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J'observais le groupe qui entra dans mon palais. C'était la troisième fois que je voyais un groupe si nombreux s'aventurer en ma demeure ; cette fois-ci, c'était différent : il y avait à leur tête un jeune homme, fier, presque arrogant, et il était visible qu'il était le chef du petit groupe. Je sentais qu'il allait me poser des problèmes. A regret, je reculais dans l'ombre et retournai dans ma chambre par un chemin secret. Là, je m'assis sur l'unique siège de la pièce - je vivais seul et je recevais peu - et contemplai la double hache qui était accrochée sur le mur d'en face...
La double hache était un symbole depuis longtemps dans ma famille, ou même simplement dans ma civilisation. Tous les palais avaient une salle à la double hache - comme le mien - et elle représentait le passage à l'âge adulte du jeune homme, quand il était jugé suffisamment doué pour recevoir sa propre hache à deux têtes.
J'étais un prince, né d'une reine, mais ma mère m'avait confié que mon père n'était pas l'homme à qui elle était mariée.
- Il est beaucoup moins puissant que ton père, m'avait-elle dit, mais tu l'appelleras père quand même.
Ma mère était belle, très belle, mais elle était aussi la seule femme que je vis tant que je vécus au palais de ce roi que je devais appeler père. J'avais une armée de serviteurs à mes ordres, qui osaient à peine me regarder : j'étais de la race supérieure, mais comme ils n'étaient pas responsables de leur naissance obscure, je me montrais bon avec eux.
Mon seul ami était un jeune homme intrépide, qui avait encore ses boucles blondes d'enfant ; il osait venir vers moi, me parler et même me tenir tête. Son père était fort apprécié de mon "père" et s'était attiré l'amitié d'une de mes soeurs. Il était aussi le seul dont moi, le demi-dieu, j'acceptais les remontrances - sauf celles de ma mère, mais elle avait été choisie par un dieu - lesquelles étaient toujours justes et avisées. Il n'avait pas la bassesse de ses semblables qui m'approuvaient en ma présence, mais me désavouaient dès qu'ils me croyaient au loin.
Avec mon ami, nous étions devenus des experts dans la connaissance du palais de mon "père". Il n'était pas une galerie, pas une pièce qui nous était inconnue et nous avions vite repéré tous les chemins qui y menaient. Aussi nous étions capables d'espionner la moindre conversation et nous ne nous en privions pas. Hélas ! Que l'on apprend des choses désagréables à écouter des conversations que l'on ne devrait pas entendre ! Ce fut ainsi que j'appris la haine de mon père humain à mon égard ; il avait d'autres enfants, dont des filles que mon ami me décrivait avec enthousiasme, et il m'interdisait de les voir. Loin d'être fier de ce que son épouse ait été choisie par un dieu, il me considérait comme un fléau.
Il discutait avec le père de mon ami ce jour-là. Il lui dit clairement qu'il guettait la moindre incartade de ma part pour se débarrasser de moi définitivement. Son interlocuteur le tempéra et objecta que tuer un enfant ne pourrait qu'attirer la défaveur des dieux sur la cité. Je sentis mon sang bouillir : je n'étais pas seulement un enfant, j'étais le fils d'un dieu ! Ma mère me l'avait dit, en termes clairs :
- Tu es né par la volonté d'un dieu.
Et je la croyais, car elle avait toujours un sourire tendre, à la fois triste et fier, quand elle me disait cela. Je savais aussi, toujours à cause de ma manie d'espionner, que jamais mon "père" ne lui avait pardonné d'avoir fauté et que, pour se venger d'elle en l'humiliant - elle, une fille de dieu également, une fille du dieu soleil ! - il la trompait plus souvent qu'à son tour. Ma mère lui avait jeté un sort, qui tuait ses maîtresses ; je trouvais le traitement justifié, voire même trop clément.
Le roi demanda alors à son interlocuteur, lequel était un grand inventeur, de se préparer à me construire un très grand palais, que l'on nommerait le palais de la double hache. Cette demande devait avoir un sens caché, car je vis l'inventeur pâlit légèrement ; pour moi, c'était un honneur et je ne comprenais pas pourquoi mon "père" se montrait si aimable à mon égard juste après avoir avoué sa haine pour moi. Puisque je faisais partie de la race supérieure, il ne pouvait décemment me donner une simple double hache, si bien qu'il me donnait un palais, c'était simple.
