tandis que l'odeur du sang montait jusqu'à lui. Soudain, les assaillants eurent un cri de rage. Shakou dégaina, mais ne bougea pas.
    - Hirkel ! Que se passe-t-il ?
    - J'ai utilisé le pouvoir des ténèbres, mon prince.
   Shakou resta un moment silencieux, puis reprit :
    - Hirkel ! Vous saviez ?
    - Oui, mon prince. Je vous connais depuis votre naissance, cela ne pouvait pas m'échapper.
    - Sortez, Hirkel. Je ne veux pas risquer de vous toucher.
   Le fidèle conseiller obéit. Shakou savait en quoi consistait le pouvoir de l'homme de confiance : un nuage de ténèbres s'était abattu sur la pièce et il était maintenant à égalité avec ses adversaires ; aucun d'eux ne distinguait ce qui l'entourait. Le jeune homme avait néanmoins un léger avantage : il connaissait la disposition des lieux et il était aveugle depuis plus longtemps. Il avait déjà remarqué combien ses autres sens s'étaient affinés. Il entendait distinctement les pas de ses adversaires, leur respiration. Se déplaçant furtivement, il s'opposa brutalement à l'un d'entre eux. Souple comme un félin, il semblait jouer avec sa proie. L'homme s'abattit rapidement. Même aveugle, Shakou restait un combattant hors pair. Un à un, il élimina ses ennemis, tâche rendue d'autant plus facile qu'ils ne cessaient de s'affronter entre eux, croyant le tenir. Le dernier lui donna plus de mal, car le nuage de ténèbres commençait à se dissiper. Mais le jeune homme s'en aperçut, les coups de son adversaire se faisant plus précis. Sans état d'âme, il mit fin au combat ; Hirkel l'avait plus d'une fois entraîné à combattre les yeux fermés, pour mieux "sentir" son adversaire. Il sortit de la pièce et se dirigea vers Hirkel. Celui-ci se leva, puis porta soudainement une main à sa gorge, tandis que ses yeux se couvraient d'un léger voile.
    - Mon prince..., articula-t-il d'une voix étranglée.
    - Hirkel ? Quelque chose ne va pas ?
    - Tout va bien, mon prince, reprit Hirkel d'une voix normale, quoique plus agressive.
   Presque aussitôt, il ajouta avec difficulté :
    - Démon... air...
   Shakou comprit aussitôt. Atrek lui avait dit que tous les démons élémentaux étaient devenus les alliés d'Yliork, sauf ceux du feu. Visiblement, ceux de l'air prenaient possession du corps de ses amis en les asphyxiant à moitié.
    - Courage, Hirkel !
   Il sortit rapidement de la pièce.
    - Stralana ?
   La jeune et jolie démone tourna vers son ami ses yeux-miroirs interrogatifs.
    - Hirkel est possédé par un démon de l'air. Je suppose que tous les autres dirigeants de mon royaume vont l'être aussi. Fais attention à ce que Hugo, Vyélésia, Cyric, Solial, Nyx et toi n'y soyez pas. Renvoie-moi maintenant au royaume démoniaque et dis à Solial d'arrêter le sortilège d'immobilisation. Le seul moyen est de lutter contre Yliork.
   Stralana hocha la tête et Shakou se retrouva dans sa cellule. Un cri lancé par Atrek l'avertit de quelque chose, mais il n'eut pas le temps de réagir et les fouets ardents s'abattirent sur lui.

   Liriana était devant Yliork.
    - Je t'en prie, laisse-moi le voir ! Je dois lui parler.
    - Je croyais que tu ne voulais plus jamais le revoir.
   La jeune fille baissa la tête.
    - Depuis que tu l'as vu, tu as beaucoup changé, Liriana. T'a-t-il du mal de moi ?
    - Non... il s'est juste excusé de ne pas être d'accord avec moi quand je lui ai dit que tu étais charmant. Comprends-moi, Yliork ! Il fait partie de mon passé !
    - En effet. C'est lui qui a tué ton père.
   Le visage de Liriana se creusa.
    - Oh non ! fit-elle dans un souffle.
    - Si, ma chérie.
   Atrek, toujours enchaîné, était présent.
    - La vérité complète, princesse, est qu'il est responsable de la mort de votre père. Il essayait de le sauver de la mort, mais, suite à quelques... incidents, il a manqué son sauvetage.
   Liriana respira profondément.
    - Laisse-moi le voir, Yliork.
   Le démon fit un geste. La loque humaine que traînèrent les gardes ne ressemblait en rien à Shakou. C'était indiscutablement un homme, mais si couvert de sang que sa chemise, de blanche, était devenue rouge et que l'on ne distinguait plus la couleur de ses cheveux. Mais quand il leva la tête, parmi les innombrables blessures et brûlures, Liriana reconnut le magnifique regard, toujours aussi étrangement fixe, et aussi la cicatrice partant de la tempe gauche, passant tout près de l'oeil et s'arrêtant au niveau de la bouche. On disait qu'elle était la marque d'une vie qu'il avait sauvée. Shakou se redressa lentement, péniblement, et murmura :
    - Liriana...
   Yliork lui donna une bourrade et il retomba lourdement. Liriana ne bougeait pas, paralysée d'horreur. Shakou se traîna lamentablement vers elle et se remit debout. Il tenait à peine sur ses jambes.
    - Atrek ! appela-t-il.
    - Laisse-moi être tes yeux, mon ami, répondit le démon, confirmant ainsi sa présence au jeune homme.
   Shakou, avec application, réussit à faire un pas dans la direction de Liriana. Celle-ci étouffa un cri : derrière lui, Yliork se dressait, pâle de rage, une large épée à la main.
    - Attention, Shakou ! cria Atrek. Derrière toi !
   Le jeune homme sembla ne pas prendre garde à cette injonction et leva un pied. Mais ce fut en arrière qu'il le posa et tout explosa. Liriana fut jetée à terre par le souffle de la déflagration et le choc lui fit retrouver la mémoire.
   Quand la pièce reprit son calme, le jeune homme gisait sur le sol, inerte. Yliork, gravement blessé, utilisait ses pouvoirs de démon pour accélérer sa guérison. Liriana se précipita près de Shakou.
    - Shakou, mon prince !
   Elle le retourna sur le dos. Il était livide. Il était déjà très faible quand il avait usé de son pouvoir et l'explosion l'avait vidé de ses dernières forces.
    - Ne meurs pas, Shakou, je t'en prie !
   Elle se pencha vers le visage pâle et posa longuement ses lèvres sur celles du prince. Yliork la releva avec brutalité.
    - Laisse-le mourir comme un chien ! Il a tué ton père, rappelle-toi !
   Il entraînait déjà Liriana vers la porte quand une voix calme le fit sursauter.
    - Yliork.
   Il se retourna. Shakou, les yeux ouverts, avait légèrement tourné la tête et le fixait ; devant ce regard vide étonnamment vivant, Yliork se sentit mal à l'aise.
    - Rends-la heureuse. Tu es beau, je le sais, je m'en souviens. Tu es charmant, elle l'a dit. Rends-la heureuse, c'est tout ce que je te demande. Si tu le fais, tu me rendras la mort douce et tu accompliras une bonne action.
   Le visage d'Yliork exprimait de plus en plus sa souffrance. Shakou se souvenait de la remarque d'Atrek dans leur prison.
    - Il souffrait visiblement quand tu l'as remercié de ta cécité.
   Il avait compris que le démon s'était nourri de la haine des autres et que leurs compliments le torturaient.
    - Mais tu me hais ! cria Yliork. Je suis en train de ruiner ta vie, de tuer tes amis, de te voler celle que tu aimes, de te dépouiller de ton royaume !
    - Je t'en avais fait cadeau. Non, Yliork, je ne te hais pas. Je comprends ta souffrance et je la partage. Si mon sang peut te donner le bonheur, prends-le, je te l'offre.
   A ces paroles, Yliork s'effondra au sol, hurlant de douleur.
    - Yliork ! Pourquoi souffres-tu ? Puis-je t'aider ?
   Shakou, serrant les dents, commença à ramper vers son ennemi juré.
    - Yliork ! Ne meurs pas, je te donne ma vie !
   Le démon jeta un grand cri.
    - Tu ne peux pas me tuer, je suis immortel, hoqueta-t-il.
    - Que puis-je faire pour toi ?
    - Dis-moi que tu me hais ! murmura Yliork.
    - Mais ce n'est pas vrai ! Et Stralana, ta soeur bien-aimée, y as-tu pensé ?
   Le nom de Stralana provoqua la mort brutale d'Yliork. Au même moment, les yeux de Shakou se rouvrirent à la lumière. Il roula sur le côté et se releva péniblement. Le sang coulait de ses nombreuses blessures et lui volait ses dernières forces. Il fit un pas en chancelant vers Liriana et tendit une main tremblante vers elle.
    - Veux-tu bien me revoir ? demanda-t-il sourdement.
   La jeune fille éclata en sanglots et se précipita vers lui. Il s'effondra dans ses bras et elle le serra contre elle, sans se préoccuper du sang. Shakou leva sa main brune vers la joue de Liriana, qu'il caressa ; il écarta les cheveux du front, le maculant de sang.
    - Pardonne-moi, Liriana, murmura-t-il avec effort.
   La jeune fille vit des larmes tracer des sillons clairs sur les joues brunes et souillées de sang du prince.
    - Shakou ! Qu'ai-je à te pardonner ? chuchota-t-elle, bouleversée. Mon amour, c'est moi qui ai tant de choses à me faire pardonner !
   Shakou ferma doucement les yeux et un sourire pâle vint jouer sur ses lèvres. Liriana le serra plus fort contre elle et se pencha sur lui pour l'embrasser. Elle le sentit soudain devenir mou dans ses bras et vit que son sourire s'était figé. Elle comprit aussitôt et appela un garde.
    - Allez me chercher de l'eau à la source ! ordonna-t-elle. Pressez-vous, c'est une question de vie ou de mort !
