Graine de démon



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   Hernst avait décidé une fois pour toutes qu'il était temps de débarrasser Palonar de son tyran de roi. Il nourrissait ce projet depuis longtemps déjà. Le prochain roi, ce serait lui ! Il réunit sa petite armée et se dirigea droit vers le palais. Celui-ci, en cette époque de l'année, était peu fréquenté ; le roi Cylk s'y ennuyait à mourir : la planète était calme et il n'y avait aucun incident digne de l'attention d'un roi. Les habitants de Palonar étaient presque en léthargie. En effet, tous les ans, ils entraient dans une sorte de coma dont ils ne sortaient que quatre mois plus tard, le temps que la belle saison revienne. Le pouvoir appartenait alors à ceux qui avaient les armes pour lutter contre la léthargie. La famille royale en faisait partie, car la planète ne pouvait pas se permettre d'être privée de son roi pendant trois mois. Hernst, en prévision, avait élaboré une mixture qui lui permettrait de tenir jusqu'à ce qu'il se soit rendu maître du palais. Là, les potions utilisées par la famille royale prendraient le relais. Oui, son plan était parfait.
   L'attaque prit vraiment le palais par surprise. Les quelques gardes encore conscients tentèrent bien d'opposer une quelconque résistance, mais les assaillants étaient bien plus alertes qu'eux. Ils furent terrassés en un rien de temps. Dans la grande salle du trône, le roi, pensif, réfléchissait à l'avenir de son peuple. Quand les portes s'ouvrirent avec violence, il se redressa aussitôt. Hernst hésita un instant. Le roi le dominait, drapé dans son grand manteau bordeaux ; il avait l'air plus royal que jamais. Mais son indécision fut de courte durée : à peine Cylk ébaucha-t-il un geste qu'il se retrouva avec une épée en travers de la gorge. Il s'effondra. A ce moment, une mince jeune fille, entrée par une petite porte, courut vers lui en poussant un cri déchirant :
    - Père !
   Hernst l'intercepta au passage ; c'était la princesse Sharantyr, la perle du royaume de Cylk, une jeune fille aux longs cheveux blond-châtain et aux splendides yeux verts..
    - Vous avez tué mon père ! cracha-t-elle.
    - C'est un fait, reconnut Hernst.
   Il lui attacha soigneusement les mains, congédia ses gardes après leur avoir fait enlever le corps du roi défunt et s'assit sur le trône. Sharantyr le regarda d'un oeil mauvais revêtir le somptueux manteau royal et ceindre la couronne.
    - Un manteau rouge vous aurait mieux été. Vos mains couvertes de sang en auraient été le prolongement ! lança-t-elle.
    - Trêve de méchancetés, ma douce princesse, fit Hernst.
   Il s'approcha d'elle et lui prit le menton pour la forcer à le regarder.
    - Je ne revêtirai pas ces atours avant notre mariage. J'espère que vous êtes satisfaite ?
    - Notre mariage ? Je ne vous épouserai jamais ! Plutôt vous tuer ou... mourir.
    - Mais si, vous m'épouserez. Il faut bien que mon accession au trône ait un semblant de légitimité.
    - Les rois de Vitruve et d'Unak vous feront payer ce forfait ! tempêta Sharantyr.
    - Le prince de Vitruve a été exilé. C'est maintenant le roi Mordr qui gouverne et votre sort lui est indifférent. Quant au prince d'Unak, il a suffisamment à faire avec la menace que Mordr fait peser sur son royaume.
   Sharantyr sentit ses paupières s'alourdir. Elle était gagnée par la léthargie. Bientôt, elle serait totalement au pouvoir d'Hernst. Elle essaya de lutter contre ce sommeil insidieux, qu'elle ne comprenait pas, puisqu'elle avait absorbé la potion préservant de la léthargie quelques heures auparavant. L'usurpateur dit d'une voix très douce :
    - Dormez, princesse. Vous êtes en sécurité.
   Ses yeux se fermèrent et elle sombra dans l'inconscience.

   Quatre mois plus tard, ou presque, les habitants de Palonar se réveillèrent. Ce même jour, Hernst se couronna roi et épousa Sharantyr. Il y eut un peu d'étonnement, mais n'importe qui pouvait monter sur le trône du moment qu'il n'était pas pire que son prédécesseur. Sharantyr, que l'on avait apprêtée de force pour cette cérémonie, était plus radieuse que jamais. Même l'air furieux qu'elle arborait ne pouvait diminuer sa beauté. Hernst en eut le souffle coupé et il envisagea un instant de revoir le sort qui attendait la jeune fille. Mais celle-ci eut tôt fait de lui montrer qu'il valait mieux ne pas s'attendrir.
    - Vous m'avez épousée, soit ; mais vous avez tué mon père, alors ne me tournez jamais le dos si vous ne tenez pas à mourir. Vérifiez soigneusement chacun de vos plats, de vos habits, ceux qui vous entourent, car ma vengeance vous atteindra n'importe quand.
    - Vous n'aurez pas cette occasion, ma belle princesse. Vous quittez le château sur l'heure.
   Sharantyr ignora cette précision.
    - Souvenez-vous que cette main peut tuer !
   Elle tendit à la lumière une main parfaite, fine, aux doigts longs et déliés. Hernst la saisit, la porta à ses lèvres en signe de respect et murmura :
    - Mm... délicieuse !
   Sharantyr arracha sa main avec violence et se retira, escortée par deux gardes. Hernst restait seul. Et roi.
   Sharantyr fut conduite chez le magicien Dorval. Celui-ci était en train de discuter avec un démon et il fit un vague signe de la main.
    - Posez cela dans un coin ! maugréa-t-il. Je m'en occuperai quand j'aurai le temps.
   Les gardes s'en allèrent et Sharantyr se retrouva libre de ses mouvements. Elle eut un mouvement de recul devant le démon, même si celui-ci ne faisait pas le moindre attention à elle. Tout son être était révolté et elle pensa avec terreur qu'elle allait sans doute le rencontrer assez souvent, Dorval ayant acquis son rang de magicien par sa faculté d'invoquer les démons et d'obtenir d'eux tout renseignement utile. Se forçant à se calmer, elle orienta ses pensées sur ce qu'elle devait faire à l'instant. Elle songea d'abord à s'enfuir, mais cette solution ne lui plaisait pas.
    - Hernst aurait trop de facilité à me retrouver et je n'aurais aucune arme pour lutter contre lui. Non, il vaut mieux que je reste ici. Peut-être pourrai-je apprendre quelques petites choses qui me seraient utiles pour vaincre Hernst.
   Elle jeta un coup d'oeil autour de la pièce. A sa gauche, sur des étagères poussiéreuses se trouvait une quantité impressionnante de bouteilles de verres, apparemment vides, posées n'importe comment, certaines renversées, d'autres gisant même par terre. A droite, une table où trônait un grand livre usé, à la couverture de cuir marron en piteux état. Au fond, une petite porte peu visible, entrouverte, par laquelle on apercevait un désordre indescriptible. Dorval avait l'air peu soigneux. Sharantyr jugea que seul le livre pourrait peut-être lui apprendre quelque chose. Il s'agissait du Grand Livre de la Magie. Intéressée, la jeune fille s'assit à la table et commença à lire. Elle ne releva la tête que quand le magicien l'interpella. Le démon avait - heureusement - disparu.
    - Qui êtes-vous ? demanda Dorval.
    - Le nouveau roi Hernst, pour vous faire plaisir, m'a envoyée à vous pour servir d'aide, dit humblement la princesse.
    - A quoi pourrez-vous bien me servir ? ronchonna Dorval. Le nouveau roi ! Parce que nous avons un nouveau roi ? Qu'est-il advenu de Cylk ?
    - Il est mort, magicien.
    - Il aurait dû me demander un sort de protection. Sacré Cylk ! pesta Dorval sans se rendre compte de l'air de souffrance qui se peignait sur les traits de Sharantyr. Il n'a jamais su ce qui était important dans la vie, en l'occurrence, savoir la garder. Un nouveau roi ! Que me veut-il ?
    - Rien, magicien.
    - Rien, hein ? Juste que je vous accueille sous mon toit. Comment vous appelez-vous ?
    - Sharane, magicien.
    - Bien. Alors au travail. Vous allez me ranger toutes ces bouteilles correctement et me les identifier. Si vous ne devinez pas ce que c'est, demandez au démon Lorky, il vous répondra.
    - Et où est le démon Lorky ? demanda doucement Sharantyr, retenant le tremblement qui l'avait saisie : elle, la fille du roi, fréquenter un démon !
    - Hein ? Lorky ? Ah oui, évidemment ! Vous ne savez pas conjurer un démon. Quelle incapable le roi m'a-t-il envoyée ?
   Le magicien traça rapidement un pentacle et ouvrit une bouteille qu'il avait tirée de sa poche. Une fumée noire s'en échappa et un jeune homme se matérialisa. Sharantyr reconnut le démon qui discutait avec Dorval quand elle était arrivée. Elle eut un sourire un peu crispé, mais aussi ironique : le magicien ne semblait pas se soucier de déranger les démons à tout instant. Le jeune homme avait les sourcils froncés et les mâchoires contractées.
    - Alors, vieux gnome ! lança-t-il. Tu ne peux donc jamais me laisser travailler tranquille ? Comment veux-tu que je trouve les réponses à toutes tes questions si tu me déranges sans cesse ?
   Dorval se redressa et sa petite barbe blanche pointa en avant, l'air agressif.
    - Un peu de politesse, Lorky ! Tu es en présence d'une jeune fille.
   Lorky se tourna vers Sharantyr et un éclair amusé passa dans ses yeux argentés.
    - Excusez-moi. Mais ce vieux grigou abuse tellement de la situation...
   Sharantyr fit un léger geste de la tête, comme pour accepter les excuses. Lorky eut un sourire. Dorval fit demi-tour et se dirigea vers une porte, puis demanda soudain :
    - Au fait, comment avez-vous dit que vous vous appeliez ?
    - Sharane, magicien, répondit docilement Sharantyr.
   Dorval hocha la tête et disparut. Lorky hocha la tête.
    - Pauvre Dorval ! Il n'a plus toute sa tête. Je ne sais pas ce qu'il ferait sans moi. Il a trop de travail. Il est le seul magicien de Palonar et le fardeau est lourd à porter. C'est pour cela que j'accepte de l'aider. S'il me dérangeait uniquement pour être plus brillant que des collègues, je ne me montrerais même pas.
    - Mais la bouteille..., risqua Sharantyr, étonnée de se voir le courage de parler à un démon.
    - Qu'importe la bouteille. Je pourrais m'échapper maintenant, si je le voulais. Mais il serait tellement triste. Enfin, ajouta Lorky, s'il se souvenait que j'existe. Il n'a aucune mémoire.
    - C'est sans doute pour cette raison qu'il veut que je range ses bouteilles et que je les identifie. Il compte peut-être sur moi pour lui dire quelles sont celles dont il a besoin.
   Lorky saisit une main de Sharantyr et l'examina.
    - Ce sont de bien jolies mains pour l'aide d'un magicien gâteux.
    - Je viens d'entrer à son service, fit Sharantyr, en essayant de dégager sa main, horrifiée par ce contact.
   Un éclair passa dans les yeux du démon et il lâcha la main de la princesse.
    - Sharane... C'est bien ainsi que vous vous appelez ? dit-il, l'air un peu fâché.
    - Oui, répondit Sharantyr d'un ton de défi.
   Il eut un gentil rire.