Joyeux, je courus voir ma mère pour lui annoncer la bonne nouvelle. Elle ne réagit pas comme je l'attendais. Plutôt que se réjouir avec moi, elle me serra contre elle, mon visage pressé contre son épaule, et elle me berça comme elle l'avait fait quand j'étais un tout-petit. Ce fut ainsi que son époux nous surprit et il commença aussitôt à insulter ma mère. Je n'en croyais pas mes oreilles.
- Femme dépravée ! hurla-t-il. Non seulement tu as désiré son père, mais tu soupires maintenant après ton fils, sous le couvert d'une affection maternelle ! Je vais faire enfermer ce monstre !
Monstre ? Moi ? Comment ce représentant mortel osait-il m'appeler ainsi, moi, un demi-dieu ?
- N'effraie pas l'enfant ! le prévint ma mère.
- Je me suis tu trop longtemps ! cria-t-il de plus belle. Monstre ! Monstre ! me jeta-t-il à la face.
C'était plus que je pouvais en supporter. Je me redressai de toute ma taille et je m'avançai vers lui, l'air menaçant. Il se tut soudain et s'enfuit presque, tentant malgré tout de conserver un peu de dignité : malgré ma jeunesse, j'étais déjà plus grand que lui et bien plus fort.
Une fois qu'il eut disparu, je me tournais vers ma mère et la pris dans mes bras.
- Pardonne-moi, murmurai-je en la sentant trembler contre moi. Je ne savais pas à quel point c'était entre vous... Je vais te débarrasser de ce... de ce monstre ! Il n'est pas mon père !
Elle leva vers moi un visage angoissé.
- Non, mon fils, non, mon Astérion ! fit-elle avec une douceur déchirante. Je ne veux pas que tu deviennes un monstre sanguinaire à cause de moi, ni même l'assassin d'un seul homme. Il est difficile de s'arrêter une fois que l'on a goûté au sang ! Non, vis, mon fils, vis pour moi, dans l'honneur et la douceur !
J'embrassai tendrement ma mère, puis allai voir l'inventeur et son fils. Ils surent au premier coup d'oeil que quelque chose n'allait pas et le plus âgé des deux se leva, préoccupé, négligeant de dissimuler les plans complexes qu'il dessinait, ainsi qu'il le faisait d'habitude, jaloux du secret de ses inventions.
- Que se passe-t-il, Astérion ?
- Mon père... je veux dire, celui que vous appelez le roi... il m'a traité de monstre.
Mes deux amis pâlirent. Je me tournai vers mon compagnon de jeux.
- Ma mère a toujours réussi à m'en détourner jusqu'à maintenant, mais... apporte-moi ce que vous appelez un miroir...
Le jeune homme blond regarda son père qui acquiesça tristement et il obéit.
Je regardai longuement le visage étranger que me renvoyait le miroir, qui pourtant était le mien. J'effleurai mes traits de mes doigts.
- Pourquoi un monstre ? C'est le visage du dieu...
- Certes, Astérion, mais les autres te trouvent monstrueux... Ils acceptent tout d'un dieu, mais pour eux, tu n'es qu'un mortel, une vulgaire parodie du dieu et ils sentent insultés. Tu es différent d'eux, donc ils rejettent toutes les fautes sur toi.
Je hochai la tête et m'apprêtai à quitter la pièce. L'inventeur me rappela :
- Astérion ! Viens ici. Je sais que tu as surpris la conversation que j'ai eue avec ton "père". J'ai donc fait les plans de ton futur palais, le palais de la double hache. Ils sont assez compliqués et je voudrais que tu les étudies.
J'étais surpris : l'inventeur n'avait jamais laissé voir ses plans à qui que ce soit. Je me sentis flatté de l'honneur et je m'assis à sa table pour examiner les plans.
Dès le premier coup d'oeil, je compris que ce palais contenterait mes désirs les plus secrets. Penché sur les plans si minutieux, j'oubliai le temps : je suivais du doigt l'enchevêtrement des couloirs avec une joie enfantine et je remerciai intérieurement l'inventeur d'avoir fait de ma chambre la salle de la double hache. Mes deux amis se tenaient toujours debout devant moi, sans oser rompre le silence. J'étais fasciné par l'ingéniosité de ces plans.
- C'est magnifique, soupirai-je. Je suis impatient qu'il soit terminé !
- Tu y seras tout seul, objecta l'inventeur.
Je réfléchis un moment.
- Ne pourrai-je y emmener ma mère, pour la soustraire à ce monstre qu'est mon "père" ?