   Le garde sortit une petite fiole de sa poche et la tendit à Liriana.
    - Tenez, prenez cela en attendant. Je vais aller en chercher plus.
   Il partit en courant. Liriana versa quelques gouttes sur les lèvres de Shakou, mais le jeune homme n'eut aucune réaction et l'eau coula de chaque côté de la bouche.
    - Oh, Atrek ! Il est mort ! fit-elle, désespérée.
   Elle lava doucement le visage livide, ce qui résorba un peu les blessures et qui laissa voir la mince cicatrice blanche qui rappelait qu'il avait sauvé Stralana et Hugo d'une mort certaine. Le contact frais de l'eau sembla faire revenir Shakou du sein de la mort et il gémit doucement. La voix inquiète de Stralana résonna alors dans la tête meurtrie du jeune prince.
    - Shakou ! Les loups ont ramené le coupable ! Ils tiennent Hirkel, mais ont une attitude étrange envers lui. Tantôt ils sont méfiants, tantôt ils le laissent libre. Vyélésia essaie de communiquer avec eux, mais ils ne savent pas eux-mêmes expliquer ce qu'ils ressentent. Le peuple ne sait pas quoi faire et dans son extrême justesse de raisonnement, il fait appel à son prince.
   Shakou repoussa doucement Liriana, se redressa lentement et respira à fond, calmement. Son cerveau redevint lucide et il se força à oublier ses douleurs.
    - Stralana ! Dans un message collectif de télépathie, avertis tout le monde, sauf Hirkel, que Yliork, ton frère, est mort. Pardonne-moi, Stralana, c'est moi qui l'ai tué. Ensuite, essaie un sortilège de matérialisation hors des corps sur Hirkel. Je pense que vous comprendrez l'attitude des loups.
   Pendant ce temps, le garde était revenu avec l'eau et Liriana en avait maintenant une cruche pleine à la main. Elle en versa un verre à Shakou, qui le but lentement et sentit ses plaies se résorber. Il releva fièrement la tête et Liriana vit avec émotion le superbe regard gris-vert briller de gaieté. Shakou était redevenu lui-même.
   A ce moment, la porte s'ouvrit et un jeune homme aux yeux-miroirs fit son apparition.
    - Où est Yliork ? demanda-t-il à Liriana.
    - Il est mort, répondit la jeune fille en tremblant.
   Le démon prit cela pour du chagrin et il attira la princesse à lui.
    - Calmez-vous, princesse, dit-il gentiment. Nous prendrons soin de vous. Yliork voulait vous offrir le royaume de Vitruve en sus de celui de Reliane et nous respecterons ses dernières volontés. Nos agents sont déjà infiltrés dans le gouvernement vitriaque.
   Par-dessus l'épaule du démon, Liriana vit Shakou lui faire un sourire de loup et ajouter un léger signe de la main, ce qui signifiait sans doute qu'elle devait continuer à jouer la comédie et paraître affligée de la mort d'Yliork. Le démon inconnu, sans se préoccuper de la présence de Shakou et d'Atrek, ajouta doucement :
    - Maintenant que Yliork est mort, ses troupes vont être désorientées. Il était le seul lien entre elles. Les démons de l'air ne peuvent pas supporter ceux de la terre, qui détestent personnellement ceux de l'eau. Quant à ces derniers, ils haïssent les démons du feu, mais ceux-ci sont nos ennemis. Le pire, c'est que toutes ces inimités sont réciproques. Je vais avoir du mal à les maintenir soudés.
   Shakou intervint. Il fixa son regard sur un point précis, droit devant lui, et ne bougea plus.
    - Excusez-moi, fit-il poliment. Mais je vous entends parler et j'ignore qui vous êtes, ce que je déteste pour ma part.
   Le démon se tourna vers le jeune homme et, devant le regard fixe, il se souvint de l'ennemi d'Yliork, que celui-ci avait rendu aveugle.
    - Oh ! Je suis Blistok, le chef des démons de l'air. Je dois me débrouiller pour garder soudés autour de moi les démons de l'eau et de la terre, afin de pouvoir envahir votre royaume, car je suppose que vous êtes le prince de Vitruve.
   Shakou eut un petit sourire nostalgique.
    - J'ai été prince de Vitruve. Je crois que je ne le suis plus, sinon, je ne vois pas ce que je ferais ici, à vous écouter me parler de l'invasion de mon royaume.
    - Vous êtes un homme tel que je les aime, reprit Blistok, enchanté. J'ai une préférence pour les gens, qui, même prisonniers et aveugles, trouvent encore le courage de faire de l'ironie.
    - Je ne sais pas si c'est du courage ou de l'inconscience, mais j'ai toujours beaucoup aimé me moquer de mes ennemis. Surtout sans doute quand je n'ai plus le choix et que la seule solution qui s'offre à moi est la mort.
    - Il y a toujours une autre solution, repartit sagement le démon.
    - Pour moi, je n'ai trouvé que celle de mettre mes ennemis si en colère qu'ils en oubliaient jusqu'à ma présence, ce qui me permettait de déchaîner mes amis.
    - Pourquoi me livrez-vous votre technique de combat ?
   Shakou laissa fuser un gentil rire.
    - Qui sait ? Peut-être en ai-je trouvé une meilleure ?
   Blistok haussa les épaules et entraîna Liriana vers la porte.
    - Je vous en prie ! lança Shakou. N'oubliez pas de faire enterrer décemment Yliork. Il aurait pu être mon ami, s'il n'avait été mon ennemi.
    - Bien sûr, murmura Blistok. C'est pareil pour tout le monde...
    Atrek et Shakou se retrouvèrent seuls. Le démon demanda :
    - Shakou, Blistok a raison : pourquoi lui avoir livré ta technique ?
    - Parce qu'il ne croira jamais que je puisse la réutiliser après lui avoir dit en quoi elle consistait ! fit le jeune homme en éclatant de rire. Sinon il me prendra pour un fou ; c'est peut-être ce que je suis, d'ailleurs. Mais parfois, la folie est la seule solution raisonnable. Je voudrais savoir, Atrek, quel est ton pouvoir, indépendant de ceux que te confère ta nature démoniaque.
    - C'est étonnant que tu ne m'aies pas posé la question plus tôt, sourit Atrek. J'ai le pouvoir de télurgie sans consistance.
    - Ce qui veut dire, en clair ?
    - Je peux créer n'importe quel objet, mais il n'en aura l'aspect que sensoriellement. Aucun des pouvoirs liés à l'objet ne saurait être reproduit. Si par exemple, je crée un morceau de pain, quand tu le mangeras, tu auras l'impression de manger du pain, mais pour ton estomac, ce sera exactement pareil que si tu avais avalé la matière brute à partir de laquelle je l'avais créé.
   Les yeux de Shakou s'allumèrent d'une lueur qu'Atrek avait appris à connaître avec le temps.
    - Hé hé ! Tu sais que tu viens de me donner une idée diabolique, toi ?
   Il ramassa un caillou par terre et le tendit à Atrek.
    - Si tu me créais un bracelet de démon avec cela ? demanda-t-il négligemment.
   Atrek ne comprit pas tout de suite.
    - Mais je ne pourrais pas l'utiliser en tant que tel ! fit-il, étonné.
    - Justement ! C'est ce que je veux, répondit Shakou avec un sourire de mauvais augure.
   Le démon, sans plus essayer de comprendre, s'exécuta. Shakou le prit et le dissimula dans la manche de son manteau bleu marine à galons d'or. Il lança un autre caillou à son ami.
    - Recommence, veux-tu ? Et mets celui que tu auras obtenu à ton poignet. Relève-toi, aussi. Enfin, fais comme si tu étais chargé de me garder, et non pas comme si tu étais prisonnier. Peut-être que Blistok ne te connaît pas, ou Yliork ne lui a pas dit qu'il t'avait inclus dans sa vengeance.
   Atrek obéit docilement. A peine se fut-il redressé, que Blistok rentra dans la pièce.

   Le démon dévisagea Shakou de son regard-miroir. Le jeune homme, fixant obstinément le mur en face de lui, essayait de se donner un regard aussi vide que possible.
    - La princesse Liriana a été très choquée, dit Blistok. La mort d'Yliork fut un rude coup pour elle.
    - Pourquoi me dites-vous cela ? demanda Shakou, surpris.
    - J'ai cru comprendre qu'elle ne vous était pas indifférente et maintenant que vous avez tué celui qu'elle aimait, elle va vous haïr jusqu'à la fin de ses jours.
    - Bah ! répondit le jeune homme avec insouciance. J'ai déjà tué son père, qu'elle adorait, et elle ne m'en a pas voulu pour cela. Il est vrai que j'avais des circonstances atténuantes.
    - J'en ai entendu parler, fit Blistok avec un sourire indéfinissable. Il semblerait que Yliork et vous vous opposiez depuis un certain temps déjà.
    - Oh non, pas particulièrement ! Il s'est juste opposé à mon ami Lorky, alors roi des démons. Je n'ai pas l'habitude de laisser mes amis dans l'embarras, donc je suis intervenu, avec plus ou moins de bonheur. Mais j'ai eu beaucoup de chance et la vie me colle à la peau. Cependant, laissons là ces souvenirs peu agréables. Je voudrais vous demander une faveur.
    - Tout ce qui est en mes capacités vous est accordé, sauf de retourner dans votre royaume. De toute façon, un prince aveugle serait une charge pour son peuple,.
    - Je suis bien d'accord avec vous, aussi n'était-ce pas mon intention de vous demander cela. Je voulais juste pour voir toucher votre bracelet, afin d'avoir un moyen infaillible de vous reconnaître. Il serait facile à n'importe quel démon d'imiter votre voix, donc si je pouvais...
    - Bien sûr, mais je pourrais confier mon bracelet à un messager, objecta Blistok.
   Shakou rit.
    - Evidemment ! Mais vous ne le donneriez pas à un ennemi !