    - Allons, n'essayez pas de me mentir, princesse Sharantyr. Je ne suis pas un démon pour rien.
   La jeune fille baissa les yeux. Elle détestait son interlocuteur. Puis elle songea qu'elle en voulait surtout à Hernst, à cause de qui elle était obligée de discuter et même de travailler avec une graine de démon !
    - Vous allez me dénoncer au magicien ? souffla-t-elle, relevant la tête.
    - Je n'en vois pas l'utilité. De toute façon, je ne lui donne pas deux jours pour oublier que vous êtes la fille de feu Cylk.
   Voyant les yeux de la jeune fille se remplir de larmes, il la prit par les épaules et dit doucement :
    - Je suis un butor ; excusez-moi.
   Sharantyr le repoussa sans méchanceté, mais avec fermeté. Puis elle se força à regarder Lorky et à le dévisager. Lorsqu'elle se vit dans ses yeux, elle s'aperçut avec étonnement que ceux-ci étaient comme des miroirs. Le démon, qui semblait comprendre sa répugnance et sa peur, lui désigna les centaines de bouteilles qui s'entassaient indifféremment.
    - Et si nous nous occupions de leur sort ?
   Sharantyr et Lorky mirent longtemps à classer les bouteilles. La jeune fille commença d'abord par nettoyer les étagères, puis les flacons qui étaient recouverts d'une épaisse couche de poussière. Elle se dit que Dorval ne devait pas en faire souvent usage. Sans doute même ne savait-il pas ce qu'il possédait. Ensuite, avec l'aide de Lorky, qui lui donnait les bouteilles en fonction des sorts qu'elles contenaient, elle les étiqueta soigneusement et les rangea par catégorie, puis par taille. A la fin de la journée, l'étagère étalait avec fierté des rangées de bouteilles bien propres. Dorval n'avait pas montré le bout de son long nez. Lorky jetait de fréquents coups d'oeil à la jeune fille ; celle-ci faisait mine de ne pas s'en apercevoir, mais elle sentait le regard du démon dans son dos et cela l'indisposait singulièrement. Elle éprouvait un dégoût non dissimulé pour ce qu'était Lorky, mais elle ne pouvait se défendre de ressentir aussi une certaine attirance. Elle n'avait jamais rencontré de démons et les avait toujours imaginés comme des créatures affreuses, difformes, toutes noires et méchantes. Lorky ne ressemblait en rien à cela. Il était grand, mince, avec un visage aux traits réguliers et bien dessinés, encadré d'une épaisse chevelure noire indisciplinée, la peau aussi claire que la sienne propre et il faisait montre d'une gentillesse particulière à son égard. Elle en était déconcertée, mais sa terreur était la plus forte. Elle rompit le silence pour ne plus avoir à supporter le regard inquisiteur du démon.
    - Lorky ? Vous connaissiez mon père ?
    - Oui, princesse Sharantyr.
    - Et qu'en pensiez-vous ?
   Lorky réfléchit et dit enfin :
    - C'était un bon roi. Il pensait au bonheur de ses sujets et non pas à la puissance dont il disposait.
    - Vous pensez qu'il méritait de finir ainsi ?
   La voix de Sharantyr était implorante. Elle avait momentanément oublié sa répulsion pour Lorky et ne pensait plus qu'à son père assassiné, au sang coulant de sa blessure et au voile devant les yeux qui s'étaient remplis de tendresse en voyant la jeune fille.
    - Non. Mais nous n'avons pas toujours le destin que nous méritons. Vous voulez le venger, n'est-ce pas ?
   La jeune fille leva un regard empli de larmes vers le démon.
    - Hernst a tué mon père, répondit-elle simplement.
   Lorky hocha la tête. Il lui désigna Le Grand Livre de la Magie.
    - Servez-vous de ce grimoire. Il vous sera d'une aide précieuse.
   Il se retourna et entra dans le pentacle. Il se dématérialisa et la fumée rentra dans la bouteille. Sharantyr, mue par un mouvement qu'elle ne comprit pas, la reboucha soigneusement et la mit avec les autres. Sans étiquette.

   Un an passa. Sharantyr n'avait pas revu Lorky, mais elle s'en trouvait aussi bien. Dorval n'avait pas invoqué de nouveaux démons, passant son temps à faire d'étranges expériences dans son réduit sombre et encombré, et la jeune fille était donc parfaitement en paix. Elle apprenait avec application des sorts qui se trouvaient dans Le Grand Livre de la Magie. Elle songeait de temps en temps à Lorky quand ses yeux se posaient sur la bouteille sans étiquette ; elle se demandait ce qui l'avait poussée à agir ainsi. Dorval semblait avoir oublié jusqu'à l'existence du démon et Hernst celle de Sharantyr. Mais le Conseil des Anciens se réunit au palais de Palonar.
    - Sire, le Conseil a délibéré. Bien que vous soyez en pleine possession de vos capacités intellectuelles et dans la force de l'âge, nous jugeons plus prudent que vous ayez un héritier, même si nous ne doutons pas de la longévité de votre règne. Vous avez une épouse, la fille de Cylk ; rappelez-la. Elle vous donnera l'héritier que nous vous demandons.
   Hernst se redressa, très pâle.
    - Un héritier !
    - Oui, Sire. A moins que vous ne préfériez que le trône soit à la portée du premier aventurier venu, répondit un des Anciens, qui n'avait toujours pas accepté le meurtre de Cylk, lequel était son ami.
   Le Conseil des Anciens préférait le roi Cylk, qui était bon et juste, même si Hernst s'entêtait à l'appeler tyran, et l'usurpateur le savait bien. Mais il avait un avantage : le Conseil n'avait aucun moyen pour le déposer. Sur ce sujet, seul le peuple pouvait décider quelque chose. Hernst réfléchit longtemps à cette requête et, comme il voulait s'attirer les bonnes grâces du Conseil, il finit par envoyer chercher son épouse, la princesse Sharantyr, chez le magicien Dorval.
   Lorky le sut aussitôt. Mais, coincé au fond de sa bouteille, il ne pouvait théoriquement rien faire. Il réunit ses pouvoirs et inspira à Sharantyr le désir d'ouvrir le flacon. Celle-ci, malgré sa peur du démon et sa répugnance pour lui, profita d'un des fréquents moments d'inattention du magicien pour tracer un pentacle sur le sol et ôter le bouchon de la bouteille de Lorky. Celui-ci se matérialisa aussitôt.
    - Princesse, déclara-t-il sans ambages, Hernst a envoyé ses hommes pour vous ramener au château. Le Conseil des Anciens a décidé qu'il fallait un héritier à Palonar. Vous devez vous enfuir si vous ne voulez pas retomber entre ses mains.
   Sharantyr ne sembla pas troublée outre mesure par cette nouvelle. Elle regarda fixement le démon, sa terreur et sa répulsion oubliées, et demanda :
    - Pourquoi m'aidez-vous, Lorky, alors que vous connaissez l'aversion que j'ai à votre égard ?
   Le démon haussa les épaules, sans rien dire, et se retourna vers le pentacle. Sharantyr l'arrêta.
    - Répondez-moi, Lorky.
    - Qu'importe les raisons pour lesquelles j'agis. Hâtez-vous, le moment n'est pas à la discussion.
   La princesse le força à lui faire face. Les yeux-miroirs de Lorky le posèrent sur elle, insondables.
    - Pourquoi, Lorky ? Vous devez me répondre, comme vous répondez à Dorval.
   Le démon eut un sourire amer.
    - Je suis une source de renseignements sur autrui, pas sur moi-même. Je ne suis pas forcé de dire la vérité sur ce qui me concerne. Je vous ai prévenue parce que je vous suis soumis, puisque la bouteille vous appartient, en quelque sorte.
    - Vous ne me ferez pas croire cela. Un démon ne prévient pas son possesseur si celui-ci ne le lui a pas demandé quelque chose.
    - Que savez-vous des démons, à part qu'ils sont monstrueux et méchants ?
    - Ne trichez pas, Lorky, en lisant dans mes pensées.
    - Tous les démons trichent, répondit le jeune homme.
   Il voulut rentrer dans le pentacle, mais elle l'en empêchait.
    - Dites-moi la vérité, Lorky, sinon je resterai ici jusqu'à ce que les hommes d'Hernst viennent me chercher.
    - Par intérêt, dit Lorky, une lueur étrange dans les yeux. Parce que vous êtes la seule qui puisse me libérer de cette bouteille.
    - Je croyais que vous vouliez y rester pour aider Dorval.
    - Ce n'est plus la peine. Il existe, dans le royaume de Vitruve, un autre magicien. Dorval n'a plus besoin de moi. Plus personne n'a besoin de moi.
   Il se dégagea avec brutalité et rentra dans la bouteille. Sharantyr s'en empara avec vivacité, la cacha dans sa besace, saisit quelques parchemins qu'elle avait écrits elle-même et sortit de la demeure de Dorval. Il était trop tard quand les hommes d'Hernst se présentèrent chez le magicien ; l'oiseau s'était envolé du nid.

   Mordr s'ennuyait profondément. Depuis qu'il avait chassé le prince légitime de Vitruve, il n'avait plus goût à rien. Le jeune prince lui avait tenu tête avec beaucoup de courage, mais l'annonce de sa mort était parvenue jusqu'aux oreilles de Mordr. Maintenant, sa vie se résumait presque aux disputes avec sa fille et aux missives injurieuses qu'il adressait au prince d'Unak, son ennemi préféré, maintenant que le prince de Vitruve était mort. Mais celui-ci répondait toujours avec une politesse exagérée ; ainsi, il n'avait rien à se reprocher, tout en mettant Mordr dans une fureur noire. Comme le nouveau roi de Vitruve n'avait pas encore les forces nécessaires pour attaquer le royaume d'Unak, il attendait, rongeant son frein. Il s'opposait de plus en plus souvent avec sa fille, qui le réprouvait secrètement d'être la cause de la mort du prince légitime de Vitruve, qu'elle n'avait jamais vu, mais dont on lui avait beaucoup vanté le courage. Un soir, après une conversation encore plus orageuse que d'habitude, la jeune fille disparut du château...
   Romulf était prince d'Unak. En se promenant incognito dans les rues de sa capitale, il remarqua une jeune fille qui dansait sur la grande place. Ses deux longues nattes brunes voltigeaient autour de son visage, tandis que sa vaste robe rouge tourbillonnait autour d'elle. Il demanda à son voisin, lui aussi fasciné, qui était cette jeune fille.
    - Comment, vous ne le savez pas ? Seul le prince peut-être peut ignorer qu'une pareille créature vit dans ces murs ! C'est la Rose Noire, la tsigane. La plus merveilleuse chanteuse, musicienne et danseuse de toute la planète !
   Romulf observa, subjugué, la danse envoûtante de la tsigane. Celle-ci, la taille souple, une écharpe dorée nouée en guise de ceinture suivant tous ses mouvements, enchaînait toutes les figures les plus gracieuses qu'elle connaissait, mélangeant jetés, pirouettes, cabrioles, entrechats et sauts de biche, le tout à une vitesse stupéfiante. Les couleurs qu'elle avait choisies la faisaient ressembler à une flamme vivante, à un éclair de lumière venu illuminer les ténèbres ordinaires des gens. Ses petits pieds légers semblaient à peine toucher le sol, tant ils étaient agiles ; lors de ses bonds, elle paraissait voler dans les airs, telle un elfe aérien. Sur son visage enfantin, un charmant sourire et une joie qui disait tout le plaisir qu'elle avait à danser. Elle partit dans un tourbillon d'une audace folle, les bras levés au-dessus de sa tête, sa robe tournoyant autour d'elle, et c'était merveille de la voir si proche et en même temps si irréelle. Enfin, la Rose Noire s'arrêta de danser, juste devant Romulf et son voisin.