- Non, vraiment pas, Astérion. Je regrette.
- Au moins, je pourrai toujours venir vous voir, n'est-ce pas ?
L'inventeur sourit.
- Regarde, ici, dans ta chambre, il y a un passage secret qui rejoint un souterrain, lequel te mènera soit ici, soit dans les appartement de ta mère.
Je souris à mon tour.
- C'est magnifique, répétai-je.
Les travaux commencèrent dès le lendemain matin. J'aurais bien aimé aider les esclaves qui construisaient mon palais, tant j'avais hâte d'y habiter, mais je savais que la présence d'un demi-dieu parmi eux les effrayerait. Aussi, le soir, sous la direction du fils de l'inventeur - également son élève - je pris la relève des esclaves, pour faire avancer le travail. Mon intelligence était vive et j'avais bien retenu les plans, si bien qu'en peu de temps, j'étais autonome. Je travaillai toute la nuit et ne quittai les lieux qu'en entendant les voix des esclaves qui arrivaient.
J'ignorai quels commentaires ils firent en voyant que l'ouvrage était plus avancé que là où ils l'avaient laissé la veille, mais bientôt, la rumeur se répandit que le roi faisait travailler les esclaves jour et nuit sur le fabuleux nouveau palais. Pour ma part, je dormais le jour et travaillais comme un forcené la nuit, abattant le travail de dix hommes. Mon "père" avait eu raison de battre en retraite devant moi quand il avait insulté ma mère, car j'étais si fort que j'aurais pu le tuer en voulant simplement le blesser.
Enfin, après un an de travaux acharnés, mon palais fut terminé. J'y emménageai sans attendre l'ordre. En grand secret, l'inventeur architecte, utilisant le souterrain qui reliait sa chambre à la mienne, vint m'apporter, de la part de ma mère, une double hache que je pendis au mur. J'avais insisté pour qu'il n'y ait aucune décoration et je passais mes journées à sculpter les murs, ou à les peindre, ou composer des mosaïques.
Maintenant qu'il ne m'avait plus sous les yeux, mon "père" put m'oublier totalement. Perdu dans mon travail, j'en aurais également oublié le temps et les repas, si mon ami d'enfance ne venait pas me les apporter. Comme il n'osait guère s'aventurer dans mon palais à la structure complexe, il se rendait dans ma chambre et faisait résonner une lourde cloche de bronze que je pouvais entendre de n'importe où. Alors je lâchais mes outils et regagnais ma chambre au petit trot pour y trouver mon ami. Pour ma part, je ne me perdais jamais chez moi - l'architecte lui-même avouait ne plus se souvenir de tous les chemins - ce qui me permettait de réaliser une certaine unité dans ma décoration.
Ma mère parvenait parfois à s'éclipser pour venir me rendre visite, mais c'était relativement rare, car son mari la faisait surveiller. Pourtant, c'était elle qui me rapportait les rumeurs qui commençaient à courir sur le palais de la double hache et son mystérieux occupant. Peu de gens avaient connaissance de mon existence, si bien que mon "père" ne pouvait pas expliquer qu'il m'avait offert ce palais comme on offrait un temple à la statue d'un dieu. L'imagination populaire avait pris le dessus : on racontait que le palais était en réalité une prison, où le roi avait enfermé un général trop arrogant et qui en savait trop, ou bien un jeune homme qui avait trop montré l'amour qu'il portait à ma mère ou enfin un monstre ! Cette dernière hypothèse me fit froncer les sourcils, mais je pris le reste avec bonne humeur.
- Une prison ! fis-je en riant. Alors que mes portes sont toujours ouvertes ! N'importe qui peut y entrer et je peux en sortir à tout moment !
Ma mère ne riait pas. Je découvris bientôt la raison de sa tristesse : je n'étais pas son seul fils et l'un de mes frères avait été tué perfidement par le roi d'une cité lointaine. Mon "père" entreprit de se venger et reçut une aide divine. Je fus désolé pour ma mère, mais cette perte ne m'affectait pas autant qu'elle : je n'avais jamais vu mon frère. Le résultat qui compta pour moi fut que mon "père", regrettant sans doute de m'avoir isolé, m'envoya de la compagnie : quatorze jeunes gens !
Je les observai longuement avant de faire quoi que ce soit. Ils avaient l'air désemparés. J'appris plus tard que celui que je devais appeler père, pour être sûr qu'ils ne me laisseraient pas à ma solitude, les avait fait déposer de nuit à l'endroit où je travaillais. Sans doute, l'architecte avait-il un lien avec cette histoire, car son fils avait voulu voir sur les plans où se trouvait l'endroit où je travaillais sur mon actuelle frise.