   Le démon hocha imperceptiblement la tête, sachant pertinemment que Shakou ne pouvait le voir. Du moins, le croyait-il. Il ôta son bracelet et le mit dans la main du jeune homme. Celui-ci le palpa sur toute sa surface, semblant apprécier la texture lisse et douce sous ses doigts. Sans que Blistok s'en rende compte, avec une dextérité admirable, il échangea le bracelet avec celui qu'il cachait dans sa manche et porta ce nouveau bracelet devant ses yeux.
    - Mais vous ne pouvez pas le voir ! s'étonna Blistok.
   Shakou eut un sourire contrit.
    - J'avais encore oublié. Je suis aveugle depuis si peu de temps que j'en garde encore mes mouvement si habituels.
   Il rendit le bijou à son propriétaire avec un air de regret.
    - Je crois que je pourrais vous identifier dans n'importe quelles circonstances, dit-il enfin.
    - Je vais donner l'ordre à mon peuple de vous laisser manipuler leur bracelet pour que vous puissiez les reconnaître et de vous dire leur nom.
    - C'est très aimable à vous de me faciliter ainsi la tâche. Dois-je comprendre que je suis libre d'aller et venir ?
    - Dans tout le royaume démoniaque, oui. de toute façon, je suis rassuré : vous n'irez pas loin. Mais je ne vois pas pourquoi je vous garderai cloîtré. Vous étiez l'ennemi d'Yliork, pas le mien. Quant à vous, ajouta-t-il en se tournant vers Atrek, je vais appeler un autre démon pour qu'il vienne vous remplacer.
   Ce dernier secoua la tête.
    - Pour cela, non, fit-il avec une voix très rauque. Yliork m'avait ordonné de ne jamais quitter le prisonnier, sauf sur son ordre. Maintenant qu'il est mort, je ne relâcherai ma surveillance que lorsque le prince de Vitruve ou moi serons morts. J'ai juré de ne pas désobéir.
    - Voilà qui s'appelle de la fidélité ! soupira Blistok. Prince, votre gardien n'est-il pas trop difficile à supporter ?
    - Non. Il est assez silencieux et ne me pose pas de problèmes. Mais cessez de m'appeler prince ; j'ai dit que je ne l'étais plus. Mon nom est Shakou.
    - Soyez assuré de ma profonde tristesse à devoir vous garder ici, Shakou, dit Blistok en venant serrer la main du jeune homme. Mais j'ai moi aussi une parole à respecter.
    - Je vous comprends et je ne vous en veux pas. J'ai été prince et je sais ce que c'est que de diriger un royaume.
   Blistok salua et sortit.
   Après s'être assuré que le démon était bien parti, Shakou sortit de sa manche le fameux bracelet qu'il avait dérobé à Blistok. Il le fit miroiter sous la faible lumière que diffusaient les murs de la pièce. Atrek resta intrigué par cette fascination que Shakou éprouvait pour ce morceau de métal qu'il avait, croyait-il, lui-même créé. Le jeune homme tendit le bracelet à son ami, les yeux brillant de malice.
    - Et si tu essayais celui-ci à la place de la vulgaire imitation que tu portes ?
   Atrek comprit alors ce qui c'était passé et il fut plein d'admiration pour l'audace de Shakou. Il enleva le bracelet de figuration qu'il portait et glissa le vrai à son poignet. Aussitôt il sentit ses pouvoirs démoniaques revenir en lui.
    - Je me sens dans une forme éblouissante ! lança-t-il gaiement. Je suis prêt à casser tout ce qui se trouvera sur mon chemin !
    - C'est parfait, parce que c'est exactement ce que j'attends de toi. Nous devons retrouver tes partisans. Sais-tu où ils se trouvent ?
    - Mm... J'ai une vague idée, mais j'aimerais savoir comment tu comptes les joindre.
    - Mais nous allons leur rendre visite, tout simplement ! s'exclama Shakou, surpris. N'as-tu donc pas entendu Blistok ? J'ai le droit de circuler dans tout le royaume démoniaque à ma guise. Et toi, tu as juré à Yliork de me suivre partout. Donc, pas de problèmes !
   Atrek se retint de hurler de rire et se contenta de serrer Shakou dans son étreinte d'ours.
    - Mon ami, tu es formidable !
    - Je veux bien, mais si tu continues comme cela, la phrase correcte sera : "Mon ami, tu étais formidable".
   Atrek rit et relâcha son étreinte.
    - Ouf ! fit Shakou sans civilité. Et si nous y allions ?
   Le démon hocha la tête avec enthousiasme.
   Les alliés de Blistok virent passer l'étrange couple : le démon géant tenant par le coude un mince jeune homme qu'il guidait dans le labyrinthe du royaume. Le démon avait l'air renfermé et aucun ne reconnut son roi. De temps en temps, le jeune homme indiquait une direction qui semblait être prise totalement au hasard.
    - Droite. Droite. Gauche. Droite, gauche, droite.
   Les démons de l'air se retenaient de rire sur le passage des deux hommes, mais le regard fixe du plus mince leur inspirait toujours de la compassion. Personne ne tenta de les arrêter : ils avaient reçu l'ordre formel de Blistok, leur roi, de laisser le jeune aveugle libre de ses mouvements. C'est ainsi que Shakou et Atrek, sans chercher à passer inaperçus, purent sans encombres arriver où ils voulaient. Shakou s'offrit même le luxe de "regarder" certains bracelets, pour reconnaître les démons dont il demanda le nom. Les réponses étaient toujours gentilles et aimables, mais le ton compatissant s'entendait trop dans leurs paroles. A la porte devant laquelle ils étaient arrivés, Shakou crut identifier le portail de la grande salle où il avait débouché quand Mordr et Hernst l'avaient emprisonné. Atrek hocha la tête.
    - Tu as vu juste, Shakou. Il s'agit bien de la pièce au brasier. Nos amis sont là.
    - Par Sorcerak ! Vous ne vous êtes donc pas éparpillés partout après la tentative de renversement du pouvoir par Yliork ?
    - Nous ne pouvions pas. Nous sommes les seuls à savoir faire ce métier et si nous étions fidèles à Lorky, c'est parce qu'il était l'un de nous.
    - La solidarité dans le travail, murmura Shakou.
    - Ne ris pas. Lorky était vraiment très doué, certainement beaucoup plus que pour le métier de roi.
    - Oh ! Il dit lui-même que s'il pouvait avoir Sharantyr sans être souverain, il le ferait volontiers ! Mais trêve de bavardages, nos amis nous attendent.
   Atrek pesa doucement sur le poignée, mais la porte ne s'ouvrit pas.
    - Comme la dernière fois, chuchota Shakou. Ils sont si absorbés par leur travail qu'ils ne se sont pas aperçus qu'on les avait enfermés.
    - Ne dis pas de bêtises, gronda Atrek. Personne ne sait que nous sommes là. Ils croient que nous avons déserté. C'est fermé de l'intérieur.
   Le démon gratta à la porte d'une façon spéciale et de l'autre côté du battant, une voix prononça calmement :
    - Nommez-vous.
    - Shakou et Atrek, murmura le démon.
    - Mot de passe ? interrogea la voix.
    - Qui sait attendre est servi au bon moment.
   La porte s'entrouvrit et le visage inexpressif d'un démon presque aussi grand qu'Atrek apparut. Il les dévisagea longuement, eut un grognement approbateur en voyant la longue cicatrice bien visible qui balafrait la joue de Shakou et les laissa passer. Un jeune démon vint vers eux, un sourire ravi aux lèvres.
    - Atrek ! Nous sommes heureux de te revoir sain et sauf. Ainsi, tu as réussi à libérer le prince de Vitruve ?
   Atrek sourit avec amusement.
    - Pas tout à fait, Nivak. J'ai été fait prisonnier et c'est plutôt Shakou qui nous a libérés tous les deux, grâce à sa ruse. C'est un merveilleux stratège.
   Le jeune homme l'interrompit, coupant court à la vague de compliments qu'il sentait déferler :
    - C'est surtout que, comme je le disais à Blistok, la chance est avec moi. Oh ! J'allais oublier : Yliork est mort.
    - Mort ? Mais qui dirige donc le mouvement de révolte ?
    - Parce que vous appelez cela un mouvement de révolte ? fit Shakou, avec un petit rire. Moi, j'appelle cela une usurpation et je n'aime pas les usurpations.
   Atrek perçut aussitôt la différence d'atmosphère qui venait de se produire à ces paroles. Bien sûr, Shakou avait un charisme extraordinaire, mais il possédait aussi l'art du discours, quand il daignait faire un effort. Toutes les têtes se tournèrent vers lui.
    - Que comptes-tu faire ? demanda Nivak, les yeux brillant de curiosité.
    - Premièrement, j'ai une question : avez-vous tous vos bracelets démoniaques ?
    - Oui.
    - Deuxièmement, êtes-vous tous là ?
    - Non ; nos alliés, les démons du feu, sont absents. Je crois qu'ils avaient un léger problème du côté de leurs voisins, les démons de la terre.
    - Mm... Ceux-ci sont des alliés d'Yliork. Je pense qu'il s'agit d'une manoeuvre de diversion. Il faudrait les avertir de ne pas faire de quartiers avec les démons de la terre, jusqu'à ce que ceux-ci se rendent.
    - Je m'en occupe, fit le démon gardien de la porte. Je suis spécialiste en télépathie.
   Nivak reprit avec impatience :
    - Mais quel est ton projet ?
    - Mon projet ? Très simple : éliminer tous les démons qui ne se rallieraient pas à la cause d'Atrek.
    - Les moyens ? demanda un autre démon, sceptique.
    - Il faudrait enlever la petite amie d'Yliork, fit Nivak, songeur. Il paraît qu'ils tiennent tous beaucoup à elle. Mais cela va être difficile, car elle ne viendra sûrement pas de son plein gré et les couloirs environnant sa chambre sont pleins de gardes.