    - Holà ! fit-elle en riant. Un nouveau spectateur ! Beau garçon, en plus !
   Elle entraîna Romulf avec elle dans sa danse. Le jeune prince était si ahuri qu'il se laissa faire. La Rose Noire tourbillonnait autour de lui comme si rien ne pouvait l'arrêter, si vite qu'il ne pouvait même pas la suivre des yeux. A un moment, elle appuya l'extrémité effilée de ses longs doigts sur l'épaule du prince comme pour se retenir et en profita pour souffler :
    - Que cherchez-vous donc dans les rues de votre capitale, Majesté ?
   Romulf regarda cette extraordinaire jeune fille qui, en le voyant pour la première fois, le reconnaissait sans hésiter.
    - Allons, Majesté, dit-elle en souriant. N'ayez pas peur de moi, je ne vous trahirai pas. Je suis une gitane et vous savez que les tsiganes en savent toujours beaucoup plus longs qu'ils n'en disent.
    - Coeur de gipsy, murmura Romulf.
    - Rentrez chez vous, Majesté. Les rues ne sont pas sûres.
    - Je suis chez moi, ici.
    - Non, Sire. Ici, c'est la demeure des mendiants, des tsiganes et des autres pauvres. La demeure d'un roi, c'est son palais.
   Elle arrêta de danser et salua Romulf. Elle saisit un luth posé par terre et s'éloigna en jouant une musique guillerette. Romulf la regarda disparaître avec une déchirure dans le coeur.
   Le soir venu, une silhouette sombre se dirigea vers les ruines où vivait la Rose Noire. Ces ruines bordaient le cimetière et personne n'osait trop s'en approcher, car les zombies et squelettes ne passaient pas pour être d'une gentillesse intense avec les étrangers. Les ruines restaient donc là, seules traces dans le paysage des guerres passées. La silhouette semblait ne pas se préoccuper de ces rumeurs et si elle avançait précautionneusement, c'était sans doute plus pour ne pas réveiller la Rose noire que pour ne pas alerter les zombies. Elle entra dans la grande salle, seule pièce dont le toit était encore intact. Là, dans un coin, recroquevillée sur elle-même, la jeune gitane dormait, son luth posé à côté d'elle, une besace de cuir sur laquelle s'appuyait sa tête et, à portée de la main, un mignon petit poignard. Le doux visage un peu enfantin était calme et une grande mèche brune barrait l'oeil droit. La silhouette attacha le luth sur son épaule, souleva la jeune fille de terre et prit le poignard et la besace. Lourdement chargée, elle repartit comme elle était venue.
   Quand elle se réveilla, la Rose Noire eut la surprise de voir un plafond magnifiquement décoré au-dessus de sa tête. Elle se redressa immédiatement. Son poignard était là, sa besace et son luth aussi. Mais elle ne se trouvait pas dans les ruines du cimetière. Un jeune homme châtain était assis près de la fenêtre et il semblait attendre son réveil. La silhouette avait un vague air familier. En entendant la jeune fille bouger, il dit doucement :
    - Bonjour, Rose Noire.
   Il se retourna ; c'était le prince Romulf. La Rose Noire eut un geste d'humeur.
    - J'aurais dû me douter que c'était vous. Vous sembliez bien étrange, hier. Pourquoi m'avoir enlevée ?
    - Vous n'avez qu'un mot à dire pour recouvrer votre liberté.
    - Hum ! Ce doit être un bien étrange mot, Sire.
    - Pas du tout. C'est un simple mot, que l'on dit tous les jours. Le mot oui.
    - Oui à quoi ? fit la gitane, méfiante.
    - Je m'ennuie, Rose Noire. J'aimerais que vous me teniez compagnie pendant quelques heures durant la journée. Vous choisiriez bien entendu ces heures et vous feriez ce que vous voudriez le reste de la journée.
    - Et vous me laisseriez partir sans surveillance ?
    - La vie n'est qu'une question de confiance réciproque.
    - Prince Romulf, quand on est roi, il est temps d'oublier les rêves d'enfant. Personne n'est digne d'une confiance aveugle.
    - Mais c'est en la leur donnant qu'on les en rendra dignes.
    - Prince, je ne suis qu'une danseuse des rues. Je ne pourrais pas vivre dans un palais, même quelques heures. Si vous tenez tant à avoir de la compagnie, pourquoi n'inverserions-nous pas les rôles ? Venez me voir danser si vous voulez, puis nous irons discuter dans mes ruines.
    - En compagnie des zombies et des fantômes ? fit Romulf en souriant.
    - Ce sont mes amis.
    - Je ne pourrais pas supporter qu'ils écoutent notre conversation. Je suis jaloux, savez-vous.
    - Etre jaloux d'une fille des rues ! Prince, c'est me faire trop d'honneur !
   La Rose Noire se leva, jeta sa besace sur son dos, glissa son poignard à sa ceinture, prit son luth et se dirigea vers la porte. Romulf se jeta devant elle.
    - Je ne vous laisserai pas partir comme cela !
    - Allons, Sire, ne faites pas l'enfant. Ma place n'est pas dans un palais.
    - Votre place est avec moi. Une tsigane ne lutterait pas si longtemps contre un prince ! Vous n'en êtes pas une.
   Il la prit dans ses bras et la serra contre lui. La Rose Noire se débattit.
    - Une gitane lutte pour sa liberté, prince. Je vous en prie ! Ce n'est pas une attitude digne d'un souverain soucieux du bonheur de son peuple !
    - Pour pouvoir s'occuper du bonheur des autres, il faut d'abord être heureux soi-même, répondit Romulf en déposant un baiser très doux sur la tempe satinée de la jeune fille.
   Mais la Rose Noire n'était pas tsigane pour rien ; elle lui glissa entre les doigts et s'enfuit. Elle fut aussitôt arrêtée par un garde qui patrouillait dans le couloir. Romulf intervint immédiatement.
    - Relâche-la ! ordonna-t-il. Vous êtes libre, Rose Noire.
   La jeune fille avait le visage en feu et elle partit sans plus attendre cacher sa honte dans ses ruines. Romulf alla se planter devant un grand miroir et déclara à son image :
    - Tu es un misérable tel qu'il n'en a encore jamais existé sur Palonar.

   Sur l'Océan de Palonar, un navire voguait toutes voiles dehors. Si Mordr l'avait vu, il serait entré dans une colère inimaginable. Car ce navire était commandé par le corsaire le plus acharné après le roi cruel. Ce dernier ignorait le nom de son ennemi, mais ses hommes l'appelaient Shakou. Si Mordr détestait le prince Romulf plus que tout, il semblait que Shakou haïssait Mordr comme ce n'était pas possible. Le corsaire était apparu sur l'Océan de Palonar il y avait un an de cela, et il s'était rapidement taillé une solide réputation, gagnant une place d'honneur au sein de la communauté des hommes de mer. Depuis ce temps, il n'avait pas cessé d'attaquer Mordr par tous les moyens possibles et imaginables, menant une guérilla en règle à lui tout seul. Sur son bateau, qui arborait fièrement le nom de Griffe de Vitruve en lettres d'or sur fond noir, dix hommes d'une taille et d'une musculature impressionnantes, menés de main de maître par un jeune homme du même âge que Shakou, qui se tenait auprès de son commandant à la proue du navire. Pour l'instant, le corsaire mettait le cap droit sur le royaume d'Unak et non sur celui de Vitruve. Il atteignit le port d'Unak à l'heure du déjeuner. Une jeune fille l'attendait et se jeta dans ses bras dès qu'elle le vit.
    - Shakou ! s'écria-t-elle.
    - Allons, Griffe ! Du calme ! Je ne suis parti que depuis deux mois !
   Shakou éloigna la jeune fille de lui et la regarda en riant. Elle repoussa en arrière la mèche qui lui cachait l'oeil droit et lui sourit à son tour. Elle fit un tour complet sur elle-même avec une souplesse extraordinaire et s'inclina très bas devant le corsaire. Shakou eut un rire amusé et souleva Griffe dans ses bras.
    - Allons, montre-moi où tu habites. J'ai besoin de temps en temps de me retrouver entre quatre murs et d'avoir un toit pour dormir.
    - Mm... Tu auras les quatre murs. Quant au toit, cela me semble plus compromis !
   Griffe appuya tendrement sa tête contre l'épaule de Shakou et ferma presque les yeux. Mais le jeune homme semblait trouver cette attitude étrange. Griffe le guida jusqu'à une bâtisse en ruines près du cimetière. Un zombie patrouillait aux alentours, mais, sur un signe de Griffe, il ne s'approcha pas d'eux. Shakou déposa la jeune fille au sol et regarda autour de lui. Ses yeux gris fascinants eurent un éclat de révolte devant la misère du lieu, mais ce fut tout. Griffe se faisait petite devant le jeune homme.
    - Alors, Griffe ? Que s'est-il passé pendant mon absence ?
   La jeune fille rougit violemment. Shakou se rapprocha et lui dit doucement :
    - Griffe... Je suis ton frère, tu peux te confier à moi. Quelqu'un t'a fait du mal ?
    - Non, Shakou. Seulement... c'est le prince Romulf. Il m'a repérée.
    - Crois-tu qu'il t'ait reconnue ?
    - Il pense que je ne suis pas une vraie gitane.
   Shakou eut un sourire sans joie.
    - Est-ce tout, Griffe ? D'habitude, tu ne réagis pas ainsi pour une chose si insignifiante.
    - Il... il m'a embrassée sur la tempe.
   Griffe baissait la tête. Shakou savait que sa soeur avait peur quand on faisait attention à elle.
    - Allons, Griffe. Ce n'est pas si terrible que cela, au fond. Pardonne-lui, il a dû penser qu'il pouvait se permettre ce genre de choses avec une tsigane.
   Griffe enfouit son visage entre ses mains et se mit à pleurer. Son frère lui entoura les épaules de son bras et ne dit rien. Il avait compris.
   Romulf était sur la grande place quand la Rose Noire arriva. Celle-ci le vit, mais ne lui prêta pas attention. Elle salua son public et se mit à danser. Elle tourbillonnait gracieusement, la taille souple et les pieds agiles. En face de lui, Romulf aperçut un jeune homme nonchalamment appuyé contre une colonne, les bras croisés ; mais son visage démentait son apparente tranquillité, car il avait les sourcils froncés et l'air peu aimable. Ses yeux gris foudroyaient le jeune prince du regard. Romulf alla retrouver son voisin de la veille et lui désigna le jeune homme.
    - Celui-là ? Oh, c'est le frère de la Rose Noire. Il n'est pas souvent là, mais quand il revient, vous pouvez être sûr que tous ceux qui ont essayé de porter la main sur sa soeur vont s'en mordre les doigts. On ne sait pas grand-chose sur lui, mais on pense qu'il passe son temps en mer.
   Romulf acquiesça en remarquant le grand manteau bleu marine avec les galons d'or aux épaules. Oui, ce jeune homme devait être un homme de mer. Il traversa la place et alla droit sur l'inconnu.
    - J'ai constaté que vous me fixiez avec beaucoup d'insolence, commença-t-il.
