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Graine de démon
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Le royaume de Palonar était en fête : la princesse Sharantyr et le démon Lorky, fiancés, allaient enfin se marier. La princesse, fille du roi Cylk qui avait été assassiné par Hernst, avait récupéré son trône grâce à l'aide des souverains d'Unak et de Vitruve, il y avait de cela six mois. Bien sûr, ces derniers avaient été invités à la cérémonie et, ironie, Sharantyr avait également convié Mordr et sa fille, Liriana, alors qu'ils avaient renversé Shakou, l'actuel prince de Vitruve. Le jeune prince prit cette invitation avec humour et alla saluer fort civilement ses deux ennemis. Romulf, le prince d'Unak, restait un peu à l'écart ; ses yeux vifs se détournaient sans cesse des invités venus de Vitruve, car la princesse Griffe, la soeur de Shakou, s'y trouvait. Shakou s'en amusait fort, mais il finit par venir vers le prince d'Unak.
- Je vous salue, prince d'Unak !
- Moi de même, prince de Vitruve.
- Je crois que nous allons pouvoir considérer que la première épreuve est terminée.
- Il me semblait que le premier rapport à propos de mon coeur devait se faire après un an.
Shakou eut un sourire amusé.
- Si vous y tenez absolument, je peux rallonger la peine, mais cela me semble inutile. Venez donc saluer ma soeur, au lieu de rester là comme un amoureux éconduit.
- N'est-ce pas ce que je suis ?
- Griffe ne vous éconduit pas ; c'est moi qui le fais, rétorqua Shakou.
Il traversa l'esplanade devant le palais et, sur son passage, la foule s'écartait avec empressement. A l'autre bout, Griffe discutait avec Hugo, le capitaine du Griffe de Vitruve, le bateau de Shakou. La jeune fille se tourna en souriant vers son frère, mais elle se figea quand elle aperçut Romulf.
- Allons, Griffe ! N'accueille pas notre ami avec un air boudeur, il va croire qu'il te déplaît.
Le capitaine s'éclipsa discrètement, remarquant au passage le signe que lui adressait Shakou.
- La première épreuve est donc terminée ? demanda Griffe.
- Vous en êtes tous les deux aussi ravis l'un que l'autre. Alors, prince Romulf, comment va votre coeur ?
- De mieux en mieux. Les yeux de la princesse le font revivre.
Les yeux en question de Griffe étaient emplis de tendresse. Shakou éclata de rire.
- Vous m'avez l'air bien timide, prince Romulf ! Vous n'étiez pas ainsi quand vous avez connu ma soeur. Attendez que le bal commence, vous aurez le droit de la faire danser. En attendant, vous êtes juste autorisé à lui parler. N'essayez pas autre chose, l'équipage de mon bateau est prêt à intervenir si vous vous montrez trop entreprenant.
- Shakou ! protesta Griffe, rouge de honte.
- Je sais, je suis infernal ! Mais il faut bien que le prince Romulf me voie sous mon vrai jour !
Il partit d'un bon pas, les laissant seuls.
Les acclamations de la foule saluèrent l'arrivée de Sharantyr et de Lorky. Le démon avait un air sérieux et ses yeux-miroirs parcouraient l'espace devant lui. Sa fiancée était radieuse. Ses longs cheveux blond-châtain avaient été relevés en un somptueux chignon parsemé d'émeraudes fabuleuses. Shakou accéléra le pas, car c'était lui qui était chargé de marier les souverains. Il gravit rapidement les marches et salua les fiancés. Il avait pour une fois abandonné son habituel manteau de commandant de corsaire pour revêtir un manteau de cour bleu foncé portant l'emblème de Vitruve, un monyure. C'était un oiseau nocturne phosphorescent ressemblant un peu aux aigles terriens, sauf pour la couleur : le monyure était bleu. Sharantyr et Lorky se tournèrent vers lui et Shakou eut son sourire franc.
- Nous voici donc rassemblés pour réunir sous la protection des dieux la princesse Sharantyr de Palonar, fille du roi Cylk et de la reine Zhyve, et le démon Lorky, ancien aide du magicien Dorval, commença Shakou selon les paroles rituelles.
Lorky eut un sourire crispé. Il était toujours étonné d'être accepté comme roi avec son essence démoniaque. Shakou jeta un rapide coup d'oeil à la foule qui s'entassait en bas des marches du palais.
- Si quelqu'un veut s'opposer à ce mariage, qu'il s'avance !
Personne ne bougea.
- Si les dieux veulent s'opposer à ce mariage, qu'ils se manifestent !
Le ciel resta calme et il n'y eut aucune manifestation pouvant être considérée comme divine. Mais le cas s'était présenté, il y avait bien longtemps déjà : Sorcerak, envoyé des dieux, avait interdit un mariage en enlevant le fiancé.
- La princesse étant orpheline et sans famille, je prie la princesse Griffe de Vitruve de venir l'assister. Le démon n'ayant jamais eu de parents, je prie le prince Romulf d'Unak de venir l'assister.
Les deux interpellés gravirent les escaliers et vinrent se placer aux côtés des fiancés.
- Démon Lorky, ton amour pour la princesse est-il suffisamment puissant pour résister au temps et à toutes les épreuves que la vie pourra mettre sous tes pas ?
- Oui.
- Princesse Sharantyr, ton amour...
- Oui.
- Merci, princesse, fit Shakou avec un sourire.
Il détestait les phrases rituelles.
- Sortez les anneaux.
Griffe tendit à Sharantyr un large anneau d'argent tandis que Romulf en donnait un en or à Lorky. Shakou s'avança et prit l'anneau d'or.
- Le moment de vérité, murmura-t-il. La dernière occasion pour les dieux d'intervenir.
Shakou saisit la main gauche de Sharantyr et glissa l'anneau à l'annulaire. Le diamètre de l'anneau se rétrécit jusqu'à être de la taille du doigt. Il opéra de même avec Lorky. Les deux anneaux avaient magiquement rétréci, donc les dieux approuvaient le mariage !
- Je vous déclare mari et femme. Vous avez le droit d'embrasser la mariée.
Lorky prit Sharantyr dans ses bras et lui donna un baiser. Shakou fit signe aux musiciens de commencer à jouer et le démon ouvrit le bal avec son épouse. Romulf prit Griffe par la main et l'amena sur la piste. En bas de l'escalier, les couples de danseurs se formaient. Shakou s'appuya contre un mur et, les bras croisés, un sourire amusé flottant sur ses lèvres, il regarda les autres danser. Une jeune fille s'approcha timidement de lui ; elle semblait ne venir qu'à contrecoeur. Shakou se redressa d'un coup de reins.
- Liriana, dit-il gravement.
- Prince Shakou, répondit-elle.
Elle regardait ses fascinants yeux gris-vert avec leur pupille plus grosse que celle des autres personnes.
- Vous voulez bien me faire danser ? demanda-t-elle doucement.
Shakou ne répondit rien ; il la prit dans ses bras et la mena sur la piste. En bas de l'escalier, Mordr avait l'air furieux ; il détestait Shakou, mais il adorait sa fille. Le jeune homme, néanmoins, ne profita pas de la situation. Il ramena Liriana à son père après la danse et intercepta Lorky au passage.
- Lorky, pourrais-tu me rendre un petit service ?
- Mais bien sûr, Shakou ! Tu sais que je te dois tout : Sharantyr, ma liberté, le trône de Palonar...
- Du calme ; maintenant, c'est autre chose que je voudrais de toi...
Shakou chuchota quelque chose à l'oreille du jeune démon. Sharantyr s'était approchée de Mordr et lui dit, avec son air modeste et cependant si royal :
- Vous avez été roi et maintenant, vous n'êtes plus rien. Pendant ces six mois, vous avez respecté les promesses que le prince Shakou vous avait demandées. Aussi, je voudrais en ce jour de liesse faire un geste pour vous. Le royaume de Palonar dispose, en sa région sud, d'une grande île dont le gouverneur vient de mourir. Je viens de la transformer en royaume et j'aimerais que vous en acceptiez le gouvernement.
Mordr la regarda avec stupéfaction.
- Vous voulez dire que je serais de nouveau roi ?
- Le royaume est petit, mais je serais vraiment heureuse si vous acceptiez.
- Pour quelle raison feriez-vous cela pour moi qui vous ai emprisonnée une fois ?
- Laissez-moi avoir mes mystères, fit Sharantyr avec un léger sourire. Quant à mon emprisonnement, je ne m'en souviens plus. Le royaume de l'île de Reliane est indépendant, je le précise.
- Je suis très honoré, Majesté, du privilège que vous me faites, dit Mordr en s'inclinant devant Sharantyr.
Les yeux marron de Liriana brillaient de joie et Sharantyr eut un sourire de satisfaction.
Shakou vint chercher sa soeur et lui dit d'aller prendre congé de Sharantyr et de Lorky. Romulf ne protesta pas ; il savait que la seconde épreuve pour mériter Griffe allait commencer. Il ignorait de quoi il s'agissait, mais il n'avait pas le choix et il devait se plier au jeu de Shakou. Griffe ne dit rien non plus. Son frère était plus jeune qu'elle, mais elle lui obéissait toujours sans discuter. Le jeune homme disparut dans sa cabine et en revint habillé avec une chemise blanche entrouverte, un pantalon noir enfoncé dans des bottes noires, une ceinture de tissu bleu enroulée plusieurs fois autour de la taille et son grand manteau bleu marine à galons d'or aux épaules. Il jeta un rapide coup d'oeil sur la somptueuse tenue de sa soeur.
- Va te changer, dit-il gentiment. Nous entamons la deuxième épreuve.
- Shakou, es-tu sûr de ce que tu fais ?
- Ne t'inquiète pas. Presse-toi, Griffe. Le sortilège de Lorky va bientôt entrer en vigueur.
Elle obéit et elle trouva dans la cabine la vaste robe rouge qu'elle portait quand elle avait dansé dans les rues d'Unak. Elle ressortit et son frère lui sourit.
- Bonjour, Rose Noire, dit-il doucement.
Elle allait protester mais brusquement, elle ne sut plus pourquoi. Elle s'appelait vraiment Rose Noire et ce jeune homme devant elle était le corsaire Shakou. C'était, elle s'en souvenait très bien, un grand ami à elle.
- Où allons-nous ? lui demanda-t-elle.
- Dans le royaume d'Unak.
- Je déteste ce royaume ! fit Rose Noire avec une adorable moue.
- Je sais, Rose Noire. Mais tu m'as promis de m'aider à enlever Liriana, la fille de Mordr, et je sais que le prince d'Unak va bientôt les inviter.
- Bien, Shakou, fit la jeune tsigane d'un ton morne.
Le jeune homme sourit et mit le cap sur Unak.
Romulf était rentré chez lui. Pensif, il s'interrogeait sur les motifs qui l'avaient poussé à inviter le roi de Reliane et sa fille en son royaume. Mais il se dit qu'après tout, il ne pouvait pas faire mieux que les honorer pour leur nouvelle promotion. En passant dans une petite rue, il entendit une musique enchanteresse qui réveilla un vague souvenir dans sa mémoire. Il se dirigea vers cette musique et découvrit une jeune fille, assise par terre, contre un mur, qui jouait doucement du luth. En l'entendant arriver, elle leva la tête.
- Le prince !