   Shakou éclata de rire. Bien que les autres ignorassent la raison de son hilarité, ils se sentirent gagnés par la contagion de son rire. Nivak reprit son sérieux quand le jeune homme se calma.
    - Mais qu'y avait-il de si drôle dans ce que j'ai dit ?
    - Il y a que vos sources sont un peu erronées, ou de trop fraîche date. La princesse Liriana, que vous avez l'erreur de nommer la petite amie de feu Yliork, était amoureuse d'un humain avant de venir dans ce royaume, où Yliork lui a fait perdre la mémoire. Je la lui ai fait retrouver par le plus grand des hasards et donc, son coeur bat de nouveau pour l'humain. Elle est avec nous, je peux vous le certifier.
    - Comment peux-tu en être si sûr ?
    - Parce que c'est moi qu'elle aime, répondit doucement Shakou. Je crois que nous pouvons compter sur elle pour s'échapper dès que nous le lui aurons demandé. Pour l'instant, elle a compris que, sur mon ordre, elle devait continuer à jouer son rôle et elle fait semblant d'être abattue par la mort d'Yliork. Je suppose que dans quelques heures, elle réclamera à corps et à cris que le meurtrier de celui qu'elle aimait soit mis à mort devant elle.
    - C'est une furie que cette humaine ! fit Nivak, impressionné.
    - Pas du tout, reprit Shakou. Seulement, elle aime et elle est prête à tout pour moi. On peut demander beaucoup à une femme qui aime. Mais en vérité, elle est très douce. Je suis sûr que tu penseras comme moi quand tu l'auras vue.
    - Mais concrètement, insista le démon sceptique, comment allons-nous procéder ?
    - Je propose que notre ami télépathe envoie un message à Liriana, en lui demandant de lancer tout le monde à mes trousses. De façon, bien sûr, à les disséminer le plus possible, afin qu'ils soient en petits groupes, ou isolés, donc plus facilement maîtrisables... Après, ce sera à vous de jouer, pour les mettre hors combat. Eventuellement, notre ami télépathe, décidément fort utile, pourra envoyer des messages, soi-disant de la part des démons de l'air, à Blistok, comme quoi je suis impossible à retrouver, pour qu'il soit en alerte et peut-être, si nous manoeuvrons bien, se mettra-t-il lui même à ma poursuite.
    - Mm... C'est faisable. Mais il faudrait que nous soyons plus nombreux.
   Shakou se tourna vers le gardien.
    - Qu'ont répondu les démons du feu ?
   Le démon sourit et Shakou fut frappé de l'air gentil qu'il pouvait avoir quand il souriait.
    - Ils arrivent tout de suite : ils avaient déjà commencé à lutter contre les démons de la terre et se sont assurés de leur neutralité dans le combat qui allaient nous opposer aux démons de l'air. Au fait, prince, je m'appelle Rok.
    - Et moi, je ne m'appelle pas prince, mais Shakou. J'espère que tout le monde a entendu. Le premier qui m'appelle prince, je le descends à vue, ajouta-t-il avec un air mi-féroce, mi-rieur qui ne trompa personne. En avant ! Atrek, veux-tu bien redevenir le guide du pauvre aveugle que je suis ? Ah oui, j'allais encore oublier ! Décidément, ma mémoire me joue des tours. Je suis censé être aveugle, ne l'oubliez pas. Si je suis capturé, je ne peux pas dire où j'étais, avec qui j'ai parlé, puisque de toute façon, je n'ai pas pu vous voir.
    - Si Blistok décide d'utiliser un fouilleur d'esprit, ou même de faire appel à un télépathe, tu ne pourras rien lui cacher de ce que tu sais, dit lentement Nivak.
   Shakou eut son sourire irrésistible.
    - Cela se voit que tu ne connais pas mes amis du monde supérieur ! Tu ne crois tout de même pas qu'ils me laisseraient sans défense dans un monde hostile ? La belle Stralana, soeur d'Yliork et femme de mon ami d'enfance, veille constamment sur moi et je crois qu'elle a également un pouvoir de télépathie très puissant.
    - Nous connaissons Stralana, répondit Nivak.
   Les autres démons hochèrent la tête. Atrek et Shakou sortirent, la main du géant refermée sur le coude de son ami. Le piège était amorcé.

   Liriana reçu parfaitement le message télépathique de Rok et elle alla voir aussitôt Blistok. Quand elle le voulait, elle pouvait être une merveilleuse comédienne, malgré la peur qu'elle ressentait pour Shakou. En pensant à celui qu'elle aimait et aux dangers qu'il courait, elle n'avait eu aucun mal à se mettre à pleurer et ce fut donc avec des larmes noyant son regard qu'elle se présenta devant Blistok. Le démon eut un air surpris en la voyant surgir devant lui. Il l'avait vue très mince, discrète et soignée, elle venait le visage ravagé par le chagrin, les paupières gonflées par les larmes et les cheveux en désordre.
    - Blistok, roi-démon, je viens demander justice pour l'âme d'Yliork. Les sentinelles de ma chambre m'ont appris que tu avais accordé au corsaire de Vitruve le droit de circuler librement dans ton royaume, comme un de tes sujets. Justice, Majesté ! Laisseras-tu le sang de mon aimé demander vengeance en vain ? Je veux que l'on me ramène l'impudent meurtrier pieds et poings liés, afin que je puisse apaiser l'âme d'Yliork.
   Blistok parut gêné par cette demande.
    - Mm, princesse, c'est un bien grand service que vous me demandez là. J'ai pratiquement promis ma protection à Shakou.
    - Ta protection ! éclata Liriana, en colère. Comment oses-tu protéger l'assassin d'Yliork ? Si le corsaire t'avait tué, Yliork n'aurait pas eu de pitié et l'aurait mis à mort aussitôt.
   Blistok sembla réfléchir. Il n'aimait pas être comparé à Yliork, mais le chagrin de Liriana lui paraissait trop violent pour être feint. La jeune fille reprit avec passion :
    - Le corsaire est un homme rusé. S'il est libre de ses mouvements, même restreint au royaume démoniaque, il saura trouver tes opposants et les dresser contre toi. Yliork me disait que sa présence seule animait souvent les autres au combat ; il deviendra facilement l'âme d'une révolte si tu le laisses faire.
   Un démon entra dans la pièce et salua son roi avec timidité.
    - Majesté, le jeune aveugle reste introuvable. Nous tentons de le localiser régulièrement, pour exercer sur lui une surveillance, relativement relâchée, mais aucun de nous ne l'a vu depuis plus de deux heures.
   Liriana reçut un nouveau message de Rok et reprit son rôle.
    - Ne te l'avais-je pas dit ? fit-elle, triomphante, en s'adressant à Blistok.
    - Allons, un démon géant veille sur Shakou nuit et jour et est dévoué à Yliork, protesta mollement Blistok. Il a promis de ne pas le quitter avec la mort de son prisonnier. Shakou, aveugle comme il est, sera bien incapable de lutter contre lui.
    - Par Sorcerak ! s'exclama Liriana. Ne sais-tu donc pas qui est ce démon géant ? Il s'agit d'Atrek, l'ancien roi-démon, l'ennemi d'Yliork ! Ah oui ! En effet, il veille sur le corsaire ! Non pour l'empêcher de s'enfuir, mais bien plutôt pour l'aider ! Heureusement que Yliork lui avait enlevé son bracelet !
    - Faux, répondit le démon de l'air. Il avait un bracelet quand je l'ai rencontré.
    - Par tous les dieux ! fit Liriana en se laissant tomber à terre, l'air désespérée. Mais comment allons-nous nous en sortir ?
   Blistok se redressa. Il venait de prendre conscience de ce qui se passait.
    - Que tous les démons se mettent activement à la recherche de Shakou et du démon géant. Appelle ma garde personnelle. Je vais en prendre le commandement et participer aux recherches. Quant à vous, princesse, vous allez retourner dans vos appartements et ne pas en bouger jusqu'à ce que je vous fasse signe. Nous vous livrerons le corsaire comme vous le souhaitiez.
   Liriana s'inclina sans mot dire et s'en alla, très droite dans sa longue robe blanche.
   Sitôt hors de vue, elle prit un chemin totalement différent de celui qu'elle aurait dû prendre. Dans son dernier message, Rok lui avait dit où les retrouver si elle avait des problèmes. Sans hésiter, les couloirs du royaume démoniaque lui étant désormais familiers, elle se rendit au lieu prévu, évitant soigneusement les groupes lancés à la poursuite de Shakou. Le jeune homme était caché dans un renfoncement sombre, connu seulement des démons forgerons, en compagnie de Rok et d'un autre démon, assez jeune. En le voyant, Liriana se précipita vers lui. Shakou la reçut dans ses bras et la serra contre lui avec ravissement.
    - Shakou ! murmura Liriana, étouffant de bonheur. Te revoir enfin, libre de toute entrave !
   Le jeune homme ne répondit pas ; il lui souleva gentiment le menton et l'embrassa longuement. Rok et son ami se jetèrent un coup d'oeil amusé. Oui, il était visible que Liriana n'était plus amoureuse d'Yliork ! Rok reçut un message télépathique d'un de ses amis et en alerta immédiatement le jeune prince.
    - Shakou... hum, si tu daignais m'écouter...
   Le jeune homme acheva paisiblement son baiser et se tourna alors vers le démon.
    - Oui ?
    - Les troupes de Blistok convergent par ici. Nos télépathes ont bien fait leur travail.
    - Bien. Le moment de la dernière lutte. Atrek a-t-il préparé des bracelets ?
    - Shakou ! fit Liriana en se serrant contre lui. Que va-t-il se passer ?
    - Le combat décisif, Liriana. Nous gagnerons soit notre liberté, soit la mort. Retourne dans tes appartements, maintenant. Blistok avait raison sur ce point. Je ne veux pas que tu coures le moindre danger.
    - Je ne veux pas te quitter, dit-elle, les larmes aux yeux.
    - Tu le dois, Liriana. Toi seule peut-être aura l'influence nécessaire pour convaincre Blistok de ne pas tuer les prisonniers si nous sommes vaincus.