    - En effet, prince Romulf, mais j'estime en avoir le droit puisque vous vous octroyez celui d'enlever ma soeur et de lui faire violence, répondit l'inconnu avec calme.
    - Je suis venu aujourd'hui avec l'intention de m'excuser pour ce que j'avais fait hier. Je ne sais pas ce qui m'a pris et je tenais à ce que la Rose Noire sache que ce n'est pas dans mes habitudes d'agir ainsi que je l'ai fait.
    - Avez-vous décidé cela en voyant que j'étais revenu ou êtes-vous vraiment sincère ?
    - Votre présence n'a rien changé à ma décision.
    - Alors, écoutez-moi bien : ma soeur n'a que faire de vos excuses. Laissez-la en paix, c'est tout ce qu'elle demande. Vous lui avez fait beaucoup de mal et ce ne sont pas quelques mots qui y changeront.
   La Rose Noire arrêta de danser et prit son luth. Elle en tira quelques notes très douces puis s'en alla en sautillant au rythme de la musique, fredonnant un refrain entraînant. Les habitants savaient qu'elle ferait le tour de la ville pour mettre quelques notes de gaieté dans la vie des gens. Romulf était ensorcelé par cette musique. Il allait suivre la Rose Noire, mais son frère l'arrêta.
    - Prince, ma soeur est une danseuse subjuguante, je le sais. Sa musique est enchanteresse, je le sais aussi. Elle chante admirablement bien également. Cependant retenez bien une chose : je ne peux pas vous défendre d'être charmé, mais ma soeur n'est pas pour vous. Est-ce clair ?
    - Je ne suis pas assez bien pour elle, sans doute ?
    - J'aime bien les gens qui comprennent vite, fit l'inconnu avec un sourire moqueur.
    - Savez-vous que je suis le prince d'Unak ? fit Romulf avec arrogance, sentant la moutarde lui monter au nez.
    - Et alors ? Savez-vous qui est ma soeur ? rétorqua le jeune homme, avec une assurance tranquille.
   Il salua et s'en fut sur les traces de la Rose Noire.
   En rentrant dans son palais, Romulf était encore intrigué par cette conversation. Mais il finit par hausser les épaules et se dire :
    - Bah ! C'est un frère si jaloux de sa soeur qu'il en imagine presque qu'elle est reine !
   Un serviteur se précipita vers lui.
    - Majesté, une jeune fille a demandé asile chez vous !
    - Bien. Tu l'as logée correctement, au moins ?
    - Bien sûr, Majesté. Elle est dans la suite blanche.
    - Dis-lui que je vais bientôt venir la voir.
   Romulf passa rapidement des vêtements un peu plus royaux et se dirigea vers la suite blanche. Dans le boudoir, une jeune fille aux longs cheveux châtains était assise. Elle semblait un peu nerveuse.
    - Bienvenue dans le royaume d'Unak, gente demoiselle ! s'exclama Romulf.
    - Merci, prince.
    - C'est amusant comme certains refusent de m'appeler Majesté ou Sire, songea Romulf. La Rose Noire, son frère et cette jeune fille maintenant. Puis-je savoir quel est votre nom ? demanda-t-il à voix haute.
    - Je... Lina, prince.
    - C'est un nom peu courant.
    - Je ne suis pas d'ici.
   Romulf sourit.
    - Vous venez de Vitruve, n'est-ce pas ? Depuis que Mordr a pris le pouvoir, beaucoup se réfugient dans mon royaume, ce qui explique un peu la haine de Mordr à mon égard. Ne vous inquiétez pas, vous êtes en sécurité ici.
   Il la salua et s'en alla. Il avait autre chose en tête que tenir compagnie à une réfugiée de Vitruve.

   Sharantyr s'était arrêtée dans la forêt qui bordait la demeure de Dorval. Elle y avait fait plusieurs reconnaissances pendant son séjour chez le magicien qui la laissait libre comme le vent. Elle sortit la bouteille de sa besace et la contempla un instant, songeuse. Elle pensait à ce qu'elle allait faire. Se retrouver seule avec un démon, elle, la fille du roi, dans une forêt quasiment déserte, lui semblait folie. Néanmoins, un sentiment étrange la poussait. Elle s'aperçut qu'elle ne haïssait plus Lorky. Son animosité envers lui s'était éteinte doucement, sans qu'elle s'en fût rendu compte. Sans plus hésiter, elle ôta le bouchon. Une fumée noire jaillit du flacon et Lorky se matérialisa. Il jeta à peine un regard autour de lui.
    - Vous avez oublié de dessiner le pentacle, princesse, fit-il remarquer.
    - Il n'y a plus besoin de pentacle entre nous, Lorky. Je vous libère. Allez où bon vous semble.
   Le démon secoua la tête.
    - Ce n'est pas possible ainsi, princesse Sharantyr. Il faut briser le sort.
   La princesse prit la bouteille et allait la fracasser contre un rocher, mais Lorky l'arrêta avec horreur.
    - Pas cela, surtout ! Je serais à jamais prisonnier de ce monde et je perdrais tous mes pouvoirs de démon. Or je tiens à les garder.
    - Vous n'avez pas besoin de vos pouvoirs pour vivre, s'étonna Sharantyr.
    - Je ne sais pas vivre autrement, princesse. Vous semblez oublier que je suis un démon. Une créature des enfers.
    - Oui, peut-être..., répondit Sharantyr, étonnée de ce qu'elle ne voyait plus Lorky sous cet angle.
    - Ne l'oubliez jamais, princesse ! s'exclama-t-il avec rage. Ne l'oubliez jamais car ce serait signer votre perte ! Vous manifestiez de l'hostilité pour ce que je suis, vous devez rester sur ces sentiments. Mieux vaut blesser un démon amical que de faire confiance à un monstre. Un démon reste toujours un démon, quoi qu'il fasse !
    - Pas vous, Lorky ! Vous n'êtes pas comme les autres.
    - Ne recommencez pas, princesse ! A peine vous dis-je quelque chose que vous vous empressez de l'oublier ! Je ne suis pas votre sauveur. Nous n'avons plus rien à nous dire. Maintenant, vous ne serez plus obligée de me côtoyer et vous pourrez vous consacrer à votre oeuvre en ayant l'esprit libre de toute haine parasite. Focalisez-vous sur Hernst, l'usurpateur. Vous avez pris la voie de la vengeance, continuez sur cette voie.
    - Je n'avais pas le choix.
    - Si ; vous pouviez choisir la soumission. Ou la mort.
    - Et laisser la mort de mon père impunie ?
    - Réfléchissez : qu'aurait voulu votre père ?
    - Que je sois heureuse.
    - Alors soyez heureuse et abandonnez ma bouteille ici.
   Lorky se dématérialisa et retourna dans le flacon. Sharantyr la prit et la regarda d'un air pensif. Elle la rangea de nouveau et repartit. Sa destination : le royaume d'Unak.
   Elle approchait des frontières d'Unak quand un bataillon d'hommes en armes se jeta sur elle. Elle se débattit avec vigueur, mais ils étaient trop nombreux et sur le coup, elle ne songea pas à utiliser les sorts qu'elle avait appris chez le magicien Dorval pendant qu'il ne faisait pas attention à elle. Elle fut emmenée et sa seule pensée fut pour Lorky qui croupissait dans sa bouteille sans plus de chance d'en sortir. Elle fut mise en présence du roi Mordr, un gros homme à la moustache noire agressive qui lui demanda d'une voix tonitruante :
    - Pourquoi allais-tu à Unak ?
    - Je voyageais simplement, Majesté.
    - Ceux qui vont chez Romulf sont des ennemis ! barrit Mordr.
    - Je l'ignorais, Majesté, fit Sharantyr en se recroquevillant.
   Mordr saisit la besace et l'examina. Sharantyr frissonna quand il en sortit la bouteille de Lorky.
    - Pourquoi avais-tu cette bouteille de magicien sur toi ?
    - C'est un ami qui m'en a fait cadeau, Sire.
    - Que contient-elle ? Réponds !
    - Un... un démon.
    - Conjure-le !
   Sharantyr traça un pentacle sur le sol en tremblant. Lorky se matérialisa sous les yeux avides de Mordr.
    - Réponds, démon ! Que se passe-t-il si j'efface le pentacle ?
   Les yeux-miroirs de Lorky reflétèrent l'image grotesque du roi.
    - Je ne peux plus me dématérialiser, répondit-il après un silence.
   Mordr eut un sourire gourmand et, de la pointe du pied, il fit disparaître toute trace du pentacle.
    - Emmenez-les ! Attendez ! Au fait, espionne, tu venais du royaume de mon ami Hernst. Celui-ci m'a averti que sa femme, la princesse Sharantyr, s'était enfuie. Tu ne l'aurais pas vue, par hasard ?
    - Oh non ! J'étais au fond des bois, Majesté. Je n'habitais pas près du palais, Sire !
    - Qu'es-tu pour Romulf ? Parce que ce fils de chienne a enlevé ma jolie petite fille. S'il ose porter la main sur elle, je le tue sur place et je l'écorche vif ! Comment ? Vous ne les avez pas encore envoyés au cachot ? Mais que faites-vous donc, bande de fainéants ?
   Sharantyr et Lorky se retrouvèrent dans deux cellules séparées voisines.
    - Pardon, Lorky. C'est de ma faute si vous êtes ici, fit Sharantyr.
    - Bah ! Ce n'est pas plus étroit que dans la bouteille ! rétorqua-t-il.
   Le jeune démon s'installa dans un coin pour réfléchir et ne dit plus rien. Sharantyr se demanda s'il était fâché de ce qu'elle n'ait pas laissé la bouteille dans la forêt.
   Mordr hurlait après ses hommes.
    - Comment a-t-il pu venir jusqu'ici et enlever ma fille sans que vous le voyiez, bande d'incapables ? Il y a un traître parmi vous, c'est sûr ! Capitaine ! Retrouvez-moi cet homme avant la tombée de la nuit, sinon je considérerai que vous êtes ce traître et je vous ferai pendre à l'aube.
   Mordr avait bien tort. Pas sur toute la ligne, mais il se trompait sur la personne. Romulf avait bien enlevé quelqu'un, mais il ne s'agissait nullement de la fille de Mordr, mais bien de la Rose Noire. Profitant de ce qu'elle était seule dans les rues, il l'avait fait capturer par ses hommes et amener au palais. La Rose Noire le regarda avec des yeux haineux.
    - Prince, je croyais que vous regrettiez ce que vous aviez fait hier. C'est en tout cas ce que mon frère m'avait dit. Dois-je croire qu'il m'a menti ?
    - Ce serait le calomnier. J'ai bien dit que je regrettais, mais il n'a pas dû tout comprendre. Je regrette de vous avoir forcée d'accepter le baiser, pas de vous avoir enlevée.
    - Attendez que mon frère l'apprenne et vous vous mordrez les doigts de cette action !
    - Pas de menaces entre nous, Rose Noire. Je suis prince, votre frère n'est rien.
    - Vous nous prenez pour de petites gens parce que je danse dans les rues ? Sachez que mon frère est un corsaire réputé et que du sang noble coule dans ses veines.
    - Et dans les vôtres aussi, puisque vous êtes de la même famille ?
    - Et dans les miennes aussi, acquiesça la Rose Noire.
   Un serviteur affolé entra sans même frapper.
    - Majesté ! On vient d'enlever votre invitée !
    - Et alors ? grogna Romulf. Ne dramatisez pas tout, elle a pu s'en aller comme elle était venue !
    - Non, Majesté ! Il y avait un pli à votre nom.