Effrayée, elle se redressa et s'enfuit en courant. Romulf la vit se diriger vers le cimetière. Il allait s'élancer derrière elle pour la prévenir du danger, mais il s'arrêta net quand il s'aperçut que les zombies se disposaient comme pour la protéger. Il en fut sidéré. Mais il n'eut pas vraiment le temps de s'attarder sur ce sujet, car il devait rentrer au plus vite au palais pour accueillir ses invités. Quelle mouche l'avait donc piqué pour qu'une idée aussi saugrenue lui vienne à l'esprit ? Comme s'il avait quelque chose à faire de Mordr et de sa fille !
Mordr et Liriana ne le firent pas longtemps attendre. Le roi de Reliane était semblable à lui-même : gros, la moustache noire agressive, les petits yeux perçants. Sa fille était ravissante, mince, avec de longs cheveux châtains tressés et de grands yeux marron. Romulf les accueillit chaleureusement et leur offrit tout ce qu'ils pouvaient souhaiter. Mais à la nuit tombée, il ressortit du palais et se dirigea vers le cimetière. La jeune fille était là, jouant doucement du luth et chantant en même temps. Les zombies et les fantômes qui hantaient le cimetière étaient réunis autour d'elle, semblant sensibles à sa musique. Romulf tendit l'oreille et écouta les paroles que la voix suave fredonnait :
- Au milieu des tombes du cimetière,
Vous vous dressez, mes amis,
Immortels comme la pierre,
Morts-vivants, pauvres zombies,
Ou âmes errantes, pâles fantômes.
Hélas ! Quels tourments vivez-vous
En entendant tous ces psaumes
Qui ici résonnent partout ?
Ô mes amis, grande est la douleur
Qui glace mes mains, fait pleurer mes yeux
Et étreint violemment mon coeur !
Demain nous serons sous d'autres cieux,
Mais que pourrais-je faire pour vous aider ?
Vous qui n'êtes pas du même monde,
Vous savez si bien me consoler
Quand me torture mon âme vagabonde !
La tsigane arrêta de chanter et joua une musique très douce, que ses étranges spectateurs écoutèrent avec beaucoup d'attention. Romulf en avait le coeur presque retourné de voir cette pure jeune fille au milieu des zombies et fantômes. La musique changea de rythme et Romulf eut l'impression d'avoir déjà entendu cette mélodie. La jeune gitane recommença à chanter.
- Ecoute, écoute ma voix !
Laisse-toi guider par elle.
Ferme les yeux et écoute-moi :
Les morts d'amour sont immortels.
Ecoute et laisse-toi dériver
Le long des rivages éternels.
Ecoute et crois en ma vérité :
Les morts d'amour sont immortels.
Si sur toi s'abat le malheur,
Ecoute et crois en mon appel ;
Je pleurerais cette heure où tu meurs,
Mais les morts d'amour sont immortels.
Si avant toi j'atteins le chaos,
Aie confiance en cette étincelle :
Pour te sauver, je sortirai de mon tombeau,
Car les morts d'amour sont immortels.
Si jamais tu entends un gospel
Chanté par un jeune ménestrel,
Ne crois pas au surnaturel
Mais plutôt que les morts d'amour sont immortels.
Je serais revenue d'où j'étais partie
Et c'est moi qui fredonnerais ce chant irréel.
Ne t'avais-je donc pas dit
Que les morts d'amour étaient immortels ?
La jeune fille regarda les créatures qui se groupaient autour d'elle.
- Allez, dit-elle doucement. Laissez-moi dormir maintenant.
Les zombies se relevèrent péniblement et partirent patrouiller dans le cimetière, tandis que les fantômes allèrent errer comme âmes en peine dans les ruines.
Shakou était retourné dans son royaume régler les affaires les plus urgentes et confier le gouvernement à Hirkel, un homme dévoué à feu son père. Le jeune prince n'avait que dix-neuf ans, mais tout le monde s'accordait à dire qu'il était d'une grande sagesse.
- Prince, dit timidement Hirkel, il y a ici un ambassadeur du gouverneur de la province de Volkrane ; il vient demander la main de la princesse Griffe.
- Envoyez cet homme à tous les diables ! répondit Shakou dans un grognement. Ma soeur épouser le gouverneur de la plus petite île de Palonar ? Mais il n'y pense pas ! Je suis en train d'arranger un mariage avec un prince. Alors un gouverneur... Et les sentiments de Griffe, qu'en fait-il ? Il croit peut-être que je vais lui forcer la main afin de garantir la paix ? Eh bien, il se trompe ! Non, mais pour qui se prend-il ?
- A ce propos, je me permets de vous demander des nouvelles de la princesse Griffe, que je ne vois pas avec vous.
- Elle est restée à Palonar, mentit Shakou. Elle s'entend fort bien avec la princesse Sharantyr. Maintenant, mon cher Hirkel, je vais vous laisser. Je reprends la mer. Pour tous ceux qui vous demanderaient où nous sommes, répondez que nous séjournons à Palonar. Lorky saura quoi faire. A bientôt !
Il partit d'un bon pas, après avoir remis sa tenue de cour entre les mains d'une femme de chambre éberluée. Hugo, le capitaine, accueillit Shakou avec un sourire radieux. Il adorait le jeune prince, dont il avait été le compagnon de jeu, et il était ravi de reprendre la mer. Le Griffe de Vitruve s'éloigna du port. Vers le soir, il mouillait au port d'Unak, soigneusement caché, car Romulf n'était pas un grand ami du corsaire Shakou. Le jeune homme se mit aux aguets et attendit son heure.
La jeune tsigane, Rose Noire, se leva de bonne heure et se rendit selon son habitude sur la grande place de la capitale. Les habitants lui faisaient de grands signes joyeux, car elle était très aimée. Elle portait avec grâce sa large robe rouge et sa peau légèrement mate était mise en valeur par la couleur et la texture même du tissu. Elle se rendit compte alors que ce n'était pas le royaume qu'elle n'aimait pas, mais son prince. Sa gaieté tomba dès qu'elle le vit. Car il était là, parmi les passants, incognito, son peuple le voyant peu et ne le connaissant donc pas. Elle-même ne se souvenait pas d'où elle le reconnaissait. Elle se mit à danser, subjuguant comme toujours ceux qui la regardaient. Sa robe tourbillonnant autour d'elle, elle ressemblait à une flamme vivante, fascinante et attirante.
Mais personne n'aurait osé porter la main sur elle, car tous se souvenaient du sort qu'avaient subi ceux qui avaient essayé de l'ennuyer : un grand jeune homme était arrivé au secours de la jeune gitane et tous avaient reconnu le corsaire Shakou, redresseur de torts de l'Océan de Palonar. Il n'avait fait ni une ni deux, il avait envoyé son poing dans la figure de celui qui avait tenté d'abuser de Rose Noire. L'homme ainsi traité avait bien essayé de riposter, mais l'équipage du Griffe de Vitruve était venu prêter main-forte à son commandant. Devant ces dix hommes déterminés et plutôt musclés, l'adversaire avait préféré battre en retraite. Depuis, on réfléchissait à deux fois avant de s'attaquer à Rose Noire. Bien sûr, il suffisait d'attendre que le corsaire partît, mais on ne savait jamais quand il était là, car il savait merveilleusement camoufler son navire aux yeux des curieux. De plus, la rumeur courait que la ville regorgeait d'espions à sa solde. Il était vrai que Shakou n'était pas le bienvenu ici : le prince Romulf avait récemment fait mettre sa tête à prix, mais personne n'osait lever la main sur lui, car nombreux étaient ses partisans. Il faisait figure de héros et plus d'un prenait le relais pour protéger Rose Noire à sa place quand il était parti.
La jeune fille, en repensant à tout cela, comprit la raison de sa haine envers le prince : Shakou était son ami et elle ne pouvait pas supporter qu'on le traitât en paria. Sa fureur augmenta en sachant que Romulf l'observait et elle dansa encore plus merveilleusement, tournoyant si vite qu'on ne distinguait plus qu'un éclair, les chevilles souples, la taille flexible, les bras semblant désarticulés. Elle dansait comme elle n'avait jamais dansé, l'écharpe dorée à sa taille voltigeant autour d'elle. Elle y mettait tout son coeur, comme pour défier Romulf qui ne pouvait plus la quitter des yeux. Elle finit par s'effondrer à terre, à genoux, la taille ployée en arrière, les cheveux touchant le sol. Elle se redressa d'un bond, les yeux brillants de malice, fit une pirouette, prit son luth et s'en alla en musique.
Le soir, Romulf voyait encore flotter devant ses yeux l'image de Rose Noire. Il fallait qu'elle lui appartienne ! Il resta avec ses invités aussi longtemps qu'il le fallut, rongeant son frein. Mais vers minuit, enfin libre, il se glissa hors de son palais. Shakou, de son bateau, l'avait vu et il sourit. C'était à lui d'agir !
Romulf courut tout d'une traite jusqu'au cimetière. Rose Noire était là, au milieu des zombies et des fantômes qui veillaient sur son sommeil. Il s'avança précautionneusement pour ne pas donner l'alerte. Mais un zombie se dressa devant lui, menaçant. Il savait qu'il n'avait aucune chance de le tuer, puisqu'il était déjà mort, mais il dégaina son épée. Son adversaire n'avait aucune arme, mais il poussa un cri à fendre l'âme avant de se ruer à l'attaque. Rose Noire se redressa immédiatement. Tout semblait calme autour, mais elle était sûre d'avoir entendu un bruit. Elle fit entendre un sifflement modulé, auquel un fantôme et un zombie réagirent aussitôt. Ils envoyèrent tous leurs congénères patrouiller avec plus d'intensité. Romulf allait avoir des ennuis ! La jeune gitane repéra les deux silhouettes qui se battaient et son coeur se serra quand elle entendit le zombie agressé réitérer son cri. Elle courut vers eux, rassemblant tous ses étranges gardes du corps autour d'elle en un seul appel.
- Arrêtez ! Arrêtez, vous allez lui faire mal !
Romulf frappa le zombie au thorax et Rose Noire se jeta entre eux. Le jeune prince rengaina son épée ; il n'avait plus rien d'autre à faire maintenant qu'il était cerné. La jeune fille le désigna du doigt, attendit que les zombies l'entourassent et se tourna vers celui qu'il avait attaqué. Elle essuya tendrement le liquide rosâtre qui suintait des blessures du zombie qui la remercia en lui murmurant quelque chose à l'oreille. Elle se tourna avec colère vers Romulf.
- Pour quelle raison avez-vous attaqué ce pauvre zombie innocent ?
- Mais je ne faisais que me défendre !
- Il ne vous aurait jamais fait de mal ! D'ailleurs, que faites-vous ici à cette heure tardive ? Est-ce un lieu pour une promenade princière ?
Romulf fut flatté de ce qu'elle l'ait reconnu.
- Que voulez-vous, prince ?
- Vous.
La jeune tsigane le regarda avec surprise.
- Moi ?
- Vous. Cela peut paraître étrange, mais c'est ainsi. Je veux que vous m'accompagniez au palais.
- Vous n'avez pas osé au grand jour, sous les yeux de votre peuple, alors vous venez m'enlever à la nuit tombée, quand je suis seule et sans défense ! Vous êtes un lâche, prince.
- Sans défense ! Compteriez-vous les zombies pour quantité négligeable ?