    - Il sait qui est Atrek.
    - Je le sais parfaitement et je compte sur cela. Il se méfiera de lui, mais pas de moi, car il me croit toujours aveugle. Tu l'as averti de mes fabuleuses capacités de meneur de révolte ?
    - Oui.
    - Bien. Les démons du feu sont-ils arrivés ?
    - Oui, Shakou. Ils sont à leur poste.
    - Parfait. Appelle Atrek ; notre tour est venu.
   Le démon géant vint retrouver son ami ; le jeune corsaire avait les traits pâles et tirés.
    - C'est à force de garder les yeux fixes. C'est un exercice épuisant, expliqua-t-il en riant.
   Nivak, de retour lui aussi, lui tendit une petite gourde d'eau de vie.
    - Bois cela. Cela te redonnera des forces pour le combat.
   Shakou obéit. Atrek referma sa main sur le coude de son ami et ils partirent. Dans les manches de son manteau et dans les poches, Shakou avait dissimulé une grande quantité de bracelets fabriqués par Atrek.
   Le premier groupe qu'ils rencontrèrent les arrêta aussitôt. Shakou fit semblant de ne pas comprendre.
    - Blistok m'avait donné le droit de circuler à ma guise, fit-il d'un ton légèrement plaintif.
    - Où étiez-vous passé ? demanda sévèrement un démon. Nous vous cherchons depuis déjà longtemps.
   Shakou prit l'air confus.
    - Je m'étais arrêté pour me reposer, car les dernières journées ont vraiment été exténuantes pour moi, et je me suis endormi. Ignorant de l'heure, puisque je ne peux plus rien voir, je suis revenu vers Blistok.
    - A quel endroit étiez-vous ? reprit le démon. Nous vous aurions vu.
    - Vous me prenez pour un menteur ? demanda Shakou, l'air scandalisé et son regard fixe augmenta le malaise de ses antagonistes.
    - Pas du tout. Nous ne demandons qu'à vous croire, mais notre roi a donné des ordres très stricts.
    - Très bien. Je vais vous montrer. Mais avant, laissez-moi reconnaître votre bracelet.
   Le démon lui dit obligeamment son nom en lui donnant son bijou. Shakou le fit subrepticement disparaître autour de son poignet gauche et lui rendit un bracelet totalement dénué de pouvoir, qu'il avait tiré de sa manche droite. Atrek faisant mine de le guider, il repartit dans les galeries, suivis par les démons. Les chemins qu'il empruntait étaient vides d'autres démons, ceux-ci n'ayant pas encore envahi tous les lieux. Discutant gaiement, il réussit à échanger tous les bracelets, tout en menant les démons droit dans le piège concocté à leur intention. Soudain, ses alliés s'abattirent sur les démons de l'air et les anéantirent sans problèmes, ces derniers étant privés de leurs pouvoirs démoniaques. Shakou déposa les bracelets réels dans la caisse prévue à cet effet, par peur de les remettre dans le circuit à la place d'une copie. Il en avait cinq autour du poignet et personne n'avait rien vu de ses manoeuvres. Atrek et lui repartirent en chasse d'un nouveau groupe, pendant que leurs amis nettoyaient le sol et faisaient disparaître toute trace de lutte. Les deux amis rabattirent ainsi dix groupes de démons de l'air. Il restait maintenant les démons de la terre et ceux de l'eau. Atrek commençait à souffrir de violents maux de tête, dus à sa concentration quant aux bracelets. Nivak, soucieux de la bonne santé de son roi, lui fit boire quelques gorgées d'eau de vie qui lui redonnèrent un peu d'entrain. Le jeune démon proposa d'arrêter un instant, mais Atrek ne voulut rien savoir.
    - Il n'en est pas question ! s'insurgea-t-il. Nous allons bientôt prendre Blistok dans les mailles de nos filets, ce n'est pas le moment de faire une pause. Il va finir par s'inquiéter du silence de ses troupes et va leur révéler ma véritable identité ; à ce moment-là, nous n'aurons plus aucune chance de les attirer par petits groupes séparés.
   Shakou et lui repartirent donc et réussirent à piéger deux groupes de démons de l'eau, même si ceux-ci étaient étrangement hermétiques aux ordres de Blistok, ce qui s'expliquait par le fait que les démons de l'eau ne supportaient pas ceux de l'air. La troupe suivante était constituée de démons de la terre. Le chef refusa avec arrogance à Shakou le droit de regarder son bracelet. Le jeune homme prit un air déçu et murmura à son guide :
    - Oh ! Tu as vu ? Ils sont aussi désagréables que les démons de l'eau.
   Le démon de la terre sursauta comme si Shakou l'avait fouetté. Il ôta son bracelet et le tendit au jeune homme.
    - Pardonnez-moi, dit-il avec calme. J'ignorais qui vous étiez, mais votre dernière phrase montre bien que vous êtes le prisonnier aveugle de Blistok.
   Futé, Shakou sentit qu'il avait peut-être la possibilité de retourner le démon contre le chef actuel.
    - Bof ! Blistok est bien faible. Il s'inquiète pour un rien et ses ordres ne sont même pas clairs. Il lance ses troupes à mes trousses, alors que je me promène tranquillement dans les couloirs et vous ne savez même pas quelle est la raison de cette poursuite.
    - C'est bien vrai, approuva le démon de la terre.
    - Après tout, continua Shakou avec nostalgie, vous n'êtes venu ici que sur la demande expresse d'Yliork. Lui était un vrai chef ; je peux le dire, je me suis souvent opposé à lui et j'ai pu apprécier son génie stratégique. Nous étions sur le point de devenir amis quand il est mort brusquement. Je ne sais même pas ce qui lui est arrivé vraiment. C'est dommage.
    - Blistok vous accuse de l'avoir tué, remarqua avec surprise un des démons.
    - Oh ! fit Shakou, l'air sincèrement étonné. Il a fait cela ? Je ne pensais pas qu'il était aussi fourbe ! Je venais d'offrir mon royaume à Yliork et je lui avais fait le sacrifice de mon amour, la princesse Liriana, car celle-ci était amoureuse de lui. Je voulais son bonheur, forcément. Je n'aurais pas pu tuer celui qu'elle aimait.
    - Mais c'est Yliork lui-même qui vous a rendu aveugle ! protesta un démon.
    - Il m'a en fait rendu un grand service. On ne se rend pas compte de la beauté des ténèbres. De plus, la cécité permet de juger les gens par leur âme et non par leur physique. Je viens d'acquérir l'impartialité.
   Les démons de la terre furent convaincus par les paroles de Shakou. Le chef, Kaliok, reprit :
    - Rendez-vous compte qu'un démon de l'air commande aux démons des ténèbres, les plus grands d'entre nous !
    - Ainsi, songea Shakou, il y a une hiérarchie dans les démons et Lorky, Stralana, Atrek et les autres font partie des démons des ténèbres, les "supérieurs".
    - Es-tu aux ordres de Blistok ? demanda Kaliok à l'adresse d'Atrek.
    - Non, grogna celui-ci. Je n'obéis qu'à Yliork et sa mort n'a pas effacé mon serment.
    - Amis ! Celui-ci nous montre l'exemple ! lança Kaliok. Sus à Blistok et à ses alliés ! Rejoignons les rangs des rebelles des ténèbres !
    - Les démons du feu sont avec ceux des ténèbres, objecta une voix timide.
   Kaliok tourna son regard-miroir vers ses troupes.
    - Les démons du feu nous avaient demandé la neutralité. Nous n'avons pas respecté notre parole ; maintenant, pour leur montrer que nous étions de bonne foi, allons les retrouver.
   Atrek en resta ébahi. Shakou, par son éloquence, avait su convaincre un tiers des effectifs de Blistok de le trahir. Tandis que Kaliok enjoignait à son télépathe de prévenir tous les démons de la terre, Shakou entrait en liaison avec Rok. Il demanda à son ami de vérifier la sincérité de Kaliok, ce qui fut fait avec diligence. Le démon de la terre disait bien ce qu'il pensait. Alors le jeune corsaire, qui n'avait pas encore rendu son bracelet au démon, le lui redonna sans l'avoir échangé. Il ne voulait pas le mettre dans la confidence, n'étant pas sûr que tous ses hommes soient avec lui. Puisqu'il était capable de trahir Blistok, rien n'excluait qu'un de ses sujets le trahît à son tour.
   L'effectif des rebelles se trouvant presque doublé par l'arrivée des démons de la terre, ils décidèrent de lancer la grande attaque. Pratiquement tous les opposants furent balayés, à part un démon de l'eau à la poursuite de qui Shakou se lança. Atrek partit à sa suite, car le jeune homme était sans défense dans le monde démoniaque. Le démon courut jusqu'à une rivière bouillonnante où, après un coup d'oeil lancé à Shakou, il plongea sans hésiter. Liriana, qui avait quitté sa chambre en entendant résonner de grandes clameurs guerrières, arriva sur ces entrefaites, en même temps qu'Atrek. Les deux amis comprirent tous les deux ce que le jeune homme comptait faire. D'un coup de talon, il se débarrassa de ses bottes, laissa tomber son manteau et plongea. Liriana se tourna vers Atrek, l'air désespérée.
    - Il faut faire quelque chose, Atrek ! Il va mourir dans ces eaux.
   Le roi-démon regarda la tête noire qui refaisait surface. Shakou, avec des mouvements puissants qui le faisaient progresser à une vitesse stupéfiante, reprit sa poursuite. Certes, le démon était dans son élément, mais l'eau était aussi en quelque sorte celui de Shakou. Atrek n'oubliait pas qu'il avait dû passer plus de temps en mer que dans son palais de Vitruve.
    - Le corsaire a réapparu, murmura-t-il.