Je les observai durant deux jours, puis je m'aperçus qu'ils avaient faim et soif. Je n'étais guère en meilleur état, car mon ami aux boucles blondes n'était pas venu depuis deux jours. J'abandonnai donc mes compagnons - qui ignoraient ma présence - et empruntai le souterrain pour aller voir mon ami. Il eut l'air surpris en me voyant - c'était la première fois que j'utilisais le souterrain.
- Que se passe-t-il, Astérion ? me demanda-t-il.
- J'ai faim, répondis-je avec un air d'évidence en haussant les épaules.
- N'as-tu pas de la nourriture en abondance ? risqua son père.
- Parlons-en ! Mes invités meurent de faim également et sont installés de façon pitoyable. Si au moins, on m'avait prévenu de leur arrivée...
L'architecte eut une toux discrète.
- Astérion, je suis désolé... Ce ne sont pas des invités... ce sont des proies.
La surprise m'empêcha de répondre aussitôt. Je me laissai tomber lourdement sur une chaise.
- Des proies ? répétai-je. Est-ce que mon père compte organiser une chasse à l'homme dans mon palais ?
J'étais un peu indigné : jamais il ne m'avait traité avec une telle désinvolture !
L'inventeur s'assit à son tour.
- Non, Astérion. Ton père s'attend à ce que tu les manges...
Je dus faire appel à toute la bonne éducation que m'avait dispensée ma mère pour ne pas me mettre en colère, mais je savais que mes deux amis n'étaient pas responsables.
- Ce... ce monstre ! grondai-je entre mes dents serrées. Comment ma mère a-t-elle pu épouser un tel homme ?
L'architecte haussa les épaules avec un air d'ignorance. Je les regardai tous les deux.
- Vous m'aiderez, n'est-ce pas ?
Mon ami aux boucles blondes acquiesça sans mot dire. Il commença par m'apporter à manger, afin que je puisse raisonner avec un cerveau à peu près clair, même si j'aurais pu tenir beaucoup plus longtemps à jeun. Puis il m'amena des provisions pour mes invités malgré eux. Je souris en voyant la quantité : il avait dû piller allègrement les cuisines !
Son père et lui me suivirent dans mon palais, les bras chargés de victuailles. Je déroulai les plans sur le sol. Tout en parlant, je montrais les salles du doigt :
- Ils se trouvent actuellement ici ; un très mauvais endroit, car je ne peux plus travailler. Ici, il y a une des deux sources. C'est suffisamment éloigné de mon lieu de travail pour qu'ils ne viennent pas me déranger et assez près pour que je puisse veiller sur eux. Le problème est maintenant de les emmener dans cette salle.
Mes amis me suivirent pour déposer la nourriture près de la source; ce fut pour moi l'occasion de constater la confiance qu'ils avaient en moi : même l'architecte ne se souvenait plus de la disposition des salles et ils étaient à ma merci entière et totale. Une fois cela fait, je les raccompagnai jusqu'au souterrain, puis retournai observer mes invités. La plupart dormaient en gémissant, tandis que d'autres étaient assis, résignés. Je remarquai alors qu'il y avait parmi eux des femmes, comme ma mère ; cela me parut presque étonnant ; à ne voir que ma mère, j'avais fini par croire qu'elle était la seule de son espèce, même si je savais que mes soeurs lui ressemblaient.
Personne ne regardait dans ma direction, aussi je déposai un fruit à mes pieds, puis en fis rouler un autre vers eux. J'avais pris soin de marquer le chemin à suivre par des fruits et j'espérais que l'un d'eux serait suffisamment intelligent pour les suivre. Une des jeunes filles releva la tête en entendant le fruit rouler ; elle le vit, l'attrapa et réveilla doucement la jeune fille qui dormait sur ses genoux. Silencieusement, elle lui tendit le fruit, puis se leva et vint dans ma direction. Elle vit l'autre fruit et allait le ramasser quand elle vit qu'il y en avait d'autres. Elle se redressa sans y toucher et, sans faire de bruit sur ses pieds nus, elle suivit la piste. Elle allait me découvrir, réalisai-je avec horreur ; je reculai, mais, l'esprit en désordre, je ne m'aperçus que trop tard que j'étais acculé dans la salle de la source qui ne contenait qu'une seule entrée. Je me figeai sur place au moment même où elle entra.