- Les zombies ! éclata la jeune fille. Mais ils sont si pacifiques qu'ils sont bien incapables de me défendre ! Ashteyos ! Laisse le prince tranquille ! Il n'est pas digne de ton intérêt !
Romulf se retourna et vit un petit fantôme qui le regardait avec un air tout contrit.
- Je ne veux pas vous suivre, prince. Rentrez au palais sans moi.
- Ne m'obligez pas à en venir à des extrémités regrettables.
Il dégaina son épée. Les zombies firent un pas vers lui, l'air féroce. Romulf songea avec une pointe d'humour qu'ils étaient "pacifiques". Le zombie que la jeune fille avait soigné la souleva dans ses bras et s'éloigna du groupe, pour la protéger. Romulf se jeta à leur poursuite.
- Rivalen ! cria Rose Noire. Arrêtez tout ! Rivalen, dépose-moi à terre !
Le zombie obéit. Le prince attrapa la jeune fille par le poignet ; aussitôt deux zombies l'attaquèrent. Romulf agita son épée et Rose Noire s'interposa entre les combattants.
- Très bien, prince, vous avez gagné. Je ne tolérerai pas que vous fassiez du mal à mes amis et je suppose que le seul moyen pour l'éviter est de vous suivre.
- C'est exact. Ne perdons pas de temps, voulez-vous.
Rose Noire se retourna et déposa un léger baiser sur la joue du zombie qu'elle avait appelé Rivalen. Romulf eut un frémissement d'horreur ; les zombies étaient les morts-vivants les plus terrifiants et généralement personne ne pouvait les voir sans réprimer sa peur.
- Attendez-moi et n'ennuyez pas les passants pendant mon absence, recommanda-t-elle.
Elle se détourna d'eux et suivit docilement le prince.
Shakou, sitôt le départ de Romulf, avait quitté son bateau après avoir donné ses ordres à Hugo, son capitaine, puis s'était dirigé vers le château. Maintenant, il se trouvait au pied de la muraille et au-dessus de sa tête brillait une lumière. Il sourit dans l'ombre et entreprit d'escalader le mur. Celui-ci paraissait très lisse et pourtant Shakou trouvait rapidement ses appuis, progressant à une vitesse extraordinaire. La lumière brillait toujours, comme pour le guider dans sa montée. Il atteignit enfin la fenêtre illuminée. En bas, Hugo sourit et commença à exécuter les ordres que Shakou lui avait donnés. Le corsaire jeta un coup d'oeil dans la chambre et, y voyant sans doute ce qu'il voulait, il poussa doucement le battant. La jeune fille qui se trouvait à l'intérieur retint un cri en voyant un homme inconnu nonchalamment assis sur le rebord de sa fenêtre. Elle se leva et recula, effrayée. Shakou bondit souplement à l'intérieur et repoussa le battant.
- Bonjour, princesse Liriana, dit-il poliment.
- Qui êtes-vous ? murmura la princesse, les lèvres blanches.
- Le corsaire Shakou, pour vous servir.
Il s'approcha de la jeune fille. Celle-ci recula de quelques pas et fit :
- N'avancez plus ou je vais crier !
- Allons, princesse ! Pas de ce petit jeu entre nous ! Je sais, aussi bien que vous, que vous n'appellerez pas. Du moins, pas avant de savoir pourquoi je suis entré chez vous par la fenêtre.
Liriana dut s'avouer qu'il avait raison.
- Soit, fit-elle, ses grands yeux marron virant au noir. Alors dites-le-moi, que je puisse être délivrée de votre présence.
Shakou rit et l'éclat de ses dents blanches illumina son sourire. Il tendit la main vers la jeune fille et celle-ci, comme attirée, vint vers lui. Le jeune corsaire pouvait presque la toucher, mais il ne bougeait pas ; il la laissait venir. Quand elle fut pratiquement contre lui, il baissa les yeux vers elle et dit doucement :
- Vous êtes témoin que c'est vous qui voulez me suivre.
- Oui. Je vous suis, répondit-elle, comme hypnotisée.
Shakou sourit de nouveau et rouvrit le battant. Liriana eut un geste de recul, mais le jeune homme la prit par la taille, grimpa sur le rebord de la fenêtre et se jeta dans le vide. Pour prévenir le cri qu'il sentait monter aux lèvres de la princesse, il l'embrassa. Hugo avait bien exécuté ses ordres et le mât principal du Griffe de Vitruve se trouvait à portée de la main. Shakou l'attrapa de justesse et, à la force des poignets, laissant la princesse s'accrocher à son cou, il redescendit le mât. Hugo l'attendait en bas et ses yeux brillèrent de fierté en voyant la jeune fille.
- Bravo, Shakou, murmura-t-il.
Le jeune corsaire fit un signe d'acquiescement ; Hugo était le seul à avoir le droit de l'appeler par son prénom, car il avait été son compagnon de jeu et une amitié solide s'était nouée entre les deux jeunes hommes. Liriana ne quittait pas Shakou des yeux et Hugo en fit la remarque.
- Oui, je sais. On pourrait presque croire que j'ai un deuxième pouvoir, celui d'attirer les jolies jeunes filles ! fit Shakou en éclatant de rire.
Le Griffe de Vitruve s'éloigna vers le large. Les dés étaient jetés.
Le lendemain matin, Mordr entra dans une fureur terrible.
- Vous êtes un incapable, prince Romulf ! Vous nous invitez en prétendant que votre royaume est le plus sûr de Palonar et vous laissez un hors-la-loi enlever ma fille sous votre nez ! Ma pauvre Liriana ! Comment se fait-il que ce corsaire de malheur n'ait pas encore été pendu sur la grande place ? Vous l'avez mis au ban de la société, mais vous le laissez libre comme l'air ! Comment savez-vous d'ailleurs que c'est lui ?
Romulf eut un peu de mal à comprendre toutes les paroles de Mordr. Il était vrai que le roi de Reliane, quand il était en colère, avait des idées assez décousues. Après un moment de réflexion, il répondit :
- Il y avait un monyure phosphorescent apposé sur le rebord de la fenêtre de la chambre.
- Et alors ? rétorqua Mordr, hargneux.
- Le monyure, emblème du royaume de Vitruve, est aussi celui du corsaire Shakou. Cet homme est de Vitruve.
- Portez plainte auprès du roi de Vitruve !
- Hum ! Le roi de Vitruve et moi-même ne sommes pas en très bons termes.
Mordr se redressa, rouge de colère.
- C'est la guerre ! Je retourne à Reliane ! Si ma fille n'est pas retrouvée d'ici mon retour avec mon armée, je vous attaque et ce sera une guerre sans merci !
Il quitta le palais d'Unak avec une dignité offusquée.
Romulf soupira et alla voir Rose Noire qui se morfondait dans la plus belle suite du château, la suite des fleurs. La jeune gitane ne lui jeta qu'un coup d'oeil de mépris quand il entra.
- Ah, Rose Noire ! Ne vous y mettez pas aussi ! Je viens d'essuyer la colère de Mordr et j'aimerais trouver un peu de compréhension quelque part.
- Pourquoi le roi de Reliane était-il donc en colère ?
- Sa fille, la princesse Liriana, a été enlevée par le corsaire Shakou.
Les yeux gris de Rose Noire brillèrent de joie et Romulf se souvint, mais un peu tard, que Shakou était le défenseur attitré de la jeune gitane.
- Evidemment, cela vous amuse, fit-il avec mauvaise humeur.
- Si vous ne l'aviez pas mis hors-la-loi, aussi..., répondit-elle avec malice. Il a cherché à se venger, c'est tout. Il doit bien vous connaître, parce qu'il a attendu que vous m'enleviez pour faire son coup.
- Par Sorcerak ! C'est donc pour cela ! Pour me punir d'avoir enlevé une gitane dans la rue, il va déclencher une guerre entre deux royaumes ! Mais il est fou !
- Non. Simplement, il ne sait pas trouver le juste milieu ; pour lui, c'est tout ou rien. Vous avez cumulé les injustices à son égard, il vous rend la pareille.
- Allez-y, continuez à m'accabler ! Dites-moi que vous l'aimez, ce sera aussi radical !
Rose Noire éclata de rire.
- Mais je ne l'aime pas ! C'est mon ami, c'est tout ! Allons, prince, c'est ridicule d'être jaloux d'une fille des rues !
- Et si j'ai envie de l'être, moi ?
- Quand me rendez-vous ma liberté ? demanda Rose Noire.
Romulf la regarda avec surprise, puis haussa tristement les épaules avant de quitter la suite aux fleurs.
Shakou naviguait tranquillement sur l'Océan de Palonar. Il était à la barre, tandis que Hugo s'occupait de la route qu'ils suivaient. Même si Shakou n'aimait rien tant mieux qu'errer sans but sur la mer, il valait mieux savoir où les vents le menaient, car il n'était pas à l'abri d'écueils ! Liriana était accoudée au bastingage, les yeux perdus dans le vague. Ses longs cheveux châtains dénoués pendaient dans le vide. Hugo s'approcha d'elle et lui montra le ciel.
- Ne regardez jamais en bas ; toujours le haut.
Liriana vit les lourds nuages noirs qui s'entassaient au-dessus de sa tête.
- Et alors ?
- Et alors, si vous aviez levé la tête plus tôt, vous auriez remarqué qu'une tempête arrivait sur nous et vous seriez rentrée dans la cabine.
- Croyez-vous que j'aie accepté de le suivre pour me cacher dès le premier danger ?
- Hey, Shakou ! Je ne sais pas ce que tu lui as fait ! Es-tu vraiment sûr que tu n'as pas de deuxième pouvoir ? Dans ce cas, tu serais au-dessus d'un magicien !
- Désolé, Hugo ! Mais si j'en avais un deuxième de ce genre, je le saurais depuis longtemps ! Tu n'as pas compris, c'est mon charme naturel qui agit !
Les hommes d'équipage éclatèrent de rire.
- Dis tout de suite que j'en suis dépourvu ! rétorqua Hugo en souriant.
- Tu le dis très bien tout seul, je ne vois pas pourquoi je renchérirais !
Shakou lâcha la barre, aussitôt récupérée par un marin et vint prendre Liriana par le coude.
- Princesse, vous allez me faire le plaisir de rentrer dans la cabine.
- Non. Je veux être à côté de vous dans le danger.
- Oui, mais moi, j'aurais l'esprit plus libre en vous sachant en sécurité. Je vous ai enlevée à votre père, mais je n'ai pas l'intention de lui rendre un cadavre.
Elle le regarda de ses grands yeux marron insondables.
- Très bien, céda-t-elle.
Elle fit demi-tour et rentra dans la cabine. Hugo hocha la tête en souriant. Shakou lui mit la main sur le bras.
- Allons-y, Hugo. La tempête risque d'être rude. Ferme la porte à clef, qu'elle ne puisse pas sortir.
Le jeune capitaine obéit et tendit la clef à Shakou qui la suspendit à un cordon autour de son cou.
- Timonier, je te conseille de mettre une solide corde à proximité de la barre si tu ne veux pas être emporté quand la tempête se déclarera !
Les marins s'activèrent. Ils remontèrent les voiles, pour offrir le moins de prises possibles au vent. Devant l'air soucieux de Shakou, Hugo tenta de le rassurer.
- Allons, le Griffe de Vitruve en a vu bien d'autres !