   Le démon s'aperçut que son poursuivant était toujours derrière lui, mais il eut un sourire de mauvais augure. Il ralentit l'allure, sûr de lui-même et de son avantage naturel. Shakou n'hésita pas et l'attaqua aussitôt. Le démon l'attira sous l'eau. par le plus grand des hasards, la lutte eut lieu sous les yeux de Kaliok et de ses troupes. Le démon pensa que le jeune homme allait mourir : comment, en étant aveugle, pouvait-il gagner un combat sous-marin contre un démon de l'eau ? Mais Shakou avait plus d'un tour dans son sac et il était capable de rester quelque cinq minutes sous l'eau sans respirer. Il profita de ce temps de répit pour substituer une copie au bracelet de son adversaire à un moment où il lui tenait le bras dans une clef imparable. Puis, il s'efforça d'économiser son souffle en attendant que l'absence de pouvoir fasse son effet. Quelques instants après, le démon se sentit pris à la gorge et manqua d'air. Shakou n'était guère mieux que lui et les deux durent remonter à la surface respirer. Sitôt le plein d'air refait, le jeune homme se jeta sur son adversaire, encore abasourdi par ce besoin d'air qui le prenait pour la première fois. De nouveau, les deux antagonistes plongèrent. Les eaux s'agitaient violemment et un seul en sortit : le bras levé en signe de victoire, Shakou jaillit de l'eau jusqu'à mi-corps et fut accueilli par une ovation de la part des démons de la terre. Rok, qui se trouvait là, un peu pour veiller sur leurs nouveaux alliés, le prit sous les bras et le sortit de l'eau. Le jeune homme s'ébroua gaiement, comme un jeune chien, et sourit d'un air ravi. Devant son regard vif et plein de vie, les démons de la terre comprirent qu'ils avaient été dupés comme les autres. Loyal, Shakou s'excusa auprès d'eux et leur expliqua ses motifs. Kaliok comprit parfaitement et rit avec lui.
    - Je suis heureux que vous ne soyez plus aveugle. La beauté de la lumière est parfois plus agréable à l'oeil que celle des ténèbres.
    - Oui, mais j'ai perdu mon impartialité, rétorqua Shakou sur le même ton.
   Kaliok serra le jeune homme contre lui et lui déclara qu'il était son ami jusqu'à la fin de sa vie. Atrek arriva alors en courant.
    - Shakou ! Blistok a enlevé Liriana !
    - Tu était près d'elle pourtant et il n'avait plus ses pouvoirs !
    - Il les a retrouvés, grimaça le démon géant. Quand l'un de ses sbires m'a assommé par derrière, ma concentration a été rompue et son bracelet factice a disparu. Tu penses bien qu'il en a repris un vrai. Et il a emmené Liriana avec lui.
    - Il ne perd rien pour attendre, gronda Shakou.
   Sa silhouette se ramassa légèrement, ses mâchoires se contractèrent, les poings se serrèrent et ses yeux prirent un éclat insoutenable, un éclat haineux et meurtrier. Tel quel, il ressemblait à un félin furieux. Renversant la tête en arrière, il appela Mony, son monyure. L'oiseau de proie arriva à tire d'aile et se posa sur l'épaule de son maître, frottant avec bonheur son bec contre le joue brune.
   Shakou et Mony, sans plus attendre, se lancèrent à la poursuite de Blistok. Atrek et ses alliés continuèrent la lutte contre les quelques démons restants. Le roi-démon se sentait fautif d'avoir relâché sa surveillance sur Liriana, laquelle était enfermée avec Blistok.
    - Princesse, je vous avais dit de rester dans votre chambre, grondait le démon de l'air. Pourquoi ne l'avez-vous pas fait ?
    - Je préfère être sur le terrain plutôt que rester à mourir de peur en ne sachant pas ce qui se passe.
    - Atrek vous avait capturée.
    - C'était le meilleur moyen d'arriver au corsaire, rétorqua Liriana en priant pour que Shakou soit sain et sauf.
   La porte s'ouvrit brutalement et s'en alla cogner contre le mur. Dans l'embrasure, un jeune homme à l'air fier et royal, les yeux brillants de haine, un oiseau d'un bleu phosphorescent perché sur son épaule.
    - Shakou ! cria Liriana avec soulagement, courant se jeter dans ses bras.
    - Liriana ! s'exclama le démon. C'est le corsaire !
    - Je l'aime ! répondit la jeune fille dans un cri du coeur.
   Blistok la regarda avec un sourire amer.
    - C'est bien ce que je pensais. Elle n'est même pas fidèle au souvenir d'Yliork.
    - Il lui avait fait perdre la mémoire et c'est pour cela qu'elle était tombée amoureuse de lui. Dès qu'elle s'est souvenue de moi, Yliork n'a plus existé pour elle. C'est moi qui lui ai ordonné de continuer à jouer la comédie.
    - Elle avait raison sur certains points : tu es bien devenu l'âme d'une révolte. Mais tu n'es plus aveugle.
    - J'ai retrouvé la vue à la mort d'Yliork. Rends-toi, Blistok. Tous tes partisans sont vaincus. Les rebelles ont gagné et tu n'as aucune chance.
    - J'en ai une, une seule : t'anéantir à jamais. Si tu as retrouvé la vue, moi, j'ai retrouvé mes pouvoirs. D'un geste, je peux te faire disparaître à jamais de la surface de Palonar.
    - Bof, fit Shakou, très calme. Yliork a déjà essayé de me tuer, ainsi que Hernst et Mordr. Aucun n'a réussi. J'ai vaincu un mangeur d'âmes, j'ai conclu une alliance avec les nocturnes et je sais dompter la mer. Je ne suis pas l'humain sans défense que tu crois.
    - Mais tu as un point faible, Shakou, et cette faiblesse, je m'en vais l'exploiter...
   Le démon de l'air tendit le bras en avant ; soudain, Shakou tomba à genoux, les poumons brûlés par une substance inconnue. Malgré tout, il tenta de se jeter sur Blistok, car il craignait qu'il ne s'attaquât à Liriana. Un cri de la jeune fille lui donna raison. Il retrouva son souffle aussi brusquement qu'il l'avait perdu et vit Liriana gisant sur le sol, suffoquant. Blistok avait disparu. Shakou se précipita à côté de la fille de Mordr.
    - Shakou, murmura-t-elle avec difficulté, ne m'abandonne pas, je t'en prie !
    - Liriana, qu'as-tu réellement ? demanda le jeune homme, fou de douleur.
    - Il m'asphyxie lentement... Oh, Shakou ! Shakou, je t'aime...
   La voyant déjà saisie par la mort, Shakou n'eut pas le courage de lui cacher son propre amour.
    - Moi aussi, Liriana. Aujourd'hui, je fais le serment de te prendre pour fiancée, jusqu'au jour où je glisserai l'anneau d'or à ton doigt.
   La jeune fille rassembla ses dernières forces pour chuchoter la phrase rituelle qui faisait d'elle la fiancée légitime du prince de Vitruve.
    - Aujourd'hui, je fais le serment de te prendre pour fiancé, jusqu'au jour où je glisserai l'anneau d'argent à ton doigt, et de t'aimer jusqu'à ma dernière étincelle de vie.
   Shakou, qui avait toujours un assortiment des plus hétéroclites sur lui, sortit de sa poche une bague de platine surmontée d'un saphir en forme de rose.
    - Liriana, en attendant l'anneau définitif, je te donne cette bague comme gage de mon amour éternel.
   La jeune fille eut un pâle sourire et ferma les yeux. Blistok venait de lui prendre son dernier souffle. Shakou, sans désormais pouvoir se retenir, laissa son chagrin déborder et les larmes couler sans essayer de les arrêter. Ce fut ainsi que le retrouva Hugo quelques instants plus tard. Le jeune homme se redressa et regarda son ami avec un air égaré. Le capitaine du Griffe de Vitruve aperçut aussitôt la bague au doigt de Liriana et comprit ce que cela voulait dire. Il broya amicalement l'épaule de son prince.
    - Je sais ce que tu ressens, Shakou.
    - Je suis l'éternel fiancé, Hugo, répondit sombrement Shakou. Je croyais avoir tout mon temps, je ne voulais pas me décider à la légère, et maintenant, j'ai tout perdu. Blistok l'a tuée !
   Vyélésia, Stralana, Kelemvor, Solial, Nyx, Cyric et les Loups firent leur apparition. Shakou comprit que Stralana les avait tous téléportés dans le royaume démoniaque. Il releva la tête et dans ses yeux, brilla un court instant l'ancienne lueur de fierté qu'il avait habituellement.
    - Solial, les Loups, venez rendre hommage à ma fiancée morte. Rendez-lui l'hommage des Loups ! Pendant ce temps, moi, je vais aller la venger.
    - Je viens avec toi, Shakou, intervint Kelemvor.
    - Non, mon ami. Je porte malheur et je n'ai pas envie de voir un autre de mes amis mourir sous mes yeux. Je serais incapable de l'annoncer à Kerly.
   Le centaure regarda son ami partir avec appréhension.
    - Il va droit à la mort, soupira-t-il.
    - Nous avons sous-estimé son amour pour Liriana, constata Hugo. Il ne cherche plus qu'une seule chose : la mort !
   Shakou, précédé de Mony, suivait les traces de Blistok. Tout démon qu'il soit, ce dernier ne pouvait pas échapper au monyure. L'oiseau de proie repérait ses victimes par la chaleur qu'elles dégageaient ainsi que par leur odeur caractéristique. Lorsqu'il aurait Blistok en vue, le monyure ne le lâcherait plus et le démon serait perdu. Mony fit entendre un sifflement particulier que Shakou reconnut : Blistok était repéré ! Silencieusement, il suivit l'oiseau de proie au pas de course. Le démon de l'air se tint prêt à lancer un sortilège, mais un éclair bleu fondit sur lui et lui arracha son bracelet. Shakou surgit à cet instant.
    - Combat à armes égales, Blistok, dit-il d'une voix dangereuse. Pas de magie, juste nos capacités naturelles.