   Romulf lut rapidement le message :
    - Prince Romulf, quand on se mêle d'enlever ma soeur, on surveille d'abord les jeunes filles inconnues qui demandent asile, surtout quand il s'agit de la fille de Mordr et que l'usurpateur est à vos portes, prêt à vous faire rendre gorge pour vous punir d'avoir enlevé sa fille bien-aimée. Amicalement, Shakou, corsaire de l'Océan de Palonar, frère de la Rose Noire.
   La jeune tsigane éclata de rire.
    - Je vous l'avais dit, prince. Mon frère ne met jamais longtemps à punir les affronts que je subis.
    - Peut-être. Mais vous n'êtes pas encore libre et Mordr n'est pas du genre à vous laisser la vie sauve pour vos beaux yeux.
    - Vous oubliez que mon frère a une monnaie d'échange, dit doucement la Rose Noire.
   Romulf la regarda avec gravité et sembla brusquement prendre une décision.
    - Oui, vous avez raison. De toute façon, je n'ai pas le droit de vous retenir alors que le danger se profile à l'horizon.
   Le serviteur s'éclipsa. On entendait déjà des cris dehors.
    - Partez, Rose Noire, vous êtes libre. Je sens que je vais vous perdre à jamais, mais je préfère encore cette solution plutôt que d'être irrémédiablement privé de vous en vous voyant mourir sous mes yeux. Peut-être me pardonnerez-vous les mauvaises actions que j'ai pu commettre envers vous. Adieu, Rose Noire.
    - Mon véritable prénom est Griffe, prince Romulf. Et j'avoue qu'il ne m'est jamais arrivé d'abandonner quelqu'un quand le danger s'approchait. Vous m'offrez la liberté. Je vous en remercie et je l'utilise pour venir avec vous. Je vous tiendrai compagnie dans l'adversité. Mon frère vous pardonnera comme moi, quand il saura que vous étiez prêt à me laisser partir pour que j'aie la vie sauve.
    - Non, Rose Noire ! Je vous en prie ! Comment voulez-vous que je lutte en vous sachant en danger tout près de moi ?
    - En me voyant près de vous, sous votre protection.
    - Mais...
    - Il n'est plus temps de tergiverser, prince. Mordr va bientôt arriver.
   Romulf la regarda longuement. Ses tendres yeux gris le fixaient sans ciller. Elle avait l'air si jeune, avec sa vaste robe rouge et ses petits pieds nus, si fragile ! Par Sorcerak, que cette jeune fille était attirante ! Il sentait bien que déjà, son coeur n'était plus à lui.
    - Non ! Je refuse catégoriquement ! protesta-t-il, poussé dans ses derniers retranchements.
    - Je vous suivrai quand même. Rien ne m'empêchera d'être à vos côtés dans le danger.
   Romulf parut s'incliner devant son entêtement. Il prit Griffe par la main et l'entraîna dans les couloirs.
   Mordr progressait sans encombres : son armée semait la terreur parmi les habitants. Il ne rencontra aucune résistance, car le royaume d'Unak n'avait pas d'armée, juste quelques gardes dans le palais pour éviter qu'un fou n'attentât aux jours du roi. Le roi usurpateur était à la tête de son armée et il se dirigeait droit vers le château, sans jamais dévier de sa ligne. Ce n'est qu'en arrivant dans le palais qu'il desserra les dents.
    - Romulf ! Où es-tu, fils de lâche et lâche toi-même ? Montre-toi, voleur d'enfant !
   Abandonnant son armée, il se lança à la poursuite de Romulf et de Griffe dans les couloirs.
   Shakou, debout à la proue de son vaisseau, surveillait les opérations de loin. Il eut un sourire de carnassier quand il vit Mordr pénétrer dans le palais. A côté de lui, une mince jeune fille brune protesta :
    - Cela ne vous mènera à rien de m'avoir enlevée ! Mon père vous tuera !
    - J'aurai eu le temps de vous égorger avant, répondit paisiblement Shakou. Cap sur Vitruve ! cria-t-il à ses marins. Mettez toute la voile, le vent est avec nous !
    - Et votre soeur ? Elle était prisonnière de Romulf quand mon père est arrivé !
    - Je connais Griffe. Elle sait ce qu'il faut qu'elle fasse. Et de toute façon, je vous rappelle que vous êtes mon otage. Pourquoi aurais-je laissé ce message sinon pour détourner l'attention de votre père et lui faire épargner ses prisonniers ? S'il veut vous retrouver vivante, bien entendu.
    - Vous êtes horrible !
    - Je sais. Mais vous vous en plaindrez à votre père. Je ne serais pas comme cela s'il n'avait pas été là. Maintenant, silence !

   Sharantyr se morfondait dans sa cellule. Le remords d'avoir entraîné Lorky avec elle dans cette détestable aventure la torturait.
    - Lorky ! appela-t-elle, n'y tenant plus. Avez-vous vraiment dit la vérité à Mordr à propos du pentacle ?
   Le démon ne répondit rien. La jeune fille se reprocha la répugnance qu'elle avait manifestée lors de leurs rares entretiens et pensa qu'il lui en tenait peut-être rigueur. Mais elle vit bouger une pierre du mur qui les séparait. Comprenant de quoi il s'agissait, elle retint la pierre quand elle tomba et la déposa silencieusement sur le sol. La main de Lorky passa par le trou ainsi dégagé et saisit le poignet de la princesse.
    - Bien sûr, Sharane, répondit-il en lui serrant doucement la main. Vous savez bien que je suis obligé de dire la vérité sur tout ce qui me concerne.
    - Je suis tellement honteuse de moi...
    - N'en parlons plus, Sharane. C'est maintenant du passé.
   La pression de sa main sur le poignet de Sharantyr fit comprendre à la jeune fille qu'ils étaient certainement surveillés. Elle repensa à ce qu'avait dit Mordr.
    - Mordr a l'air de tenir à sa fille, dit-elle, songeuse.
    - Oui. Peut-être sera-t-il de meilleure humeur quand il l'aura retrouvée. Mais je plains celui qui l'a enlevée. Mordr va certainement ne faire qu'une bouchée de lui.
    - Qu'est-il advenu du prince légitime ? On m'a dit qu'il avait été chassé.
   Elle appuya légèrement sur l'index de Lorky et le jeune démon comprit que c'était Hernst qui lui avait donné ce renseignement. Il haussa les épaules.
    - Il lui est arrivé ce qui arrive à tous ceux qui se sont fait renverser : il est mort.
   Sharantyr frémit. Le ton froid avec lequel le démon avait prononcé ces paroles lui mordait le coeur. Elle eut envie de crier :
    - Mais mon père est mort ainsi !
   Les doigts de Lorky se refermèrent sur son poignet et elle comprit qu'il jouait un rôle sans doute peu agréable à tenir. Il était le démon sans coeur et peu lui importait la souffrance des autres. Entrant à son tour dans le jeu, elle lança, indignée :
    - Espèce de graine de démon ! Vous n'avez aucune sensibilité ! On disait que ce jeune prince était bon et juste. Sa mort ne vous fait-elle donc rien ?
    - Que voulez-vous que cela me fasse ? Tout le monde mourra. Nous sommes tous des morts en sursis.
    - Je ne veux plus vous entendre ! Vous me révoltez !
   Mais en disant cela, elle appuyait doucement sur l'index de Lorky. Celui-ci frémit ; il savait au fond de lui, grâce à ses pouvoirs démoniaques, que la jeune fille avait changé de sentiment à son égard et cela lui faisait peur. Il ne voulait pas la détourner de son chemin ; elle avait choisi de venger son père, rien ne devait l'arrêter. Il répondit d'une voix agressive :
    - Je parlerai si j'en ai envie ! Ne croyez pas que vous pourrez me faire exécuter vos trente-six mille volontés. Je suis un démon, par Sorcerak !
    - Peuh ! Un piètre démon, railla Sharantyr, qui se laisse enfermer dans une bouteille par un vieux magicien décrépi et qui n'est même pas capable de lutter contre un roi aussi grotesque que Mordr !
   Les doigts de Lorky semblèrent s'affoler sur le poignet de Sharantyr. Elle allait trop loin ! Si Mordr avait posté des espions et que ceux-ci lui rapportaient les propos de la jeune fille, elle risquait d'être exécutée sur-le-champ. On disait que Mordr avait les mises à mort faciles et que la vie des autres lui importaient peu. On chuchotait qu'à son arrivée au château de Vitruve, il avait passé la moitié de la domesticité au fil de l'épée, pour la punir de sa fidélité, et qu'il avait forcé l'autre moitié à le servir.
    - Continuez comme cela, rétorqua Lorky, hargneux, et Mordr pourra bientôt admirer votre jolie tête dans sa collection ! Personnellement, je vous préviens tout de suite que je n'utiliserai pas mes pouvoirs de démon pour venir à votre secours. Votre mort ne me concerne pas.
   Sa pression sur le poignet de la jeune fille fut plus forte.
    - Je m'enfuirai avant ! répliqua Sharantyr.
   Elle se baissa jusqu'à la main du démon pour y déposer doucement un baiser. Lorky frémit et ses doigts caressèrent timidement le poignet de la princesse.
    - Mais vous savez bien que c'est impossible, murmura-t-il d'une voix rauque.
   La jeune fille savait qu'il ne faisait pas allusion à la phrase qu'elle venait de prononcer, mais bien au baiser qu'elle venait de déposer sur sa main.
    - Cela m'est égal. Je n'ai plus rien à perdre, répondit-elle.
    - Je ne peux pas vous le permettre, fit Lorky, au désespoir, sans s'apercevoir qu'il contredisait ce qu'il avait dit plus tôt, mais il ne pensait plus qu'à ce que Sharantyr venait de faire. Votre père se lèverait de sa tombe pour m'en châtier. Je suis un démon, n'oubliez pas, Sharane, une créature affreuse, difforme, toute noire et méchante !
    - Je vous déteste plus que tout, Lorky ! fit la jeune fille en serrant violemment la main du jeune démon.
   Lorky, comprenant que les choses allaient trop loin, sachant qu'elle mentait en disant qu'elle le détestait, voulut mettre fin à cela et tenta de retirer sa main ; Sharantyr l'en empêcha. Alors, il sut qu'il devait la blesser, pour lui redonner la fierté qu'elle était en train de perdre.
    - D'autres choses plus pressantes vous attendent, princesse, dit-il en utilisant intentionnellement son titre afin de respecter les distances. Vous vouliez vous venger. Avez-vous donc oublié le sang qui coulait de la blessure de votre père ? Avez-vous oublié le nom de votre ennemi et l'humiliation qu'il vous a fait subir ?
    - Vous êtes un butor ! s'exclama Sharantyr en appuyant son front dans la paume de Lorky.
   Le jeune démon sentit des larmes tièdes tomber dans le creux de sa main et il en fut bouleversé. Il caressa du pouce la joue de la princesse et chuchota :
    - Je n'ai jamais haï quelqu'un autant que vous.
   Les douces lèvres de Sharantyr se posèrent dans sa main.
   Lorky n'eut que le temps de retirer son bras en entendant des pas dans le couloir. Deux gardes vinrent ouvrir la porte de la cellule de Sharantyr.
    - Nous avons quelques petites questions à te poser, espionne ! fit l'un d'eux avec un gros rire.
    - Est-ce le roi qui vous envoie ? demanda la princesse en s'efforçant de rester calme.
    - Le roi ! Il est parti récupérer sa fille au royaume d'Unak. Non, juste notre capitaine des gardes.