- Je sais, mais celle qui se prépare risque d'être d'une ampleur rarement atteinte.
- Et tu penses qu'elle est peut-être d'origine magique ?
- Romulf et Mordr ont une dent contre nous. Je sais que ce n'est pas Romulf, car ce n'est pas son pouvoir, mais Mordr...
- Eh ! On a sa fille sous la main, on n'a qu'à lui demander !
- Princesse ! Quel est le pouvoir de votre père ? cria Shakou à travers la porte pour dominer le bruit du vent qui commençait à se déchaîner.
- Il passe à travers les murailles ! répondit Liriana, blottie au fond de la cabine.
- Tiens ! C'est utile, comme pouvoir !
La première goutte de pluie s'écrasa sur le pont et un torrent se déversa du ciel.
La nuit était tombée. Rose Noire était assise au milieu de sa chambre, ses yeux gris errant sur les motifs floraux qui ornaient les murs. Sur la table, un bouquet de roses blanches avait été déposé. La jeune fille tendit la main vers son luth, mais arrêta son geste avant de l'avoir achevé. Elle avait entendu un glissement tout près d'elle. Un sourire vint flotter sur ses lèvres. Elle ferma les yeux et sentit qu'une ombre s'approchait timidement.
- Viens, fantôme, murmura-t-elle. N'aie pas peur !
Elle releva lentement les paupières et vit le fantôme diaphane d'une jolie jeune fille.
- Bonjour, je m'appelle Rose Noire. Et toi ?
Le fantôme chuchota :
- Idrisiyya.
- Qui es-tu ?
- La soeur de Romulf. J'ai été assassinée par le meurtrier de mes parents.
- Comment cela se fait-il que Romulf n'ait pas été tué aussi ?
- Parce qu'il a créé des centaines de créatures pour se défendre. Il a essayé de me porter secours, mais les meurtriers ont été plus rapides.
- Qu'est-il advenu des assassins ?
- Les créatures de Romulf les ont tués. Maintenant, mon frère ne veut plus me voir. Il dit que je n'existe plus et qu'il n'a jamais eu de soeur.
- Un sort d'oubli ? suggéra Rose Noire.
- Un sort d'oubli ne l'empêcherait pas de me voir. Je sais qu'il m'entend, mais il ne me voit pas.
- C'est étrange.
- Il a beaucoup changé. Avant, il n'aurait jamais gardé quelqu'un enfermé dans une chambre ainsi qu'il le fait avec toi. Enfin, si, il l'a fait une fois, récemment.
- Depuis quand a-t-il changé ?
- En fait, je ne sais pas trop. J'avais perdu la mémoire et je ne me souviens de lui que depuis deux mois. Il a changé. Romulf était très sensible. Il n'aurait jamais emprisonné quelqu'un dans ses cachots, ni laissé un roi lui déclarer la guerre.
- Comment cela ?
- Mordr a fait très vite : il est aux portes du royaume et il réclame sa fille. Romulf est content, car il a une monnaie d'échange, mais je ne sais pas ce que c'est.
- Dis, Idrisiyya, demanda Rose Noire, prise d'une inspiration subite, maintenant qu'il fait nuit noire, pourrais-tu aller jusqu'au cimetière et amener ici Rivalen et ses zombies, ainsi qu'Erzéron et ses fantômes ?
- Euh... oui, c'est possible.
- Alors, fais vite, je t'en prie ! Fais-leur ouvrir les portes et guide-les jusqu'ici !
Idrisiyya hocha la tête et disparut.
Dans la tempête qui faisait rage, Shakou avait remplacé le timonier et s'était attaché à la barre. Il essayait de toutes ses forces d'éloigner le bateau de la côte, qui était très déchiquetée à cet endroit et bordée d'écueils mortels. Hugo hurlait ses ordres aux deux hommes qui restaient dans la tourmente. Les autres étaient dans la cale et venaient affronter le mauvais temps chacun à leur tour. Seuls Hugo et Shakou restaient sans cesse sur le pont. Le vent soufflait avec rage et le ciel semblait contenir des réserves illimitées d'eau. Les nuages noirs se confondaient maintenant avec la nuit. Les deux jeunes hommes étaient trempés et ne voyaient pratiquement plus rien, mais ils continuaient bravement. Le Griffe de Vitruve tanguait dangereusement sur l'océan déchaîné. Les vagues gigantesques venaient retomber sur le pont, emportant tout sur leur passage. Hugo faillit se faire ainsi emporter par une lame de fond, mais il était à proximité de Shakou qui, bloquant la barre avec sa hanche, attrapa son ami de justesse.
- Attache-toi, si tu ne veux pas être emporté, hurla-t-il.
Mais Hugo n'écouta pas le conseil et se porta au secours d'un des ses hommes sur qui venait de tomber une partie de mât. Il souleva le poteau avec l'aide du deuxième homme et le marin prisonnier rampa péniblement un peu plus loin. Hugo lâcha le mât et retint l'homme qui allait glisser par-dessus bord.
- Retourne à l'intérieur et reste au sec. Toi aussi, d'ailleurs, ajouta-t-il à l'adresse de l'autre marin. Le commandant et moi allons nous débrouiller seuls.
- Non, capitaine. Le roi nous en aurait voulu à mort de laisser ainsi notre jeune prince exposé au danger.
Hugo sourit. La fidélité de ces hommes à la mémoire du roi défunt était extraordinaire : ils craignaient davantage la colère du mort que la tourmente !
- Allez, vous dis-je. Le commandant est le meilleur marin de nous tous et si un seul doit s'en sortir, croyez-moi, ce sera lui !
- Cela fait des heures qu'il lutte !
- Il luttera encore plus longtemps si vous me retenez. Nous allons nous relayer. Il n'y a plus rien à faire, maintenant. Ceux qui resteront ici malgré mes ordres auront toutes les chances d'être emportés par-dessus bord ou écrasés par un mât. Allez à l'abri.
Les marins finirent par obéir, mais à contrecoeur. Hugo alla rejoindre Shakou.
- Tout le monde est au sec. Il ne reste plus que nous.
- Prends la barre un instant, je vais aller voir comment se porte notre invitée.
Shakou dénoua en un tour de main la corde qui le retenait à la barre et y attacha Hugo avant de partir vers la cabine. Le jeune capitaine eut un sourire admiratif : même dans la tourmente, Shakou marchait droit et avec aisance. Le corsaire prit la clef qui pendait à son cou et ouvrit la porte de la cabine, qu'il referma avec précipitation derrière lui. Liriana était assise sur la couchette, livide. En voyant entrer Shakou, dégoulinant, les cheveux collés sur la tête par l'eau, elle eut un cri étouffé, mais le sourire éblouissant du jeune homme eut tôt fait de la rassurer.
- Où sommes-nous ?
- Aucune idée. On n'y voit pas à deux mètres. Je navigue à l'aveuglette depuis le début de la tempête. Mais nous ne devrions plus être très loin des côtes de Vitruve si mes calculs sont justes. Sinon, vous allez bien ?
- Si on veut. De toute façon, je ne demande pas à être privilégiée.
- La tempête finira bien par se calmer.
- Vous ne pourrez pas tenir longtemps comme cela ! Vous êtes dans la tourmente depuis des heures !
Shakou haussa les épaules et fit demi-tour. Il referma soigneusement la porte derrière lui et tourna la clef dans la serrure. Quand il revint près de Hugo, celui-ci lui hurla :
- Ce n'est pas très prudent de la laisser enfermée !
Shakou détachait son ami quand, levant la tête, la nuit un instant déchirée, il aperçut les côtes juste devant lui. Le vent les y poussait à grande vitesse et l'océan démonté semblait intensifier son effort. Il arracha le cordon de son cou.
- Va la chercher et fais remonter les hommes de la cale !
Il prit la barre et s'opposa de toute sa force aux éléments en furie. Il tentait de redresser le bateau, mais sentait bien que ses efforts ne servaient pas à grand-chose. Il fouillait inlassablement la nuit du regard, essayant de voir où il allait, pour éviter les écueils. Il connaissait la côte par coeur et il en était beaucoup plus près qu'il n'aurait dû l'être. Il n'avait même pas pris le temps de s'attacher à la barre et les vagues déchaînées se ruaient sur lui comme si leur but avoué était de le faire passer par-dessus bord. La solitude dans cette tempête infernale était insoutenable. Le ciel se déchira et un roulement de tonnerre se fit entendre juste au-dessus de sa tête. L'orage s'en mêlait ! Enfin, Hugo et tous les autres revinrent. Liriana s'approcha de Shakou.
- Savez-vous où nous allons ?
- J'essaie surtout de maintenir le cap ! hurla le jeune corsaire.
Soudain, une lumière transperça les ténèbres devant lui, déchirant le voile d'ombre qui lui cachait les pièges.
- Que...
- C'est mon pouvoir, fit Liriana. Je le mets à votre service, s'il peut vous aider.
- Hugo ! appela Shakou sans même la remercier. Rappelle-toi ta promesse et explique aux autres ce qu'ils doivent faire.
Le jeune capitaine hocha la tête et rassembla ses hommes.
- Nous allons nous échouer, dit-il sans préambule. Je compte sur vous pour honorer la parole que vous avez donnée au commandant : vous irez directement au château, sans vous retourner, ni vous occuper de nous. Prévenez Hirkel et revenez avec des renforts sauver le bateau.
Les rudes marins acquiescèrent, malgré la douleur qui leur serrait la poitrine à l'idée d'abandonner leur capitaine et leur prince. Shakou luttait toujours contre les éléments, aveuglé par les torrents d'eau, sans cesse déséquilibré par les vagues géantes. Mais il savait que son combat était perdu d'avance.
- Préparez-vous, compagnons ! La côte vient à nous !
Une vague plus haute que toutes les autres se dressa devant eux et s'abattit sur le Griffe de Vitruve.
- Adieu, compagnons ! hurla Shakou avant de disparaître.
- Adieu, prince ! répondirent ses marins.
Liriana, qui allait être emportée, sentit une poigne de fer l'attraper par le bras. Tout sombra dans le néant.
Les hommes de Romulf, partis examiner les côtes en s'éclairant de lumières magiques, faisaient grise mine. La tempête faisait rage autour d'eux. Bien sûr, le corsaire Shakou ne tiendrait pas longtemps sur une mer aussi démontée, mais ce n'était pas une raison pour les envoyer par une nuit pareille à la recherche des cadavres qu'ils ne manqueraient pas de trouver. Enfin, à la limite des frontières de Vitruve, ils découvrirent les corps d'une jeune fille et d'un homme, main dans la main. Ils respiraient encore. Plus loin, le corps d'un autre jeune homme, mais il ne lui restait plus un souffle de vie. Ils ne trouvèrent rien d'autre. Le Griffe de Vitruve était là, échoué, mais des marins, plus aucune trace. Même le sol ne révélait rien : la nuit était trop noire et les rochers dont il était composé ne gardaient pas souvenir de ceux qui étaient passés. Le corps du second jeune homme fut bousculé par une vague, mais les hommes de Romulf ne s'en occupèrent pas.
- Laissez-le ici, trancha le chef. Les charognards s'en chargeront.
Shakou, que les hommes emmenaient prisonnier avec Liriana, ouvrit un instant les yeux, tourna avec difficulté la tête et reconnut la côte.