   Rageur, Blistok lança son poing en avant. Mais il n'avait jamais vu Shakou combattre : celui-ci esquiva le poing sans peine, le saisit en plein vol et tordit violemment le bras du démon.
    - Quel est ton pouvoir ? demanda-t-il tranquillement.
    - Créer des boules de feu. Comme celle-ci !
   Soudain, une boule de feu jaillit de nulle part et se dirigea droit vers Shakou. Le jeune homme l'évita au dernier moment et le jet incandescent alla s'écraser contre le mur.
    - Et le tien ? fit insolemment Blistok que l'échec de ses deux tentatives successives n'avait pas affecté.
    - Je vais te montrer.
   Shakou se jeta sur le démon, l'immobilisa dans une clef imparable et laissa sa colère déborder. Il songea à Liriana, sa belle et douce fiancée morte, il pensa aux coups qu'il avait reçus, à l'humiliation d'Atrek, à tous les griefs qu'il pouvait avoir contre Blistok. Le résultat fut dévastateur. Hugo, qui n'avait pu supporter cette inaction, n'en pouvant plus d'entendre les chants plaintifs et sauvages des Loups, était venu avec Kelemvor et, en entendant la violente explosion, crut que son coeur allait s'arrêter de battre. Il ouvrit la porte et découvrit le carnage. De Blistok, il ne restait plus aucune trace ; son corps s'était littéralement volatilisé dans l'explosion. Mais Shakou gisait au beau milieu de la pièce, inerte, couvert de sang, sans doute autant du sien propre que de celui de Blistok. Hugo se précipita à côté de son ami, qui respirait encore faiblement.
    - Alerte tous les démons ! lança-t-il à Kelemvor. Dis à Stralana d'appeler Lorky. Shakou est au seuil de la mort !
   Le centaure ne resta pas là à discuter ; les amis de Shakou étaient tous efficaces et ne perdaient que rarement leur temps en palabres inutiles. Kelemvor partit au galop sans tarder. Quelques instants plus tard, les Loups firent leur entrée, précédés d'Atrek qui portait le corps de Liriana dans ses bras. Il déposa la jeune fille près de Shakou et dans ses yeux-miroirs, Hugo lut le peu d'espoir qu'il gardait.
    - Il n'est pas encore mort ! sanglota-t-il.
   Stralana prit son mari dans ses bras et le jeune homme se serra contre elle en pleurant. C'était au-dessus de ses forces de voir mourir son ami. Un des démons tendit une fiole d'eau de vie. Vyélésia intervint :
    - Il faut appeler Dorval. Lui seul dispose des sorts nécessaires pour guérir Shakou. Les démons n'ont pas de pouvoir de guérison et moi non plus. L'eau de la source de vie sera impuissante devant un tel cas, car son corps seul n'est pas blessé, mais aussi son âme. Pour que Blistok ait ainsi disparu, la colère de Shakou devait être sans bornes et c'est donc qu'il ne se souciait pas de ce qu'il pouvait lui arriver.
   Stralana ne dit rien. Sans cesser de serrer Hugo dans ses bras, elle fit appel à ses pouvoirs de démone et Dorval se matérialisa à côté d'eux, l'air un peu surpris. Il comprit tout de suite ce qui se passait.
    - Le jeune Shakou... Bien sûr, je vais le soigner. C'est grâce à lui que je connais Vyélésia.
   Cherchant dans ses souvenirs, il essaya de se rappeler où se trouvaient les sorts de guérison. Solial, pour éviter que le cas de Shakou ne dégénérât, avait immobilisé l'espace autour du jeune homme et ainsi, ils pouvaient prendre leur temps pour trouver ce qu'il lui fallait.
    - J'ai une bien trop mauvaise mémoire, soupira Dorval. Il faudrait demander à la jeune fille qui était venue chez moi à l'époque du roi Hernst. Je me souviens parfaitement de son nom, par contre : elle s'appelait Sharane.
   Lorky apparut à cet instant.
    - Je connais très bien Sharane, dit-il avec un sourire amusé. Je sais où elle a rangé les sorts ; lequel voulez-vous ?
   Vyélésia se releva et le jeune démon put voir le corps inanimé de son ami. Il pâlit considérablement et ses yeux-miroirs prirent un reflet attristé.
    - Oh, Shakou, mon ami..., murmura-t-il.
   Il se concentra et quatre bouteilles prirent lentement consistance devant eux.
    - A toi de jouer, Dorval, fit-il.
   Le magicien prit une des bouteilles, marmonna quelques paroles et ôta le bouchon. Une fumée blanche en sortit et commença à s'enrouler autour de Shakou. Solial rompit sa propre concentration et le sort d'immobilisation prit fin. Sous les yeux inquiets des jeunes gens, les blessures se cicatrisèrent lentement. Vyélésia et les Loups entonnèrent le Chant des Loups, que Shakou avait composé lui-même, un peu aidé par Hugo, lorsqu'il faisait encore partie des Loups. Les bêtes sauvages qui accompagnaient le petit groupe joignirent leur voix à celles de leurs amis. Hugo, tête basse, n'osait pas regarder ce qui se passait. Il s'accusait lui-même d'être responsable de l'état actuel de Shakou : il aurait dû être là. Stralana le consolait comme elle le pouvait, mais elle comprit que tout son amour ne pourrait faire oublier son ami à Hugo. Les démons restaient légèrement à l'écart ; ils se rendaient compte que ce mince jeune homme était leur seul lien. C'était lui qui les avait soudés, qui les avait dressés contre Yliork, puis contre Blistok. Kelemvor lui aussi semblait mal à l'aise ; il sentait qu'il n'aurait jamais dû abandonner Shakou quand il le lui avait demandé, au tout début de cette expédition. Nyx se serrait contre Solial, les yeux pleins de larmes. Quant au monyure, il faisait entendre un chant très doux, totalement différent de celui des Loups, qui pleurait l'inertie de son maître. En attendant, le sort de Dorval faisait son effet. Mais Shakou était si couvert de blessures qu'un seul sort ne suffit pas. Le magicien ouvrit la deuxième bouteille, puis la troisième. Les progrès étaient toujours très lents.
    - C'est étrange, maugréa-t-il. On dirait qu'un sort ralentisseur de magie a été jeté sur lui.
   Un des rares démons de l'air encore en vie prit la parole.
    - Blistok avait deux pouvoirs indépendants de ceux de démons : lancer des boules de feu et le sortilège dont vous venez de parler. C'est pour cela qu'il était devenu notre chef.
    - Ah ! Je comprends mieux, s'exclama Dorval, un sourire ravi aux lèvres, se frottant les mains joyeusement.
   Quand le magicien trouvait des phénomènes extraordinaires de magie, il avait une légère tendance à oublier ce qui l'entourait. Les regards tristes qui le fixèrent le firent revenir à la réalité. Atrek, sans rien dire, lança un sortilège qui annula celui que Blistok avait prononcé avant de mourir. L'effet des sorts contenus dans les bouteilles fut plus impressionnant. Le sang disparut presque totalement, mais le jeune homme ne montrait toujours pas le moindre signe de vie. Kelemvor se pencha sur lui.
    - Je crois qu'il ne respire plus, dit-il dans un sanglot.
   Stralana repoussa doucement son mari dont les larmes recommençaient à couler. Elle se tourna vers les autres démons et dans un message collectif de télépathie, elle leur expliqua ce qu'elle comptait faire. Tous sans exception, les prisonniers comme les vainqueurs se tournèrent vers les deux corps étendus. Leurs yeux-miroirs prirent un éclat blanc, tandis qu'un halo noir nimbait le cadavre de Liriana. Hugo leva la tête avec un air suppliant, comme pour leur dire de s'occuper plutôt de Shakou, mais il n'en fit rien, car il songea brusquement que son ami ne resterait sans doute pas longtemps en vie sans Liriana. Les démons, très concentrés, murmuraient chacun à leur tour des paroles incompréhensibles. Dorval, qui avait des affinités avec les démons, fut ébloui par la quantité de magie qui se dégageait de leur groupe. Les démons étaient les créatures qui possédaient le plus de magie et une bonne centaine, voire même plus, d'entre eux était réunie ici. Le halo perdit de sa noirceur, virant au gris, puis, beaucoup plus lentement, au blanc. Lorsqu'il fut du même blanc éblouissant que les yeux des démons, Liriana remua faiblement. Alors les démons relâchèrent enfin leur concentration, leur travail achevé. Vidés de leurs forces, ils s'effondrèrent pratiquement tous au sol. Liriana ouvrit les yeux, tourna légèrement la tête et la première chose qu'elle vit fut le corps de Shakou, gisant sans vie à côté d'elle. Dans un cri déchirant, elle se retrouva à genoux près de son bien-aimé. Le souffle était très faible, car, contrairement à ce que Kelemvor croyait, le jeune homme respirait toujours. Il semblait juste endormi. Stralana, soutenue par Hugo qui essayait de vaincre son chagrin, surveillait avec angoisse le jeune prince. Elle ne pouvait rien faire de plus. Tous les démons avaient donné leurs forces pour ressusciter Liriana, car la jeune démone pensait qu'il restait inerte en croyant que Liriana était morte. Sans se préoccuper de tous ces gens qui l'entouraient, Liriana se pencha vers Shakou et posa longuement ses lèvres sur celles du jeune homme. Celui-ci ne bougea pas. Hugo se releva péniblement.
    - J'ai une idée, dit-il d'une voix funèbre.
   Il s'agenouilla auprès de son ami. Liriana leva vers lui son regard marron fou de douleur.
    - Hugo, je t'en prie..., sanglota-t-elle.