   Lorky grinça des dents. Les manières de ces deux hommes lui déplaisaient souverainement.
    - De toute façon, tu ne peux être qu'heureuse d'être débarrassée d'un compagnon de cellule que tu détestes !
   Sharantyr résista. Elle sentait quelque chose de louche. Un des gardes s'énerva.
    - Allons, espionne ! Nous n'avons pas de temps à perdre !
   Il l'attira violemment à lui. Lorky se redressa dans sa cellule en poussant un hurlement de rage.
    - Tais-toi, graine de démon ! lança grossièrement l'autre garde. Tu vois bien que nous sommes occupés !
   Il renversa la tête de Sharantyr en arrière et essaya de l'embrasser. La princesse résistait de toutes ses forces, mais elle n'était pas de taille à lutter contre le garde, surtout que son collègue, s'impatientant, n'allait pas tarder à venir lui prêter main-forte. Sans plus perdre de temps, Lorky leva les poings vers le plafond et s'écria :
    - Je fais appel à mes pouvoirs démoniaques !
   Un halo l'entoura et il se dématérialisa. Il réapparut juste sous le nez du garde et libéra Sharantyr de l'étreinte importune. La jeune fille, haletante, mais saine et sauve, se réfugia dans un coin obscur.
    - Tu as fait une petite erreur, l'ami, gouailla Lorky. Je ne suis pas une graine de démon, mais un démon adulte. C'est une nuance, mais elle a son importance.
   D'un geste, il envoya le garde contre le mur ; celui-ci, surpris par la force du démon, et ignorant que même un enfant démoniaque était plus fort qu'un humain, se retrouva projeté en arrière et s'écrasa contre la pierre dans un cri sourd. Son camarade, voyant le sort qui lui était réservé, préféra battre en retraite. Le terrain était libre ! Sharantyr se précipita dans les bras de Lorky qui la serra contre lui, oublieux des décisions qu'il venait de prendre.
    - Oh, merci, Lorky ! J'ai bien cru que...
    - C'est fini, princesse. Ils sont partis.
    - Pourquoi n'avez-vous pas essayé de vous enfuir avant, puisque vous pouviez vous dématérialiser ?
    - Je n'allais pas vous abandonner entre leurs mains !
   Il repoussa doucement la jeune fille et fit appel à ses capacités de démon pour trouver le bon chemin vers la sortie. Quand il fut satisfait du résultat obtenu, il se tourna vers Sharantyr qui n'avait pas bougé.
    - Venez, princesse.
   Elle fit quelques pas vers lui, mais l'empêcha de se retourner vers la sortie. Elle se voyait dans ses yeux, mais elle n'avait plus peur de lui. Un démon ? Et alors ?
    - Je te déteste, Lorky, dit-elle à voix basse, ses yeux verts brillant de tendresse.
   Le jeune démon détourna la tête.
    - Je ne peux pas, princesse. Je vous en prie, arrêtez ce jeu avec moi. C'est cruel. Même un démon a droit à des considérations.
    - Je ne joue pas, Lorky.
    - Reprenez vos esprits, princesse et regardez-moi tel que je suis : vous êtes une princesse, véritable héritière du trône de Palonar, et je ne suis que... qu'une graine de démon !
    - Non : un démon adulte, fit Sharantyr.
   Elle leva la tête et posa ses lèvres sur celles de Lorky.
   Une toux discrète les fit sursauter.
    - Ce n'est pas que j'aie quelque chose contre les princesses embrassant les démons, adultes ou non, mais je voulais juste vous avertir qu'il serait plus commode de le faire à bord de mon navire. Je me présente : Shakou, corsaire de Palonar. Je suppose que vous êtes la princesse Sharantyr ?
    - C'est exact, fit la jeune fille en rejetant en arrière sa longue chevelure blond-châtain. Vous comptez me livrer à Hernst ?
    - A cet usurpateur ? Oh non ! J'ai un petit compte à régler avec lui, alors vous m'excuserez... Néanmoins, si vous y tenez, ce dont je n'avais pas l'impression il y a quelques minutes, je peux arranger cela...
    - Je préfère votre première solution, si vous n'y voyez pas d'inconvénient.
    - Mais aucun, bien sûr ! Ami démon, je vous laisse donner le bras à votre compagne.
   Shakou eut un rire brusque et tourna les talons. Lorky et Sharantyr lui emboîtèrent le pas. C'était la débandade dans le palais de Mordr. Il semblait qu'une tornade était passée parmi tous les gardes.
    - Qu'est-il arrivé ? demanda Sharantyr, effarée.
    - Oh rien ! Je me suis juste énervé, parce qu'ils ne voulaient pas me laisser passer.
    - Vous êtes un démon, vous aussi ?
    - Non ! Je suis parfaitement humain. Je veux dire : je suis de la race humaine. Mais je crois que votre compagnon est plus humain que moi, si vous voyez ce que j'entends par là. Vous êtes Lorky, n'est-ce pas ?
    - Comment me connaissez-vous ?
    - Mon père, il y a très longtemps, a possédé votre bouteille.
    - Alors vous savez comment le libérer !
   Shakou s'arrêta et regarda pensivement Sharantyr de ses fascinants yeux gris-vert.
    - Oui, je le sais, mais je ne vous le dirai que lorsque nous serons sur mon navire.
   En passant dans la grande salle du trône, il se pencha et ramassa la bouteille. En sortant du palais, Lorky et Sharantyr virent un fier bateau, aux lignes effilées.
    - Le Griffe de Vitruve ! annonça Shakou. Venez, la journée n'est pas finie.
   A bord, une mince jeune fille aux longs cheveux châtains vint vers eux avec un air boudeur. Sharantyr fut étonnée, mais Lorky eut un petit rire. Shakou lui jeta un coup d'oeil amusé.
    - Je vois que vous avez reconnu mon invitée : la fille de Mordr, Liriana !
    - La princesse de Vitruve !
    - Non. La fille de l'usurpateur, corrigea Shakou. Cap sur Unak ! cria-t-il.
    - Dites-moi comment libérer Lorky du joug de cette bouteille ! implora Sharantyr.
    - Un moment, princesse ; je ne peux pas faire trente-six choses à la fois. Hugo ! lança-t-il à l'adresse de son capitaine. Occupe-toi de Liriana ! Fais-lui la conversation, prends en compte tous ses désirs, mais ne la lâche pas d'une semelle et surtout, ne la laisse pas se jeter à l'eau ! Je suis à vous, princesse.
   Il les mena dans sa cabine et posa la bouteille sur une table. Il regarda les deux jeunes gens.
    - Il faut dessiner un pentacle, pour que Lorky puisse retourner dans la bouteille.
    - Mais je ne veux pas l'emprisonner ! Je veux le libérer !
    - Je sais bien, mais pour libérer quelqu'un, il faut d'abord qu'il soit prisonnier.
    - Faites ce qu'il vous dit, princesse, fit Lorky d'une voix tendue. Je remets ma vie entre vos mains, ajouta-t-il en se tournant vers Shakou.
    - Ne me faites pas rire : un démon ne meurt pas aussi facilement.
   Sharantyr dessina un pentacle et posa la bouteille au milieu. Lorky entra dans le pentacle, se dématérialisa et la fumée réintégra la bouteille. Shakou ferma soigneusement le flacon et se tourna vers Sharantyr.
    - Aimez-vous Lorky ?
    - Cela ne vous regarde pas.
    - Princesse, si vous voulez le libérer, je ne saurais que trop vous conseiller de répondre à mes questions, et vite.
    - Oui.
    - Comment l'aimez-vous ?
    - Au point de donner ma vie pour lui. Au point d'oublier mon dégoût pour ceux de sa race, d'aller me livrer à Hernst, d'oublier la vengeance que j'ai promise à mon père si cela peut le libérer.
    - Je ne vous en demande pas tant. Je voulais juste savoir jusqu'où pouvait aller votre amour, car il est bien vite né.
    - Il n'en est pas moins profondément enraciné.
    - Bien, tout est donc pour le mieux.
   Shakou effaça le pentacle, prit son épée et... l'abattit sur la bouteille qui éclata en mille morceaux.
    - Tout est pour le mieux ! Mais vous venez de le faire disparaître à jamais !
    - Mais pas du tout ! Je viens de le libérer, c'est autre chose. Maintenant, le reste dépend de vous et de votre attachement pour lui. Ou de son attachement pour vous, ajouta-t-il plus bas.
    - Je ne comprends pas.
    - Eh bien, je vais vous expliquer : il est actuellement dispersé dans tout l'espace de Palonar. Ses différents "morceaux", si je peux appeler cela ainsi, vont converger les uns vers les autres, puis vers l'endroit où quelqu'un pense à lui, consciemment ou non.
    - Et il aura conservé ses pouvoirs ?
    - Mais bien sûr ! Je ne suis pas totalement inapte !
    - N'y a-t-il pas d'autre moyen pour le libérer ?
    - Bien sûr que si, mais c'est moins drôle, répliqua Shakou avec un clin d'oeil impertinent. Pensez donc à Lorky, au lieu de me tenir tête !
   Il sortit de la cabine et alla donner quelques ordres, car on approchait des côtes d'Unak. Il revint et Sharantyr le regarda avec désespoir.
    - Il ne s'est toujours pas matérialisé !
    - Patience ! Je vous rappelle que son corps est disséminé dans l'espace. Vous auriez du mal à vous reconstituer rapidement, si vous étiez à sa place.
   Liriana entra dans la cabine, suivie d'un jeune homme aux cheveux châtain foncé ; il s'agissait de Hugo, le capitaine du Griffe de Vitruve.
    - Je voudrais savoir ce que vous comptez faire de moi, corsaire.
    - Ne prenez pas les grands airs avec moi, Liriana. Votre père devra renoncer au trône de Vitruve, épargner tous ses prisonniers et jurer de laisser les royaumes de Palonar, Unak et Vitruve en paix s'il veut vous retrouver.
    - Et s'il refuse ?
    - Alors mon épée aura l'honneur de vous couper la tête. Après cela, je n'aurais plus qu'à tuer Mordr. Mais franchement, je ne pense pas arriver à de telles extrémités, surtout si vous y mettez du vôtre.
    - Vous me demandez de trahir mon père ?
    - Par Sorcerak ! Non, bien sûr ! Juste agir dans ses intérêts et les vôtres.
    - Très bien. Je vous obéirai aveuglement.
    - J'aime bien les gens raisonnables.
   Brusquement, Lorky apparut à côté de Sharantyr. Shakou saisit Liriana par le coude et le conduisit en dehors de la cabine, dont il ferma la porte derrière lui.
    - Merci, princesse. Vous m'avez sauvé, dit le jeune démon, essayant de prendre un ton froid et cérémonieux.
    - Lorky... Pourquoi continues-tu à m'appeler princesse ?
    - Sharantyr... Cela ne me vient pas facilement aux lèvres.
   Lorky se tourna vers la jeune fille. Il tremblait violemment et ne parvint pas à faire un geste pour la repousser quand elle vint se blottir contre lui. Elle lui sourit et, dans ses yeux verts, Lorky put y lire l'amour le plus sincère. Il se passa la main dans ses cheveux noirs, puis laissa tomber ses bras autour d'elle. Il ne pouvait plus rien faire ; il avait trop besoin d'elle. Dieux ! Etait-ce vraiment possible d'aimer une femme à ce point ?
    - J'ai l'impression de renoncer à ma condition de démon, murmura-t-il en se penchant vers elle.