- Nous sommes encore au royaume d'Unak ! murmura-t-il, surpris.
Il reperdit conscience.
Quand les hommes se furent suffisamment éloignés, le second jeune homme releva les paupières sur des yeux légèrement brumeux.
- Eh bien ! grogna-t-il. J'ai connu le prince Romulf plus respectueux des morts !
Hugo - car c'était lui - se releva péniblement et pataugea dans le noir jusqu'à atteindre le Griffe de Vitruve, où il examina sommairement les dégâts. Il grimpa à bord du bateau et s'endormit dans la cabine en attendant que le jour se lève. La transe de l'ombre, qu'il venait d'utiliser pour tromper les hommes de Romulf, ne reposait pas du tout : il fallait avoir l'habitude de maintenir sa concentration, car elle donnait tous les signes extérieurs de la mort et personne ne pouvait détecter la supercherie.
Romulf entra en coup de vent dans la chambre de Rose Noire. Celle-ci sursauta. Idrisiyya l'avait quittée depuis plus d'une heure et elle n'était toujours pas revenue.
- Rose Noire, je vais gagner sur tous les plans ! annonça le prince. Ce vieux roi décrépi sera obligé de me faire ses excuses s'il ne veut pas que la tête de sa fille soit coupée en même temps que celle de ce corsaire de malheur !
La jeune fille bondit d'indignation.
- Et c'est en m'annonçant de pareilles nouvelles que vous comptez gagner mon coeur ?
- Je me moque de votre coeur ! ricana Romulf.
Rose Noire recula, effrayée. Elle n'aimait pas le prince pour des raisons personnelles, mais il avait toujours eu une réputation d'homme honnête, loyal et soucieux du bonheur de ses sujets. Or l'homme qui se dressait devant elle était cynique, cruel et égoïste. Romulf avançait et elle reculait toujours, jusqu'à ce que ses épaules touchassent le mur ; à ce moment, elle se sentit perdue. Son seul regain d'énergie était que le prisonnier dont lui avait parlé Idrisiyya était peut-être Shakou ; il fallait qu'elle le délivrât avant qu'il n'ait la tête tranchée ! Romulf la bloquait et elle était aussi prisonnière que le jeune corsaire. Soudain, la porte s'ouvrit sous une poussée vigoureuse et Rivalen empoigna le prince par le col de sa tunique, le soulevant de terre. Rivalen n'était pas un mort-vivant ordinaire ; d'abord, il était relativement jeune : un an d'âge zombie ; de plus, être semi-vivant était son pouvoir, c'est-à-dire qu'une fois mort, il s'était de lui-même transformé en zombie, mais il avait gardé toutes ses caractéristiques d'homme. Il n'avait pas le cerveau désagrégé comme la plupart des autres zombies, mais il était exactement comme un homme d'une trentaine d'années, sauf qu'il était mort. Et de son vivant, Rivalen avait été un fameux combattant à mains nues ; le prince Romulf n'avait qu'à bien se tenir ! Profitant de l'inattention du prince, Rose Noire déboucla la ceinture supportant l'épée et la jeta par la fenêtre ; il était désarmé ! Le laissant alors à la garde des zombies et des fantômes, elle descendit dans les sous-sols. Devant la longue série de cachots bordant les couloirs humides, elle ne put retenir un frisson.
Shakou avait repris conscience alors que ses gardiens arrivaient aux portes du château d'Unak. Il se redressa immédiatement et souleva Liriana dans ses bras. La jeune fille avait les yeux toujours clos, le teint livide. Les gardes le laissèrent faire, mais le surveillèrent de plus près. Il ne fut même pas mis en présence du prince Romulf, mais directement conduit au cachot. Devant la saleté du lieu, il s'arrêta net devant la porte, refusant d'entrer.
- Allez chercher une couverture, dit-il d'une voix qui n'admettait pas de réplique. Vous rendez-vous compte que vous allez loger une princesse dans ce trou puant et grouillant de vermine ?
Les gardes haussèrent les épaules d'un air désabusé : ce n'était pas leur affaire. Néanmoins, l'un d'eux alla chercher une couverture qu'il étendit dans un coin. Shakou accepta alors d'entrer et déposa Liriana sur la couverture. Quant à lui, il s'appuya contre un mur suintant d'humidité ; de toute façon, son manteau était déjà trempé. Il réfléchit en attendant que la jeune fille reprît conscience. Sous ses yeux indifférents, les rats couraient, passaient sur ses bottes, mais dès qu'ils faisaient mine de s'approcher de la couverture, il les repoussait du bout du pied. Enfin, Liriana revint à elle, mais ce fut dans un cri d'angoisse. En voyant Shakou, elle tendit les mains vers lui d'un air implorant. Le jeune homme s'agenouilla à côté d'elle et lui mit une main apaisante sur l'épaule.
- Allons, princesse, la tempête est finie ; vous avez été très courageuse.
Il lui parlait comme à une enfant ; bien sûr, elle était jeune, environ dix-sept ans, mais la peur semblait lui ôter ses facultés. Tout à coup, il la retrouva blottie dans ses bras ; elle tremblait de froid, car sa robe était traversée. Il la serra dans ses bras pour lui communiquer sa chaleur. Il caressa les longs cheveux mouillés et elle leva son petit visage pâle vers lui. Il effleura le doux profil de sa main brune et lui appuya doucement la tête sur son épaule. Elle s'endormit tout contre lui et il ne bougea plus de peur de la réveiller ; la nuit avait été rude pour elle aussi. Soudain, il comprit pourquoi ils n'étaient qu'à la frontière de Vitruve quand ils s'étaient échoués.
- Par Sorcerak ! s'exclama-t-il à mi-voix. Mais je suis stupide...
- Que se passe-t-il ? demanda Liriana qui s'était réveillée.
- Je viens de trouver la raison pour laquelle nous n'étions pas à l'endroit prévu au moment où le Griffe de Vitruve a perdu le combat contre les éléments.
Liriana se dégagea et lança avec fureur :
- Et vous croyez que c'est utile de le savoir, alors que nous sommes enfermés dans un cachot ? Vous ne pouvez pas réfléchir à quelque chose de plus constructif ?
- Non, mais je peux m'y mettre, si vous voulez. Avez-vous des espions à votre solde dans le château d'Unak ?
- Euh... peut-être un ou deux, mais pas plus. Vous comptez sur eux ?
- Non, je ne compte que sur moi-même. C'est le meilleur moyen pour ne pas être déçu.
- Mais vous veniez de dire...
- A moins que vous n'y teniez, bien entendu..., continua Shakou, imperturbable.
- Je ne comprends rien à ce que vous dites. Vous ne pourriez pas être plus clair, non ?
- Mais je suis très clair !
- Vous êtes impossible ! gémit Liriana.
- Je sais. Cela fait toujours cet effet-là aux gens quand ils me rencontrent pour la première fois. Enfin, j'aimerais bien que vous me laissiez réfléchir en paix si vous voulez que nous sortions d'ici.
- Me taire ? Mais c'est vous, au contraire, qui n'arrêtez pas de...
Liriana se tut, décontenancée par cet homme étrange.
- Voyons, voyons, murmura-t-il. Mon pouvoir ne me serait d'aucune utilité, les gardes ne sont même pas là. Il me faudrait un agent dans la place, de qui Romulf ne se méfierait pas... Et si je savais ce qui était advenu de Hugo, je serais déjà plus tranquille. Allons, qui ai-je mis en espion ici ? Par Sorcerak, c'est évident ! Comment n'y ai-je pas pensé plus tôt ?
Shakou se leva d'un bond, s'approcha de la porte et, de mémoire, commença à chanter :
- Au milieu des tombes du cimetière,
Vous vous dressez, mes amis,
Immortels comme la pierre,
Morts-vivants, pauvres zombies,
Ou âmes errantes, pâles fantômes.
Hélas ! Quels tourments vivez-vous
En entendant tous ces psaumes
Qui ici résonnent partout ?
Ô mes amis, grande est la douleur
Qui glace mes mains, fait pleurer mes yeux
Et étreint violemment mon coeur !
Demain nous serons sous d'autres cieux,
Mais que pourrais-je faire pour vous aider ?
Vous qui n'êtes pas du même monde,
Vous savez si bien me consoler
Quand me torture mon âme vagabonde !
Liriana le regarda avec des yeux ahuris.
Rose Noire avançait prudemment. Il ne s'agissait pas de se perdre ! Mais brusquement, elle vit Ashteyos la dépasser à vive allure et s'engouffrer dans une petite galerie tortueuse. Surprise, elle allait cependant continuer son chemin dans le couloir quand elle s'aperçut que tous les fantômes, y compris Idrisiyya, et les zombies empruntaient la galerie d'Ashteyos.
- Entendraient-ils quelque chose que je ne perçois pas ? se demanda Rose Noire.
Elle arrêta Rivalen, qui ferma la marche.
- Qu'entends-tu donc, pour changer de chemin ?
- Ecoute mieux, et tu sauras.
Elle tendit l'oreille, s'arrêtant de respirer pour mieux entendre. Elle perçut alors une voix éloignée qui chantait une de ses chansons et elle reconnut les sonorités graves de la voix de Shakou. Elle s'élança dans le couloir et rejoignit les fantômes.
- Guidez-moi vers lui, puisque vous l'entendez mieux que moi !
Ils pressèrent le pas et arrivèrent en vue d'une série de cachots tous plus sordides les uns que les autres et dans le dernier, appuyé contre la porte, près de la grille du judas, Shakou, les cheveux trempés collés sur le front, les yeux gris-vert toujours aussi beaux, chantait aussi tranquillement que s'il avait été sur le pont de son navire.
- Rose, ma Rose Noire,
Quand vient le soir,
Le vent m'apporte le parfum de tes cheveux
Et le ciel d'orage prend la couleur de tes yeux.
Rose, ma Rose Noire,
Quel merveilleux miroir
Pourrait chanter ta divine beauté
Quand tu m'apportes la liberté ?
La jeune gitane rit en reconnaissant les vers que Hugo lui écrivait souvent. Shakou avait toujours eu une bonne mémoire et il imitait en plus à la perfection la voix de Hugo.
- Ouvre la porte, Rose Noire ! fit-il.
- Je n'ai pas la clé, Shakou.
- Regarde autour de toi ! Peut-être y est-elle.
Idrisiyya vint en flottant jusqu'à eux.
- Moi, je sais où elle est. Mais personne ne pourra la prendre, car les gardes l'ont jetée dans la fosse aux serpents géants.
- Un fantôme pourrait y aller, mais immatériel comme il est, il ne pourrait pas prendre la clé, fit Shakou, songeur. Rose Noire ! Veux-tu bien exposer un de tes précieux zombies ? Ils n'ont rien à craindre des serpents : ceux-ci ne les mangent pas et ils sont invulnérables au venin.
Rivalen se porta volontaire et Idrisiyya le mena à la fosse aux serpents.