   Le jeune capitaine prit la main de Liriana dans la sienne et posa son autre main sur le front de Shakou, puis il entra en transe des vents. Stralana se souvenait que c'était une sorte de sublimation des sentiments. Tout l'amour de Liriana allait être perçu par ceux qui l'entouraient et que le halo argenté de la transe englobait. Hugo pensa intensément que Liriana était vivante. Shakou, dans sa torpeur proche de la mort, le sentit, l'entendit et le crut. Il perçut aussi la puissance de l'amour de Liriana et il pensa qu'il pouvait peut-être revenir à la vie, puisque tous le désiraient avec autant de force. Il obligea son cerveau et son coeur à sortir de la léthargie qu'il leur avait imposée et parvint à récupérer un peu de lucidité. Il entendit le Chant des Loups, ainsi que celui de Mony. Les yeux toujours fermés, il murmura les paroles du chant. Ce fut une explosion de joie quand ses amis perçurent sa voix, si faible qu'elle fut. Enfin, Shakou se décida à ouvrir les yeux et vit Liriana tendrement penchée au-dessus de lui. Sans chercher à comprendre comment elle était encore en vie, il se redressa, la prit dans ses bras et l'embrassa comme un désespéré. Quand leurs lèvres se séparèrent, Liriana murmura :
    - Faut-il que tu m'aimes pour avoir lié ta vie à la mienne comme tu l'as fait !
   Shakou se releva et souleva Liriana dans ses bras. Il aperçut tous les démons qui tentaient de reprendre leurs forces, Stralana abandonnée, les Loups les yeux humides de joie et il comprit tous les sacrifices que ses amis avaient faits pour le ramener à la vie. Il déposa sa fiancée par terre, prit Hugo par le poignet et l'amena à Stralana qu'il releva avec douceur avant de la pousser dans les bras du jeune capitaine.
    - Ne recommence jamais cela, gronda-t-il à l'adresse de son ami d'enfance. Je ne vaux pas assez pour que tu délaisses Stralana pour me sauver. Est-ce clair ? Stralana... Stralana t'aime beaucoup plus que tu ne le mérites. Ce n'est pas en agissant comme tu l'as fait que tu te montreras digne de son amour.
   Hugo baissa la tête devant les reproches de son ami, mais la jeune démone, encore tremblante, intervint :
    - Oh, Shakou ! Ne te fâche pas contre lui ! Il a eu raison de faire ce qu'il a fait.
   Le jeune homme leva les yeux au plafond.
    - Et en plus, elle l'excuse !
   Les autres éclatèrent de rire. Lorky s'approcha de Shakou et le serra contre lui.
    - Et toi, que fais-tu ici ? reprit le jeune prince d'une voix grincheuse. Tu devrais plutôt t'occuper de Sharantyr. Elle a certainement plus besoin de toi que moi.
    - Notre enfant est né, Shakou, fit Lorky avec orgueil. Un garçon, aux yeux d'un splendide vert, mais qui ont la même propriété réfléchissante que les miens. Un digne descendant de démon. Je te cherchais pour que tu sois son parrain, ajouta-t-il avec un sourire malicieux.
   Shakou prit un air horrifié.
    - Oh non, Lorky ! gémit-il. Maintenant que j'en ai fini avec les mariages, tu ne vas quand même pas m'imposer les parrainages ! Je n'ai pas été insupportable à ce point !
    - Oh si, et même encore plus que cela ! Tu ne te rends pas compte de la peur que tu nous as faite !
    - Je t'en prie, Lorky ! Je retire tout ce que j'ai dit, mais ne m'oblige pas à présider une nouvelle série de cérémonies ! Quand tu innoves, Griffe en profite aussitôt pour dire que je dois le faire pour elle puisque je l'ai fait pour toi. Kerly ne l'a pas fait quand Kythera est née.
    - Elle y a pensé, intervint Kelemvor avec un sourire moqueur. Mais j'ai prétexté du fait que tu n'avais pas béni notre mariage. Maintenant, je peux t'assurer qu'elle va faire des pieds et des mains pour que tu nous fasses une belle cérémonie de mariage et de parrainage.
   Shakou fit entendre un gémissement lugubre. Le centaure vint lui taper amicalement sur l'épaule.
    - Et puis, petite correction de ce que tu as dit tout à l'heure : tu es loin d'en avoir fini avec les mariages ! Il te reste le plus important à présider : le tien !
    - Je ne suis que fiancé ! protesta le jeune homme avec vivacité. Et puis, de toute façon, il faudra que je demande à Hirkel de le présider. Il a au moins la gentillesse de ne pas se marier, lui ! Par Sorcerak ! s'exclama-t-il, frappé d'une idée subite. Quand je pense que j'aurais pu lui demander de présider tous vos mariages à ma place ! Ah ! Je me tuerais !
    - Si j'ai bien compris, reprit Kelemvor les sourcils froncés, notre pauvre Liriana est encore loin de devenir ta femme ?
    - Je me suis déjà fiancé, vous devriez être contents. Il ne faut pas précipiter les choses. Mais en tout cas, je peux t'assurer qu'elle restera à Vitruve avec moi, parce que je commence à en avoir singulièrement assez de l'enlever toutes les cinq minutes !
   Liriana eut un gentil sourire et vint se blottir contre Shakou. Celui-ci perdit aussitôt son air féroce et l'attira plus près de lui pour l'embrasser. Stralana et Lorky, qui avaient retrouvé leurs forces, se lancèrent un coup d'oeil complice et tous les gens présents furent téléportés sur l'esplanade du château de Vitruve. En bas des marches se trouvait la plus grande place de la capitale, toujours fourmillante de monde quelle que soit l'heure. Quand Shakou entendit les vivats de son peuple, il comprit que Stralana lui avait joué un tour. Sans interrompre son baiser, il menaça du doigt la jeune démone serrée contre Hugo et qui riait à en perdre haleine.
   Peu de temps après, la reine Sharantyr et son bébé se matérialisèrent dans le château. Shakou, assis sur son trône, fit entendre un grognement de mauvais augure. Kerly et Kythera étaient là aussi. La fille de Kelemvor était une frêle pouliche aussi blonde que sa mère, mais au sourire ressemblant trait pour trait à celui de son père. Le jeune prince se leva et sortit sur l'esplanade du château. En plus d'être le parrain du bébé, il devait lui donner un nom. Pour éviter cette cérémonie, il avait été jusqu'à hurler qu'il lui donnerait un nom qui serait le reflet de son humeur. Hirkel était intervenu, toujours aussi désespéré d'entendre son prince de l'autre bout du château.
    - Mon prince, vous ne devriez pas hurler ainsi. Ce n'est pas royal.
    - Je me moque de ce qui est royal, grogna Shakou, un peu calmé. Yliork aurait été bien inspiré de ne pas mourir et d'accepter mon royaume, se dit-il en lui-même.
   Mais maintenant, devant son peuple qui l'adorait, il ressemblait un peu plus au prince qu'il était. Il fut parfait dans la cérémonie du mariage de Kerly et Kelemvor, ce qui le fit bien sourire, car Kythera était le témoin de Kerly et Sylvann, le chef des nocturnes, celui de Kelemvor.
    - Franchement, ai-je besoin de "légaliser" un mariage parfaitement légal et connu de tous ? pesta-t-il.
   Kerly lui jeta un regard noir. La centauresse avait un point de vue que le jeune prince ne partageait pas du tout, mais Kerly était son amie et il n'aimait pas lui déplaire. Il déclara ensuite être le parrain de Kythera et la ravissante pouliche blonde lui sauta au cou pour le remercier. Mony le monyure fit entendre un cri moqueur à cet instant. Shakou lui jeta un coup d'oeil.
    - Je crois que tu as raison, mon cher. Je suis un pauvre malheureux manipulé par les femmes.
   Sharantyr s'avança à son tour, portant son fils dans ses bras, l'air majestueuse, accompagnée de Lorky. Shakou soupira.
    - Nous célébrons aujourd'hui la naissance du fils de Lorky et Sharantyr, souverains de Palonar. En ma qualité de président, je donne au bébé le nom de...
   Là, il s'arrêta, pris de court. Il n'avait pas songé un seul instant au prénom qu'il allait donner au petit garçon. Sharantyr le regarda avec inquiétude ; elle se demandait certainement ce qu'il mijotait.
    - Je donne au bébé le nom de... euh, reprit-il avec effort.
   Il stimulait sa cervelle vide, mais celle-ci semblait être au repos.
    - Je donne au bébé le nom de... de Sharky, dit-il enfin.
   Sharantyr ouvrit de grands yeux, réfléchit un moment et décida que le nom lui plaisait. Les démons présents éclatèrent d'un rire tonitruant, y compris Lorky, ce qui fit que personne, sauf le bébé, n'entendit Shakou ajouter :
    - Et je me déclare, contraint et forcé, le parrain du bébé. Enfin, il a l'air mignon et gentil. Espérons qu'il tiendra plus de ses parents que de son essence démoniaque.
   Sharky le regarda et, pendant que sa mère essayait de calmer son mari, il flûta :
    - Ne t'inquiète pas, parrain Shakou, on va bien s'amuser tous les deux.
   Le jeune prince le prit dans ses bras et lui murmura en réponse :
    - Tu sais que je commence à bien t'aimer, toi ?
    - Je déteste cette cérémonie, dit Sharky. Mais j'aime bien le prénom que tu m'as donné. Tu crois que j'assisterai à d'autres cérémonies ?
    - Oh, certainement ! fit Shakou en riant. On s'y fait ; mais la plus belle, je crois, ce sera celle de ton mariage. Je crois aussi que ce sera la seule que tu aimeras, ajouta-t-il en regardant sa fiancée venir vers lui.
   Sharky toujours dans ses bras, il attira Liriana à lui et l'embrassa. Lorky jeta un coup d'oeil à son ami et lui chuchota discrètement :
    - Tu sais que le nom de mon fils veut pratiquement dire requin ?
   Shakou interrompit son baiser.
    - Je n'avais pas d'idée, mon cher, et puis, du moment que cela lui plaît, à ton fils ! Mais tu ne déranges, Lorky, au cas où tu ne l'aurais pas remarqué.
   Il rendit Sharky à son père et se consacra exclusivement à Liriana.

Texte © Azraël 1996, 1997, 1998, 1999, 2000, 2001, 2002.
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