    - Et quel effet cela fait-il ?
    - Un bonheur fou, répondit-il en l'embrassant, avec le sentiment confus de commettre un sacrilège.

   Romulf et Griffe fuyaient toujours devant Mordr. Le prince n'avait aucune honte de ce qu'il faisait : à quoi bon faire face quand la mort vous attendait au tournant ? Et il s'agissait de sauver Griffe de Mordr. Les couloirs, les escaliers, les salles se suivaient et défilaient à une allure vertigineuse. Car ils couraient avec l'énergie du désespoir ; le jeune prince n'avait pas lâché la main de Griffe.
    - Nous allons bientôt avoir parcouru le palais en entier, haleta Romulf.
    - Il est grand, répondit Griffe, très calme.
    - Après cet escalier, nous allons arriver au sous-sol.
   En effet, ils parcoururent des couloirs sombres et tortueux, au sol sale et glissant.
    - Désolé pour la saleté, mais les cachots n'ont jamais été utilisés. Il doit y avoir quelques toiles d'araignée.
    - Pas plus que dans mes ruines, je suppose. Il y a une sortie, au bout de cette série de cachots ?
    - Oui, une petite porte, bien dissimulée. Elle donne sur le port.
   Griffe reprit espoir : le port, cela signifiait Shakou ! Romulf sentit aussi cette infime lueur d'espoir et il se reprocha de compter sur un homme qui ne lui avait manifesté que de l'hostilité jusqu'à présent. Il s'acharna sur la petite porte qui, peu utilisée, refusait de s'ouvrir. Les deux jeunes gens réunirent leurs forces et réussirent enfin à l'entrebâiller. Romulf passa le premier, sur l'insistance de Griffe, puis la jeune fille se glissa à son tour dans le mince interstice. Ils refermèrent la porte au nez de Mordr, mais celui-ci ne s'en préoccupa même pas : il passa tout simplement à travers la porte ; il avait le pouvoir de passe-muraille !
    - Je te tiens enfin, misérable voleur d'enfant ! gronda-t-il. Qu'as-tu fait de ma petite fille ?
    - Tu n'as jamais été capable de trouver le vrai coupable, Mordr ! fit une voix claire dans son dos. Adresse-toi à la bonne personne si tu veux retrouver ta fille !
   Mordr se retourna : là, sur les eaux du port, un superbe bateau aux lignes élancées ; à la proue, fièrement campé, un grand jeune homme mince contre qui était blottie une ravissante jeune fille aux longs cheveux châtains.
    - Shakou ! s'exclama Mordr, sidéré. Un fantôme !
    - Pauvre fou ! ricana Shakou. Les morts ne reviennent pas en tant que corsaires ! Non, c'est bien moi, en chair et en os !
    - Je vais te tuer !
   Shakou dégaina son épée et entoura la taille de la jeune fille de son bras.
    - Holà ! Attention, Mordr ! J'ai ici une jeune fille sensible, qui serait certainement très choquée de me voir tuer son père.
    - Liriana !
   Mordr avait peut-être beaucoup de défauts, mais il aimait sa fille, même s'il se disputait souvent avec elle. Il réfléchit un instant. Romulf et Griffe s'étaient écartés et grimpaient à l'échelle de corde que le capitaine du Griffe de Vitruve leur avait lancée.
    - D'accord, chacal. Que veux-tu ?
    - Pas grand-chose, à vrai dire, usurpateur. En échange de ta fille, je te demande simplement de respecter quelques paroles : d'abord, me rendre mon trône ; ensuite, jurer une paix éternelle aux royaumes de Palonar, Unak et Vitruve et enfin, épargner tous tes prisonniers.
    - Tu veux que je jure une paix éternelle au royaume de Palonar ? fit Mordr, sceptique. Tu sais bien que Hernst est un de mes amis !
    - Mais oui, répondit plaisamment Shakou. Seulement, j'ai retrouvé l'héritière légitime du trône de Palonar et je compte aller le lui rendre. Mais je n'ai pas voulu t'infliger la honte de me soutenir contre ton ami.
   Mordr regarda son ennemi avec stupéfaction.
    - J'accepte tout. Rends-moi ma fille.
    - Tout de suite, Mordr.
   Il serra Liriana contre lui et, d'une seule main, descendit l'échelle de corde. Il mit le pied sur le quai sans lâcher l'échelle et laissa aller Liriana. Celle-ci le regarda d'un air craintif de ses grands yeux marron presque noirs. Il sourit, d'un merveilleux sourire. Liriana fit quelques pas puis se retourna. Elle semblait avoir du mal à se séparer du corsaire. Shakou tendit le bras et l'attrapa du bout des doigts. Elle fut projetée contre lui. Il la serra d'un bras et l'embrassa presque sauvagement. Elle lui mit les mains sur les épaules, mais ne chercha pas à se dérober. Doucement, il la renvoya vers son père. Celui-ci, pâle de rage, allait se jeter sur lui, mais le bateau s'éloigna en mer, Shakou accroché à l'échelle. Le jeune homme eut un geste moqueur de la main et remonta à toute vitesse sur le pont.
   Griffe se jeta aussitôt dans ses bras. Shakou regarda Romulf et alla trouver le jeune prince.
    - Prince Romulf, nous devons vous avouer notre identité : ma soeur et moi sommes les légitimes héritiers du trône de Vitruve. Celle que vous avez prise pour la tsigane Rose Noire n'est autre que la princesse Griffe et je suis moi-même le prince Shakou.
    - J'espère que la princesse Griffe pardonnera les outrages sur la personne de la gitane Rose Noire, fit Romulf d'une voix atone en s'inclinant devant Griffe.
   La jeune fille acquiesça d'un signe de tête. Lorky et Sharantyr vinrent les rejoindre. Shakou remarqua aussitôt le bras du jeune démon passé autour de la taille de la princesse.
    - Que pensez-vous d'aller reconquérir votre trône ? demanda-t-il avec entraînement. Au fait, prince Romulf, j'allais vous entraîner avec nous dans cette lutte, mais peut-être souhaitez-vous ne pas vous en mêler et retourner tranquillement chez vous. C'est une décision que je comprendrais parfaitement bien.
   Romulf croisa le regard gris de Griffe. La jeune fille eut un sourire mystérieux et le prince sut qu'il irait partout où elle serait.
    - Je vous accompagne, bien sûr.
   Griffe défit ses longues nattes et secoua ses cheveux qui se répandirent dans son dos. Sa grande mèche brune lui barrait toujours l'oeil droit, mais elle s'en moquait. Son unique oeil visible fixait Romulf pendant qu'elle commençait à chanter. Shakou eut un sourire, miroir exact de celui de sa soeur quelques instants plus tôt.

   Ils naviguèrent jusqu'au canal de Vitruve, que le père de Shakou et de Griffe avait fait creuser de son vivant. Ce canal permettait de traverser le royaume sans avoir besoin d'en faire le tour, gagnant ainsi un temps précieux. Ils regagnèrent ainsi l'autre côté de l'Océan de Palonar, celui où donnait le royaume de Palonar. Ils remontèrent le long des côtes, jusqu'au port principal, celui de la capitale. Justement, ce jour-là, Hernst était de sortie et paradait dans les rues de sa ville. Il s'inquiétait un petit peu pour Sharantyr, que l'on n'avait toujours pas retrouvée. Il avait bien reçu un message de la part du roi Mordr, son ami, mais il n'y avait pas eu de suite. Shakou débarqua le premier.
    - Ne bougez pas et laissez-moi faire, ordonna-t-il.
   Il se faufila, mince ombre, entre les habitants, parcourant les rues, suivi des autres ; il ignorait où se trouvait Hernst exactement et il se servait de l'affluence pour déterminer sa position. Il dédaignait les rues peu animées et se glissait entre les nombreux passants des grands axes. Enfin, il entendit le son des trompettes et il sut qu'il approchait de son but. En effet, il savait que Hernst aimait s'entourer de ces instruments bruyants. Derrière lui, Romulf grimaça : cette cacophonie n'avait rien de commun avec les mélodies douces que jouait Griffe sur son luth et qui constituaient son répertoire favori. Lorky se demanda fugitivement comment Shakou savait tout cela sur Hernst et pourquoi il n'avait pas voulu faire appel à ses pouvoirs démoniaques. Le jeune homme ignorait l'état d'esprit de ses troupes et il eut juste un petit sourire quand il perçut un léger air un peu triste ; Griffe ne supportait pas les trompettes et essayait d'en chasser le son de ses oreilles en le remplaçant par celui qu'elle créait elle-même. Shakou leva la main sans même regarder en arrière ; immédiatement, le luth s'arrêta. Mince et souple, le jeune homme franchit les dernières barrières qui le séparaient de Hernst, évita tranquillement le rempart constitué par les gardes du corps à l'air féroce et atteignit enfin le roi. Il resta prudemment derrière lui et fit un signe à ses amis restés en arrière. Sharantyr s'avança la première, suivie de peu par Lorky. Griffe venait ensuite, flanquée de Romulf. Hernst ouvrit de grands yeux en voyant Sharantyr surgir devant lui.
    - Ma femme ! Te revoilà enfin ! Tu m'as beaucoup manqué, sais-tu, articula-t-il pour sauver la mise.
   Mais l'épée que Shakou lui mit sur la gorge ne lui permit pas de continuer son mensonge.
    - Ordonne immédiatement que le mariage que tu as contracté avec Sharantyr n'est pas valable, gronda-t-il.
   Quand il le voulait, Shakou pouvait avoir une voix redoutable. Hernst refusa de s'avouer vaincu : il fit appel à son pouvoir et le jeune corsaire, ainsi que ses amis, sentirent leurs paupières s'alourdir. Sharantyr se secoua et constata que même Lorky était affecté par le sortilège. Ne voulant sans doute pas effrayer les habitants, le jeune démon s'abstenait de se servir de ses propres pouvoirs, infiniment supérieurs à celui de Hernst. La jeune princesse tendit le doigt en avant et lança un des sorts qu'elle avait appris chez Dorval. Immédiatement, l'usurpateur se retrouva incapable de se concentrer et la vague de sommeil qu'il provoquait se dissipa. Furieux, il se redressa. Soudain, au milieu des Palons, apparut Mordr et son armée, ainsi que Liriana. Hernst eut un soupir de soulagement en reconnaissant son allié. Shakou fronça les sourcils, contrarié. Il relâcha sa surveillance et le roi en profita pour lui lancer son poing en pleine figure. Deux cris jaillirent en même temps : celui de Griffe, outrée de voir comment Hernst traitait son frère, et celui de Liriana, choquée de ce manque de délicatesse envers un homme qui ne lui était pas indifférent. Mordr eut un léger sourire joyeux, mais il ne pouvait soutenir son ami, ayant promis à Shakou de ne pas porter préjudice aux royaumes de Palonar, Vitruve et Unak. Le jeune corsaire se redressa, l'oeil mauvais, en frottant la mâchoire.
    - On va voir si cela va se passer comme cela ! gronda-t-il. Hernst, usurpateur devant les dieux ! Appelle tes onze meilleurs hommes, ou les plus forts, à ton gré ! Je te propose un combat à la loyale.
   Hernst eut un rire bref et moqueur.
    - D'accord, jeune présomptueux. Je te montrerai que je ne suis pas un usurpateur. J'ai épousé Sharantyr, la fille du roi précédent.
    - Sans son accord ! rugit Shakou. Le Conseil des Anciens me donnerait raison s'il le savait.