Romulf, libéré de la surveillance des zombies, savourait son triomphe ; Rose Noire avait disparu, mais il s'en moquait : il la retrouverait le moment venu. Bientôt, il allait affirmer sa suprématie sur le royaume de Reliane, dont le roi allait être obligé de lui faire acte de soumission. Enfin, il tenait son insaisissable ennemi, le corsaire Shakou de Vitruve. Il en enverrait la tête au roi de Vitruve - comment s'appelait-il déjà ? - et celui-ci ne manquerait pas de réagir à la mort de son protégé. Ce serait la guerre et il pourrait envahir le royaume de Vitruve. Il ne resterait plus alors que celui de Palonar, mais là, la tâche s'annonçait plus ardue, car le roi de Palonar était un démon. Il fut brusquement tiré de son rêve par une silhouette vaguement familière se profilant dans l'embrasure de la porte. Il reprit pied dans la réalité et poussa un hurlement de rage : c'était Shakou, l'insaisissable, l'impossible Shakou, le corsaire qui se riait des prisons, qui défiait les rois en souriant et qui tournait la tête aux jolies jeunes filles ! Oui, c'était bien lui, apparemment très en forme, malgré la nuit éprouvante qu'il avait dû passer, les vêtements secs, la mèche rebelle, les yeux rieurs.
- Comment es-tu libre, graine de démon ? gronda Romulf.
- N'insultez les démons, je vous prie ! Lorky est un excellent représentant du genre et il n'y a pas plus gentil que lui ! Vous n'allez quand même pas le comparer à moi, vu comment je suis infernal, non ? répondit Shakou, l'air indigné.
- Réponds, corsaire de malheur !
Shakou pencha la tête de côté, comme s'il réfléchissait à la question.
- Réflexion faite, non. Vous allez vous mettre en colère.
Romulf laissa échapper un cri de rage et un grumph, une boule de poils cannibale, apparut, l'air étonné. Il se rua sur la première chose qu'il vit, en l'occurrence, les pieds de Shakou. Le jeune homme l'attrapa à pleines mains, l'éleva à hauteur de son visage et lui murmura :
- Tu sais que tu es mignon, toi ?
Il reposa le grumph à terre, mais orienté dans l'autre sens, ce qui fit que l'animal se précipita sur Romulf. Celui-ci, d'un geste, le fit disparaître.
- Nous n'allons pas passer notre temps à nous amuser aussi futilement, fit-il, irrité.
- Je suis bien d'accord, approuva Shakou.
- Je vous propose donc un jeu, dont je raffole.
- Je suis sûr qu'il va me plaire.
Les yeux vifs du jeune homme détaillaient Romulf, cherchant le moindre signe distinctif. Enfin, il en remarqua un : le prince repliait assez régulièrement l'auriculaire gauche d'un geste brusque en faisant entendre un léger craquement.
- Quel jeu ? reprit-il.
- Une chasse à l'homme. Vous choisissez les partenaires que vous voulez, vous prenez l'itinéraire qui vous plaît et moi, je vous donne la chasse. Qu'en pensez-vous ?
- Quel programme intéressant ! Je ne sais pas si je vais pouvoir en voir le bout, mais j'essaierai, je vous le promets. Quelles en sont les conditions ?
- Si je vous attrape, je fais ce que je veux de vous. Quant à vous, si vous réussissez à tenir jusqu'à la tombée de la nuit, vous aurez gagné votre liberté.
- Hum ! Je peux rajouter une petite condition ?
- Laquelle ?
- Si nous vous attrapons, nous aurons le droit de vous pendre haut et court à la plus haute vergue de mon bateau, le Griffe de Vitruve !
- Impossible ! Le Griffe de Vitruve s'est échoué et à l'heure qu'il est, il a certainement coulé ! De plus, la plus haute vergue de votre bateau ne doit plus être bien haute, maintenant, avec la tempête que vous avez essuyée ! Enfin, vous ne parviendrez jamais à me prendre vivant !
Shakou eut un sourire amusé.
- Laissez-nous en être les seuls juges. Mais je vous signale juste que le Griffe de Vitruve est bien loin d'être au fond de l'océan ; si vous aviez l'amabilité de tourner la tête vers la fenêtre, vous pourriez en voir le capitaine vous saluer fort poliment.
Romulf obéit et à travers la grande fenêtre, il vit le Griffe de Vitruve, en parfait état, flotter sur les eaux du port d'Unak et Hugo, sur le pont, porter la main à son chapeau, un sourire ironique aux lèvres. Shakou reprit :
- Je vous rappelle, au cas où vous l'auriez oublié, que le roi Mordr, père de la ravissante jeune fille qui m'accompagne, est en guerre contre vous et que d'après mes sources, il serait déjà en train de ravager votre royaume. Enfin, cela vous concerne.
Le jeune corsaire salua le prince avec un air moqueur, prit Rose Noire et Liriana par le coude et sortit de la grande salle en sifflant l'hymne de Vitruve. Romulf grinça les dents. Dans un coin de la salle, Idrisiyya le regardait d'un air désolé.
Le moment n'était plus au rire et Shakou l'avait bien compris. Il fit un signe de la main à Hugo et à ses marins, tous vivants, et prit le pas de course. Rose Noire et Liriana le suivaient comme elles le pouvaient ; la princesse de Reliane peinait un peu, car elle n'avait pas pris de repos depuis longtemps. Shakou s'arrêta, la chargea sur son dos et repartit comme si de rien n'était. Rose Noire se vit soudain entourée par les zombies et les fantômes. Elle leur lança, haletante :
- Rentrez chez vous, les fantômes ! Le jour se lève ! Les zombies, allez prendre du repos. Rivalen, si tu veux, tu restes avec nous.
Le zombie préféra accompagner les siens, car il craignait une vengeance du prince. La poursuite avait commencé : Romulf venait de se lancer sur leurs traces.
- Nous devons atteindre Rekia, la province de Vitruve. Les centaures vivent là-bas.
- J'en connais un, fit Rose Noire. Il s'appelle Kelemvor, mais c'est un fantôme.
Ils pénétrèrent dans la forêt d'Unak. Shakou savait qu'il existait un raccourci passant par ici qui permettait de rejoindre plus rapidement Vitruve. Mais, au détour d'un chemin, ils se trouvèrent face à deux magnifiques centaures ; le premier, fier et puissant, avait un maintien presque royal et ses cheveux bruns accentuaient ses pommettes saillantes et ses traits coupés au couteau ; le second était une centauresse, à la robe dorée et aux longs cheveux bouclés blonds de la même couleur que sa queue ; elle portait une brassière à manches courtes en fin tissu doré.
- Kel ! s'exclama Rose Noire. Mais tu étais fantôme !
- C'est mon pouvoir, rit Kelemvor. Je deviens fantôme quand je suis tué le temps pour mon organisme de se régénérer. Je vous présente ma pouliche, Kerly.
La centauresse inclina la tête.
- Désolé, coupa Shakou, mais nous sommes légèrement pressés. Romulf nous poursuit et la mort nous attend s'il nous rattrape.
- J'ai un compte à régler avec Romulf, fit Kelemvor avec un sourire ne présageant rien de bon. Nous allons vous aider.
- Nous sommes trois et vous n'êtes que deux ! protesta Shakou, jetant malgré lui un coup d'oeil en arrière.
Kelemvor sourit et souleva Liriana dans ses bras ; il fit pivoter son torse humain et l'installa sur son dos. Puis il fit signe à Rose Noire de monter derrière elle.
- Kerly va vous porter, dit-il. Ne vous inquiétez pas, elle est assez forte pour cela !
Shakou obéit et les deux centaures partirent au galop. Kelemvor progressait à grandes foulées, alors que Kerly avait adopté un galop souple.
- Pourquoi Romulf vous poursuit-il ainsi ?
- J'ai déclenché la guerre entre son royaume et celui de Reliane, dit simplement Shakou.
- Eh bien ! fit Kelemvor, impressionné. Vous n'y allez pas de main morte, vous !
- Il avait enlevé Rose Noire, répondit Shakou comme si cela expliquait tout. A propos, nous avons oublié de nous présenter : voici Liriana, la fille du roi de Reliane, Rose Noire, gitane et je suis le corsaire Shakou de Vitruve.
- Corsaire, hein ? fit Kelemvor, avec une moue amusée.
Shakou sentit une sueur froide lui couler dans le dos ; pourvu que le sortilège de Lorky ait affecté toutes les créatures sans exception, y compris les centaures...
- Mais si, Kel, intervint Kerly. Celui qui protège Rose Noire des importuns.
Le grand centaure brun jeta un coup d'oeil intrigué à sa pouliche, mais se rallia à son point de vue.
- Ouais... J'ai confondu avec quelqu'un d'autre, alors. J'ai une très mauvaise mémoire des noms.
- J'ai plutôt l'impression qu'ils sont bien ancrés dans votre tête, murmura Shakou.
- Pas de manières avec nous, dit Kerly. Vous pouvez nous tutoyer sans problèmes.
- C'est pareil pour nous.
- Romulf devient bien étrange, ces temps-ci, remarqua Kelemvor.
- C'est ce que me disait également sa soeur, fit Rose Noire.
Kerly fit un écart, surprise.
- Sa soeur ? Mais Idry est morte depuis trois ans !
- Tu la connais ? Elle est vraiment très gentille !
- Ma mère lui a servi de monture pendant sa jeunesse. Elle s'appelle Kalyna ; peut-être Idry t'en a-t-elle parlé.
- Non, malheureusement. Mais notre rencontre s'est faite entre deux portes pour ainsi dire.
- Mais comment la connais-tu ? répéta Kerly.
- Eh bien, elle est devenue fantôme, alors forcément...
Les deux centaures progressaient de plus en plus vite vers la frontière de Vitruve. Mais Shakou était inquiet : il aurait voulu savoir ce que faisait Mordr et il aurait surtout aimé avoir Hugo avec lui. Kelemvor finit par sentir son trouble, ainsi que Kerly.
- Ne t'inquiète pas, Shakou. Si tu veux, je retournerais ce soir au château d'Unak ; si ton ami est toujours là-bas, je le trouverais et je le ramènerais avec moi. Je devrais pouvoir faire l'aller et retour dans la matinée.
- Je ne veux pas abuser, fit Shakou, soucieux. Tu te fatigueras peut-être inutilement et si nous voulons vaincre Romulf, nous devons garder toutes nos forces intactes. Je ne voudrais pas qu'il vous arrive un malheur à cause de moi.
Kerly eut un petit rire.
- Ne t'occupe pas de cela ; nous avons aussi un compte à régler avec Romulf.
- C'est vrai ! Je l'avais oublié ! Que vous a-t-il fait ?
Le visage anguleux de Kelemvor prit un air renfrogné.
- C'est à cause de lui que je suis redevenu fantôme. Il m'a tué, l'infâme !
- Et pourquoi donc ?
- Pour s'amuser. Il ne me considérait que comme une vulgaire monture. Pour lui, je ne suis pas un hybride, mais un cheval. Il fait fi de ma partie humaine.
- Décidément, Romulf a bien changé, murmura Shakou. Il n'était pas ainsi la dernière fois que je l'ai vu. Le temps qu'il revienne ici, et hop ! il s'est transformé en un monstre sanguinaire. Tout cela est bien étrange.
- Je vais m'arrêter ici, annonça Kelemvor. Je pense que nous avons assez d'avance sur Romulf pour nous permettre de ralentir un peu. Je vais retourner au château.
Il laissa Rose Noire et Liriana descendre puis fit volte-face. Kerly vint l'embrasser et il partit, fouettant l'air de sa queue brune. Shakou mit pied à terre à son tour.
- Kerly, si tu n'es pas trop fatiguée, peux-tu prendre Liriana sur ton dos ? Je crains que la nuit qu'elle a passée à bord de mon bateau n'ait sérieusement entamé ses forces.
- N'hésite pas, Shakou. Mais Rose Noire va-t-elle pouvoir tenir ?
- Je me charge de Rose Noire.
Il déposa Liriana sur le dos de la centauresse et souleva la jeune gitane dans ses bras.
- Continuons, fit-il d'une voix tendue. Je pense que Kelemvor nous retrouvera facilement.
Ils firent une halte vers midi et Kelemvor les rejoignit à cet instant, toujours fier, mais les flancs ruisselants d'écume. Hugo était assis sur son dos, aussi tranquille que s'il avait été dans le fauteuil le plus confortable de Vitruve. Il bondit à terre et salua tout le monde très cordialement.
- Je n'ai jamais vu un meilleur cavalier ! s'exclama Kelemvor.
- Hugo a beaucoup de talents cachés, répondit Shakou avec un sourire de connivence.
Le jeune capitaine eut un air ravi, mais préféra engager la conversation avec Kerly.
- Madame la centauresse, si j'avais su plus tôt que vous vous trouveriez en notre compagnie, je vous aurais apporté un bouquet d'iris jaunes, pour aller en harmonie avec la blondeur de votre chevelure !
Kerly rougit discrètement, tandis que Kelemvor hochait la tête en regardant Shakou.
- J'sais bien que je ne devrais pas tolérer cela, mais j'sais pas parler aussi bien. Kerly adore les compliments et j'sais pas en faire qui sont bien tournés. Alors je laisse les autres les faire à ma place. Cela la dédommage un peu. Je me sers plus de mes muscles que de ma tête, dit le centaure en accentuant ses défauts.
Le jeune homme eut un sourire aigu.
- Ne t'inquiète pas ; Hugo fait cela à tout le monde ; il adore écrire des poèmes et il saute sur la moindre occasion. Il en a écrit des quantités pour Rose Noire, sans pour autant éprouver le moindre sentiment pour elle. Il n'est pas un danger pour toi. Et si tu veux, il sera ravi de t'apprendre à en faire. Comme cela, tu pourras complimenter toi-même Kerly et l'impressionner par ta force en chassant ceux qui se montreraient un peu trop empressés avec elle.
- Tu crois qu'il accepterait, Shakou ? demanda Kelemvor, sceptique.
- Bien sûr, Kel ! Je veux dire, Kelemvor, rectifia Shakou.
- Ne te fatigue pas. Je t'ai reconnu tout de suite. Je ne suis peut-être pas très intelligent, mais j'ai bonne mémoire. Mon prince a droit de m'appeler par mon surnom.
- C'est amusant que le sortilège de Lorky n'ait pas agi sur les centaures.
- Le sortilège de Lorky ?
- Le roi-démon Lorky de Palonar. Je lui ai demandé de lancer un sortilège qui ferait perdre la mémoire à toute la planète sur l'identité du prince de Vitruve, afin que je puisse rejouer mon rôle de corsaire sans être inquiété. De plus, si malencontreusement quelqu'un venait à apprendre qui je suis réellement, il reperdrait aussitôt la mémoire, sauf quelques personnes, dont mon équipage.
- Pourquoi cette mystification ?
- Pour la deuxième épreuve de Romulf. Normalement, le prince d'Unak devait épouser la princesse Griffe de Vitruve, mais j'y avais mis quelques petites conditions, dont cette épreuve. Lorky a fait oublier à Romulf qu'il aimait Griffe et ma soeur croit désormais qu'elle déteste Romulf. Je l'avais forcée à retourner danser dans les rues de la capitale d'Unak, pour voir si Romulf serait séduit de nouveau par la gitane Rose Noire et voir ce qui en découlerait. Mais il y a eu un léger hic dans mon plan qui marchait parfaitement bien : Romulf a changé. Radicalement. Tu penses bien que je n'aurais jamais promis ma soeur à un pareil monstre !
- Tu l'aurais fait que je t'aurais envoyé mes sabots en pleine figure, répondit gravement Kelemvor. Notre princesse ne doit pas tomber entre les mains d'un pareil personnage ! Les centaures vous aideront.
Un ricanement sardonique les fit sursauter : Romulf, le visage déformé par la haine, les regardait, un rictus aux lèvres.
Liriana s'accrocha à la taille de Kerly, Rose Noire derrière elle, tandis que la centauresse faisait un démarrage fulgurant. Hugo bondit sur le dos de Kelemvor, mais Shakou resta à terre, prêt à faire face à Romulf.
- Shakou ! Viens, je peux vous porter tous les deux ! s'exclama Kelemvor.
- Non. Pars avec Hugo, je vais le retenir. Il faut protéger Liriana et Griffe.
Kelemvor secoua la tête avec violence, ses cheveux bruns lui battant les joues et ses yeux noisette prenant un reflet décidé.
- Pas de sacrifice inutile, Shakou.
Il empoigna le jeune homme et le jeta sur son dos, devant Hugo, puis partit au galop sur les traces de sa pouliche. Romulf eut un sourire mauvais.
- Parfait. Ils vont droit dans mon piège !
Kelemvor rattrapa rapidement Kerly et, sans même se concerter, ils accélèrent leur allure. Hugo murmura doucement, l'air rêveur :
- Je trouve que tout va bien, pour l'instant. Trop bien. Il devrait bientôt y avoir un danger.
Au détour du chemin, Kelemvor et Kerly pilèrent net. Shakou fut projeté par-dessus sa monture et le centaure n'eut pas le réflexe de le rattraper, et pour cause : la personne qui se tenait devant lui le regardait avec des yeux étranges et il se sentait diminuer de taille. Kerly et ses cavalières subissaient le même sort. Shakou, à demi assommé, se redressa et vit tout de suite quel était le problème. Il se mit en colère et... tout explosa autour de lui ! Les deux centaures, Hugo, Rose Noire et Liriana se retrouvèrent les quatre fers en l'air, ainsi que la personne qui les réduisait ainsi à l'impuissance. Le sortilège fut aussitôt rompu et tous retrouvèrent leur taille initiale. Shakou, sans même s'excuser pour cette explosion, bondit sur l'inconnu et le plaqua au sol, le visage en terre. Les autres se relevèrent, un peu ahuris. Le pouvoir du jeune homme n'était certes pas de tout repos et ne pouvait pas laisser insensible !
- Aidez-moi ! fit Shakou. Il a un pouvoir réducteur ! Il faut lui cacher le visage !
- Vous me faites mal, beau jeune homme, fit une voix douce.
- Par Sorcerak ! s'exclama Kelemvor. C'est une femme !
- Ne me faites pas de mal, beau jeune homme. Je ne suis pas méchante !
- Nous allions être réduits à une taille minuscule ! rétorqua Shakou, agressif. Vous trouvez que ce n'est pas méchant, cela !
- Je sais, beau jeune homme, dit tristement la jeune femme. Tous les hommes que je vois réagissent ainsi. Ils ont peur de moi ; pourtant, j'aimerais tant celui qui voudra rester avec moi ! Ils sont tous partis, les uns après les autres, en diminuant de taille pour pouvoir m'échapper. Je ne leur aurais pas fait de mal pourtant !
- Il ne faut plus que vous rencontriez des gens, décréta Shakou.
- Oh, beau jeune homme, ne me condamnez pas à une solitude irrémédiable ! J'ai tant d'amour en moi !
- Shakou, on ne peut pas la laisser ainsi, intervint Rose Noire. Elle souffre, c'est évident. Nous devons l'aider.
- Rose Noire, tu auras toujours bon coeur, mais nous ne sommes pas en mesure de l'aider. Le seul moyen peut-être de préserver ceux qu'elle rencontrera de son pouvoir dévastateur serait de la défigurer ou peut-être seulement de l'aveugler, je ne sais pas trop ; je n'ai pas subi les effets néfastes de son pouvoir.
- Oh non, je vous en prie ! Ne m'aveuglez pas, ni ne me défigurez !
- Je ne pourrais pas m'y résoudre, de toute façon.
Il desserra son étreinte, car il maintenait toujours vigoureusement la jeune femme à terre.
- Nous ne pouvons pas nous permettre de perdre beaucoup de temps, car Romulf va nous rattraper.
La jeune femme dit presque joyeusement :
- Oh non ! Romulf ne viendra pas jusque-là ! Mon frère habite son corps et il sait que je suis là ! Il ne m'aime plus et ne vient plus jamais me tenir compagnie, ajouta-t-elle tristement.
Shakou faillit bondir jusqu'à la cime des arbres, tant il était surpris.
- Votre frère habite le corps de Romulf ? Par Sorcerak ! J'ai compris ! Vous êtes une démone, n'est-ce pas ?
- Oui. Je m'appelle Stralana et mon frère Yliork.
- Shakou, s'il te plaît, aidons-la ! Tu es si intelligent que tu vas bien trouver un moyen de lui enlever ce pouvoir sans lui nuire !
- Par Sorcerak, il s'agit bien de cela ! Stralana vient de nous apprendre quelque chose de très important : ce n'est pas Romulf qui commet ces mauvaises actions, mais un démon ! Hourra !
Il se releva et exécuta quelques pas de danse. Hugo, l'air très concentré, le contourna et releva gentiment Stralana avant de s'asseoir devant elle. Rose Noire et Kerly étouffèrent un cri, mais Shakou eut un étrange sourire sur les lèvres.
- La transe du vide... je sais enfin quels en sont les effets.
Kelemvor donna un coup de coude dans les côtes du jeune homme.
- Voudrais-tu bien nous expliquer ce que cela veut dire ?
- Le pouvoir de Hugo est d'entrer en transe. Mais comme il existe sept transes ayant toutes différents effets, c'est un peu comme s'il possédait sept pouvoirs. Je connaissais l'effet de toutes les transes, sauf celle du vide. Actuellement, il est en transe du vide et cela supprime la magie dans un certain rayon autour de lui, ce qui explique qu'il ne soit pas affecté par le pouvoir de Stralana. Visiblement, même les pouvoirs personnels sont annihilés.
La jeune démone regardait Hugo avec des yeux émerveillés.
- Vous ne rapetissez pas en me voyant pour vous enfuir ? demanda-t-elle d'un air craintif.
- Non, Stralana. Et je ne m'enfuirais pas.
- Dites-moi si je vous plais, implora la jeune démone. Les autres n'ont jamais voulu me répondre.
- Vous êtes très belle, Stralana, fit gravement Hugo.
- Eh bien, c'est le coup de foudre ! dit Shakou à mi-voix. Depuis dix-neuf ans que je connais Hugo, je ne l'ai jamais entendu dire à une femme qu'elle était belle, autrement qu'en poèmes, et encore ! Elle doit vraiment être magnifique.
- Ne voudriez-vous pas rester avec moi ? demanda Stralana.
- Je ne peux pas. Je dois chasser votre frère du corps de Romulf pour rendre à Unak son vrai roi et arrêter une guerre.
- Si vous restiez avec moi, je pourrais vous aider. Je sais où est l'âme du prince. Oh, je vous en prie, ne m'abandonnez pas ! Vous êtes le seul qui ne se soit pas enfui en me voyant !
- Shakou, il faut absolument la débarrasser de son pouvoir, lança Hugo par-dessus l'épaule de Stralana.