   Hernst fit un signe et aussitôt, onze hommes, ou plutôt, onze géants, vinrent se placer à côté de lui. Leur musculature était impressionnante et leur taille peu commune. Shakou répondit par un geste identique et Hugo, suivi de l'équipage, rejoignit son commandant. Les hommes du Griffe de Vitruve étaient, à quelque chose près, aussi imposants que leurs adversaires, mais la carrure de Hugo faisait sourire : Shakou et lui étaient de minces jeunes hommes, grands, souples, mais ne faisant certainement pas le poids devant un des champions de Hernst. Le roi usurpateur lui-même, s'il était d'une taille plus commune, était plutôt trapu et large d'épaules. Les adversaires se placèrent les uns en face des autres, chacun choisissant son antagoniste, tandis que les habitants s'écartaient peureusement, laissant la place pour l'aire de combat.
   Ils firent un pas en avant et l'enfer se déchaîna brutalement. Shakou et Hernst s'opposaient ; l'un, agile comme un serpent, glissait entre les doigts de l'autre, pataud et fort comme un ours. De même, Hugo et son adversaire, le chef des champions ennemis. Rapidement, le premier toucha terre : il s'agissait d'un des hommes de Hernst. Celui-ci poussa un cri de fureur terrible et se rua sur Shakou avec une vigueur accrue. Sur le côté, Liriana suivait le combat avec effroi, tandis que Griffe, en face, avait les yeux injectés et les mâchoires serrées. Lorky serrait la main de Sharantyr pour la rassurer, car la jeune fille n'approuvait pas le défi de Shakou, sachant que sa vie se jouait sur l'issue de la lutte. Mordr essayait de rester calme, mais il pensait que si Hernst gagnait, sa promesse s'en trouverait annulée. Puis, ce fut Hugo, qui, d'une prise savante, fit tomber son adversaire, un homme deux fois plus gros que lui, mais qui n'avait pas la même agilité que le mince capitaine. Peu à peu, l'aire de combat se vidait, les hommes de Hernst tombant comme des mouches et l'usurpateur n'en croyait pas ses yeux. Il ne resta bientôt plus que Shakou et Hernst.
    - A quel maléfice as-tu fait appel pour vaincre mes champions aussi facilement ? grogna Hernst, haletant.
    - Aucun, répondit Shakou en souriant. Tu as juste oublié que mon équipage navigue sur un bateau corsaire et que nous devons bien nous battre quand des pirates s'attaquent à nous. Je peux t'assurer que les pirates de l'Océan de Palonar sont autrement plus combatifs et redoutables que tes malheureux gardes du corps !
    - Gardes du corps ! s'indigna Hernst. Ma garnison d'élite !
    - Tu ferais mieux de la recruter parmi les pirates ! ricana Shakou. Seulement, n'y pense pas trop, car ils ont tous jurés de ne jamais s'attaquer à moi et ils savent ce qu'ils risquent à désobéir.
   Hernst, sans répondre, referma son étreinte d'ours sur le jeune homme et Shakou entendit ses côtes craquer. Dissimulant la grimace de douleur qui lui venait, il eut un rire moqueur et, comme un tour de passe-passe, se dégagea des bras musculeux. Hernst le regarda avec stupéfaction : il l'avait senti glisser entre ses doigts comme s'il n'avait pas eu de consistance. Shakou lui lança un sourire ironique.
    - Il y a des jours où je me demande si je ne descends pas des serpents !
   Soudain, il se jeta dans les jambes de Hernst et le déséquilibra. Alors que l'usurpateur reculait, tentant de reprendre son équilibre, Shakou prit son élan, s'appuya sur les mains et se lança en l'air : ses pieds atteignirent Hernst au visage, tandis que lui-même effectuait un magnifique rétablissement. Son adversaire reculait toujours, mais sa vitesse avait augmenté. Son nez avait pris une étrange couleur, située entre le rouge et le marron et il avait l'air furieux. Il parvint enfin à se reprendre et se rua sur Shakou avec un barrissement digne d'un éléphant. Très joueur, le jeune homme prit le temps de regarder autour de lui d'un air surpris, puis se retourna vers son attaquant. Alors que Hernst allait l'atteindre, il effectua le plus tranquillement du monde une roue qui le mit hors d'atteinte des poings massifs. Sans perdre de temps, il commença à faire une rondade, dans l'autre sens, mais ses pieds serrés frappèrent violemment le roi sur la tempe ; arrêté dans son élan, Shakou resta en équilibre, puis se mit à marcher sur les mains. Tête en bas, il jouissait du spectacle avec un plaisir non dissimulé : Hernst s'était effondré, incapable de résister à la force du choc et il tentait de reprendre ses esprits. Quand Shakou entamait ses exercices de gymnastique, il faisait montre d'une puissance étonnante. Son élan était souvent inarrêtable. Reposant les pieds au sol, il s'approcha de Hernst et lui répéta, de la même voix menaçante qu'il avait eue avant le combat :
    - Ordonne immédiatement que le mariage que tu as contracté avec Sharantyr n'est pas valable.
    - Le Conseil des Anciens a examiné les clauses de notre mariage et l'a déclaré non valable, Sharantyr, bégaya l'usurpateur en se redressant péniblement et en regardant la princesse.
   Quelle honte pour lui de subir cela devant son peuple, ainsi que d'avoir perdu un combat face à un roseau tel que Shakou ! Sharantyr répliqua froidement :
    - Très bien. En tant que fille de feu Cylk, roi de Palonar, je te déclare inapte à régner. Je reprends le trône dont tu m'avais dépossédée et j'en profite pour présenter au peuple de Palonar son futur souverain.
   Elle s'effaça et montra Lorky. Le démon eut un sourire gêné et salua la foule qui se pressait autour de lui. Mais son essence démoniaque était trop visible pour quiconque fréquentant un peu ces créatures-là. Avant que Shakou eût pu réagir, Hernst s'exclama :
    - C'est un démon ! Il veut vous...
   Shakou réagit rapidement et la lame de son épée vint entailler la peau du cou de sa victime. Lorky tendit le doigt et un éclair vengeur s'abattit sur Hernst. Quand la fumée du sort disparut, l'usurpateur s'était transformé en poulet. Evacuant sa tension, la foule éclata de rire. Lorky tendit de nouveau le doigt et Hernst reprit son aspect initial, mais il s'aperçut qu'il était désormais muet.
    - Tu resteras ainsi jusqu'à ce qu'une personne te pose trois fois la même question parce qu'elle croira avoir oublié ta réponse, décréta Lorky. Va, maintenant.
   Hernst s'enfuit sans demander son reste. Shakou se tourna vers Mordr.
    - Je constate que vous avez tenu votre promesse, dit-il courtoisement. Je vous en remercie. Si vous vous étiez joint à Hernst, la victoire eut certes été plus difficile pour moi.
   Mordr gronda. Shakou reprit :
    - Puis-je néanmoins savoir la raison de votre venue, ainsi que votre moyen de locomotion ?
    - Un des mes hommes a le don de téléportation. Je suis venu ici pour le cas où vous aurez perdu devant Hernst, ce qui me libérait de ma promesse.
   Il était visible que Mordr guettait le moment où Shakou abaisserait sa garde pour en être débarrassé à jamais. Mais le jeune homme tenait toujours son épée et il venait de montrer qu'il était capable de se battre. Se forçant à saluer civilement son ennemi, Mordr se détourna et fit un signe à un de ses hommes. Profitant de l'inattention de son père, Liriana posa rapidement ses lèvres sur celles de Shakou, mais la jeune fille disparut, téléportée, avant d'avoir pu achever son baiser. Le corsaire revint vers ses amis et, sans paraître gêné par ce qui venait de se passer, il présenta de nouveau Lorky et Sharantyr. Grâce à sa clémence envers Hernst, Lorky avait rassuré le peuple quant à ses pouvoirs démoniaques. Les sujets pensaient surtout que leur future reine avait été durement éprouvée par ce qu'elle venait de subir et qu'elle avait bien le droit de se choisir un époux selon son coeur. Il semblait évident que les deux jeunes gens étaient amoureux l'un de l'autre. Le Conseil des Anciens eut un air perplexe : Cylk aurait-il approuvé le choix de sa fille ? Mais la joie du peuple, qui acclamait ses nouveaux souverains avec enthousiasme, dissipa la crainte des Anciens et ils se rappelèrent que la jeune princesse détestait les démons. Pour qu'elle ait ainsi changé d'avis, le futur roi devait avoir bien des qualités. Sharantyr, ravie de cet accueil, n'eut que le regret que sa vengeance n'ait pas été plus éclatante. Shakou eut un sourire amusé et murmura :
    - Ne vous inquiétez pas, princesse. Le temps y remédiera.
    - Et vous ? répondit-elle en souriant. Vous avez de nouveau perdu Liriana.
    - Elle reviendra, fit Shakou en montrant ses dents éblouissantes de blancheur dans un rire franc. Elle reviendra, et plus vite qu'elle ne le croit. Sans même que j'aie besoin d'aller la chercher. C'est moi qui vous le dis !
   Il se tourna vers Griffe et Romulf. La jeune fille avait la tête baissée en écoutant le prince. Shakou fronça rapidement les sourcils et jugea qu'il était temps qu'il vienne remettre de l'ordre dans cette histoire. Il s'approcha des deux jeunes gens de son pas félin et coupa court à la conversation. Griffe sursauta, surprise, et rougit violemment. Romulf s'arrêta de parler, décontenancé.
    - Je lui disais..., commença-t-il.
    - Je sais ce que vous lui disiez et je trouve qu'il est lâche de votre part de vous attaquer à une jeune fille qui n'ose pas se défendre. Si vous voulez ma soeur, il vous faudra la mériter ; vous devrez me montrer que vous êtes digne d'elle. Je serai le juge final. Si j'estime que vous ne l'aimez pas assez, je ne donnerai pas mon assentiment.
    - Eprouvez-moi tout de suite !
    - La première épreuve, dit tranquillement Shakou, sera celle du temps. Même si Sharantyr prétend qu'un amour vite né peut aussi être profondément enraciné, vous devrez me prouver que le temps n'effacera pas vos sentiments. Vous avez éprouvé pour ma soeur un amour passager en la voyant danser sur la place de votre capitale. Vous avez été séduit par sa grâce, sa musique, sa voix. Soyez maintenant séduit par son inaccessibilité.
    - Soit. Combien de temps durera-t-elle ?
    - Je serai le seul à le savoir. L'amour vit d'espoir, prince. Retournez dans votre château. Vous avez un royaume à redresser. Si dans un an, vous aimez toujours ma soeur, venez me voir.
   Romulf s'éloigna lentement.
    - Shakou, fit Griffe tristement.
   Le jeune homme se tourna vers sa soeur.
    - Allons, ces épreuves ne feront que renforcer son amour ou je ne m'y connais pas. Tu verras que tu y gagneras beaucoup en te faisant désirer qu'en te donnant tout de suite. Viens. Nous avons notre royaume à rassurer. Tu pourrais aussi me féliciter pour ma victoire contre Hernst ! Non ? Même pas ! Ah ! La famille... je vous jure !
   Ils remontèrent sur le Griffe de Vitruve, reçus par un Hugo hilare et un équipage en pleine forme, et repartirent vers le canal de Vitruve. De la terrasse du palais de Palonar, Sharantyr et Lorky, enlacés, leur faisaient adieu de la main.

Texte © Azraël 1996, 1997, 1998, 1999, 2000, 2001, 2002.
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