- Je suis bien d'accord, mais je crois que seul Lorky en serait capable.
Il se pencha sur la jeune démone et dit :
- Ne vous retournez pas, Stralana, contentez-vous de répondre. Pouvez-vous communiquer à distance avec un démon ?
- Oui, bien sûr ! Qui voulez-vous que j'avertisse ?
- Demandez à Lorky de venir nous rejoindre, en prenant toutes les précautions nécessaires.
Obéissante, Stralana se concentra.
Lorky apparut brutalement parmi eux.
- Allons bon, on ne peut pas être tranquille, même en étant roi ! Tiens, bonjour, Stralana ! Quoi de neuf, Shakou ?
- Connais-tu la malédiction dont est affligée Stralana ?
- Te moques-tu de moi, par hasard ? Stralana va très bien !
- Examine-la toi-même si tu ne me crois pas !
Lorky fit rapidement appel à ses pouvoirs démoniaques et sourit.
- Je vois. Yliork a encore frappé.
- Son frère ? Tu le connais donc ?
- Oui. Nous avons étudié ensemble quelques points de démonologie. C'est lui qui a infligé ce maudit pouvoir à sa soeur : en fait, il a fait en sorte que son pouvoir naturel agisse toujours, sans qu'elle-même ne puisse plus le contrôler. Il est devenu bien mauvais ; avant, il n'aurait jamais toléré que l'on porte la main sur elle.
- Tu peux l'en débarrasser ?
- Bien sûr ! Tu me prends donc pour un débutant en démonologie ou quoi ? C'est l'enfance de l'art !
Il tendit le doigt vers la jeune démone et prononça quelques mots. Stralana se releva et leur fit face. Elle était merveilleusement belle, avec des traits fins et bien dessinés, l'ovale du visage parfait, de grands yeux-miroirs en amande, comme ceux de Lorky et de tous les démons, et une luxuriante chevelure châtain cendré. Shakou comprit que Hugo pût être troublé par une telle jeune femme.
- La pauvre, chuchota Liriana à son oreille. Belle comme elle est, emplie d'amour, elle était rejetée de tous !
- De tous, je ne suis pas sûr, répondit Shakou sur le même ton. J'ai l'impression qu'elle a bel et bien embobeliné Hugo. Cela risque de ne pas être triste !
Stralana les conduisait jusqu'à un chêne fendu dans sa hauteur. Rose Noire s'approcha en tremblant un peu. L'âme était comme les fantômes, elle ne pourrait pas résister à l'appel de la jeune fille, mais celle-ci redoutait cet instant : elle détestait Romulf et les dernières actions que Yliork avait commises en son nom n'étaient pas pour la rassurer. Si l'âme était du même genre, ils risquaient de se trouver avec deux fois plus de problèmes sur les bras. Le calme de Shakou lui redonna un peu confiance : si le jeune homme pensait qu'il fallait libérer l'âme de Romulf, c'est qu'il y avait une bonne raison. Elle tendit la main vers le creux de l'arbre et attendit. Son pouvoir ne mit pas longtemps à agir : une forme indistincte se profila puis vint vers elle, irrésistiblement attirée. L'âme de Romulf poussa un cri de joie :
- Griffe ! Griffe, ma bien-aimée !
Shakou en fut sidéré.
Rose Noire prit un air surpris.
- Je m'appelle Rose Noire, prince, dit-elle doucement. Celle que vous appelez Griffe est la princesse de Vitruve.
- Dis donc, Lorky, tu es sûr que ton sortilège a bien affecté tout le monde ? Parce que les centaures se souvenaient de ma véritable identité et voilà que Romulf se souvient de Griffe !
- Cela, c'est tout simplement parce que c'est un sujet qui lui tient à coeur ; dans le cas des centaures, la raison en est évidente et je m'étonne que tu ne l'aies pas découverte tout seul : Kelemvor ne t'a pas dit quel était le pouvoir de Kerly, si je ne m'abuse ?
Le regard gris de Shakou s'éclaira.
- Une zone d'anti-sortilèges !
- Exactement. Mon sort ne les a pas affectés, car le pouvoir de Kerly s'y est opposé. Quant à Romulf, il aime bien trop ta soeur pour perdre trace de son amour par un simple sort. C'est bien ce que tu voulais prouver, non ?
- Ouais, mais on dirait que cela n'a pas marché pour Griffe.
- Normal : je lui ai inspiré de la haine. Elle ne peut pas aimer et haïr la même personne à la fois. Et comme j'y ai vraiment mis le paquet, son amour a été submergé. Cependant tu constateras qu'elle ne semble pas tellement le détester.
- Oui, bon, c'est bien joli tout cela, mais maintenant, il faudrait rendre à Romulf son corps, chasser Yliork dudit corps et empêcher Mordr de mettre Unak à feu et à sang.
- Là, Stralana peut t'aider, fit Lorky en étouffant un rire.
- Je veux bien, fit la démone, mais à une seule condition : je veux que cet homme - elle désignait Hugo - reste avec moi après.
- Hugo, je te laisse seul juge. Ne te laisse pas influencer par l'enjeu. Fais ce que tu veux. Comme le disait si bien Kelemvor, pas de sacrifice inutile.
Le jeune capitaine acquiesça et se tourna vers Stralana.
- Ecoute-moi : si je reste avec toi parce que tu nous auras aidés, tu comprends bien que ce ne sera pas un véritable amour qui m'attachera à toi.
La démone hocha la tête en signe d'assentiment. Ses yeux-miroirs commençaient à se remplir de larmes.
- Aide-nous sans contrepartie, Stralana. Ce sera la meilleure preuve que tu pourras donner de ta gentillesse et de ton amour.
- Tu ne veux pas rester avec moi, c'est cela ? Je ne suis pas assez belle ?
Hugo secoua la tête.
- Nous en discuterons après, Stralana. Tu veux bien ?
- Je vais vous aider. Même si tu ne restes pas après.
Une grosse larme coula le long de la joue nacrée de la démone.
- Comment pouvez-vous la faire ainsi souffrir ? intervint Liriana.
Shakou mit sa main sur la bouche de la jeune fille.
- Vous, mêlez-vous de ce qui vous regarde, gronda-t-il gentiment. Hugo sait ce qu'il fait. Du moins, je l'espère.
Stralana mit son formidable pouvoir de démone à leur service et appela son frère, le rassurant en disant qu'elle tournait le dos. Romulf se matérialisa près du petit groupe. Aussitôt, Shakou et Kelemvor lui bondirent dessus et le centaure l'immobilisa fermement. Shakou était tranquille : Romulf pouvait se débattre tant qu'il voulait, le centaure ne lâcherait pas prise ! L'âme de Romulf s'approcha de son corps et se glissa à l'intérieur. Sur le visage du prince, on put lire tous les combats intérieurs qui se déroulaient entre les deux puissances : l'âme, sûre de son droit, et le démon Yliork. Voyant que l'issue du combat n'était pas claire, Lorky intervint : d'une parole magique, il expulsa Yliork du corps de Romulf. Le visage du prince redevint doux et aimable et le regard gris-bleu se posa avec tendresse sur Rose Noire. Mais Lorky n'en avait pas fini avec Yliork.
- J'ai récemment été nommé roi des démons. En vertu de ce pouvoir, Yliork, je te bannis du monde des vivants !
Le démon se dématérialisa et le calme revint dans la forêt. Shakou murmura à l'oreille de son ami démon :
- Hem ! Lorky, je crois que tu peux rendre la mémoire à tout le monde. Si tu pouvais, en particulier, avertir Mordr que sa fille est en sécurité avec le prince de Vitruve, peut-être qu'il arrêterait de dévaster le pays.
Soudain, Rose Noire se souvint : oui, elle était la princesse Griffe de Vitruve et elle aimait le prince Romulf d'Unak. Le jeune prince, lui, ne s'aperçut de rien, sauf qu'il nota distraitement que Shakou, le frère de sa bien-aimée, était présent. Il alla droit à lui.
- Je ne sais pas en quoi a consisté la deuxième épreuve, mais dites-moi quel en fut le résultat.
Shakou considéra longtemps le jeune homme avant de se décider à répondre :
- Ce n'est plus à moi de parler. Vous devez maintenant poser la question à Griffe.
Romulf comprit alors que le temps des épreuves était terminé. Il ne savait même pas ce qu'il avait pu faire pour convaincre le prince de Vitruve de son amour profond pour Griffe, mais il savait simplement que maintenant, il pouvait déclarer son amour pour la princesse de Vitruve à la face du monde.
- Le royaume d'Unak va vraiment avoir un roi et non plus un prince !
En effet, les princes ne devenaient rois que quand ils se mariaient. Romulf alla prendre la main de Griffe et murmura :
- Voulez-vous partager mon trône avec moi ?
Griffe regarda son frère et celui-ci lui sourit. Rassurée, elle répondit :
- Je partagerais avec vous tout ce qui m'appartiendra et tout ce que vous m'offrirez.
Romulf reconnut la réponse rituelle aux demandes en mariage et crut qu'il allait étouffer de bonheur. Pour un peu, il se serait mis à genoux devant Griffe. Alors il comprit à quoi avaient servi les épreuves de Shakou : les six mois d'attente avaient enflammé son coeur et enraciné plus profondément son amour et la deuxième épreuve, l'inconnue, parait Griffe d'un halo de mystère et d'inaccessibilité.
- Allons, grogna Shakou à Kelemvor. Si je ne m'en mêle pas, il va rester toute la nuit à la regarder avec adoration.
Il s'approcha et poussa doucement sa soeur dans les bras de Romulf puis laissa faire le jeune homme. Devant l'air satisfait de Kelemvor qui regardait par-dessus son épaule, il en conclut que Romulf devait embrasser Griffe.
Il se tourna alors vers Hugo.
- Décidément, souffla Kerly, tu as envie de te faire le donneur de coeurs, si je puis m'exprimer ainsi.
- Je crois que je ne vais pas avoir à intervenir, fit Shakou avec satisfaction. Hugo se débrouille très bien sans moi.
Le jeune capitaine tenait les mains de Stralana dans les siennes et il parlait à la jeune démone qui le regardait avec des yeux brillants de joie.
- N'oublie pas, Kel, que tu as un petit service à lui demander ! dit-il avec un air malicieux.
- Ne t'inquiète pas pour moi, Shakou. J'ai déjà attrapé ma pouliche, alors que toi..., répondit Kelemvor avec un clin d'oeil.
Le jeune homme lui répondit par un sourire complice. Liriana s'approcha de Shakou.
- Vous êtes content de vous, n'est-ce pas ?
- Bah ! Cela a tout lieu d'être, ne trouvez-vous pas ?
- Et moi ?
- Quoi, et vous ?
- Vous me laissez comme cela ?
- Oh non ! Je vais vous ramener à votre père, après m'être excusé de l'affreuse nuit que vous avez passée à bord de mon bateau.
Les yeux gris de Shakou étaient presque sérieux. Il prit Liriana dans ses bras.
- Mais peut-être voudriez-vous un petit souvenir de moi avant de repartir...
La jeune princesse lui mit les bras autour du cou et l'embrassa. Kelemvor faillit éclater de rire et regarda Kerly, qui n'avait pas pu retenir un sourire amusé. Les deux centaures partirent au petit trot.
Texte © Azraël 1996, 1997, 1998, 1999, 2000, 2001, 2002.
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