Elle ne vit d'abord que la source et y courut avec un faible cri de joie. Je ne pouvais m'empêcher de l'observer, même si je faisais mon possible pour rester immobile, afin qu'elle me prît pour une statue. Je la vis donc reprendre quelques couleurs, puis se débarbouiller à l'aide d'un pan de son vêtement qu'elle avait mouillé. J'étais troublé : j'avais toujours cru que ma mère était le plus belle femme, mais cette jeune fille la surpassait et je ne parvenais pas à comprendre comment mon "père" avait pu la condamner à mort sans regret.
Je dus me recomposer un visage en un instant, car la jeune fille regardait dans ma direction ; elle eut d'abord un mouvement de peur, puis je la vis se calmer devant mon immobilité. Elle vint vers moi et s'agenouilla à mes pieds.
- Ô seigneur dieu, fit-elle humblement, on nous a fait venir ici pour nous donner en pâture à un monstre, mais sûrement quelqu'un capable de sculpter les bas-reliefs que j'ai vus ne peut être un monstre ! Et cette nourriture ! Ô puissant dieu, si pourtant cela était vrai, protège ma jeune soeur Larissa, que mes parents n'aient pas à pleurer deux de leurs filles !
Malgré l'envie que j'avais de lui assurer qu'il ne lui serait fait aucun mal, je ne bougeai pas et ne dis rien. Je restai immobile, comme si j'avais été une statue. D'un certain côté, j'étais terrifié : j'avais entendu un nom ! Ma mère m'avait bien répété qu'il m'était interdit d'utiliser un nom ou même de l'entendre et, malgré toutes les conversations que j'avais bien pu espionner, jamais je n'avais pu en surprendre un seul. Or voilà que cette jeune fille me confiait le nom de sa jeune soeur ! Ma mère s'était-elle trompée ? Les descendants divins pouvaient-ils éviter de faire le mal même en connaissant un nom ?
La jeune fille se redressa, ses yeux emplis de larmes. Mon silence et mon immobilité, à moi qu'elle devait prendre pour une incarnation du dieu, lui donnaient à croire que je n'avais pas entendu sa prière. Pourtant, malgré sa détresse, je ne pouvais rompre mon immobilité : je ne savais comment agir avec des femmes, si bien que je la laissai partir. Je la suivis sur une certaine distance, puis rebroussai chemin en constatant qu'elle ramenait ses compagnons vers la salle où ils s'installèrent.
Je m'aperçus un peu plus tard que d'avoir choisi une salle avec une seule entrée ne faciliterait pas ma tâche de les nourrir, mais je faisais confiance à mon ingéniosité pour contourner cette difficulté, ou à celle de l'inventeur dans le pire des cas. J'avais un peu de temps pour trouver une solution, puisque les provisions n'allaient pas disparaître tout de suite. Rassuré sur leur sort, je regagnais ma chambre, plutôt éloignée de la salle où se trouvaient mes hôtes, et je m'assis pour réfléchir, le regard fixé sur la double hache.
J'attendis la nuit pour retourner à l'endroit où ma fresque était inachevée. Le mur d'en face, terminé, était une longue frise sculptée racontant l'histoire de la mère de mon "père". Mon ami aux boucles blondes, un jour que nous parlions d'ascendance divine, me l'avait racontée, me faisant remarquer que le roi était aussi le fils d'un dieu. Celle que j'étais en train de réaliser était une mosaïque, dont la confection ne faisait pas de bruit et donc, je ne réveillerais pas mes invités. Je représentais les visages des dieux et je venais juste de finir le dieu soleil, le père de ma mère. J'hésitai un instant sur celui auquel j'allais m'attaquer, jouant machinalement avec les cubes de couleur. Je me décidai pour la déesse de l'aurore.
Le soleil venait juste de se lever quand j'entendis un bruit de pas qui venaient dans ma direction. Ma mosaïque n'était pas tout à fait terminée, mais je ne pouvais me permettre d'attendre. D'un bond, je me levai et abandonnai la place. Bientôt parut la jeune fille que j'avais déjà vue, la soeur de Larissa. Elle s'arrêta en voyant les cubes épars sur le sol et remarqua aussi la nouvelle mosaïque inachevée.
- Il y a un autre prisonnier ! murmura-t-elle. Et c'est cet artiste !
Je fus choqué : elle se considérait comme une prisonnière ! Et puis, je réfléchis à la manière dont mon "père" les avait fait entrer dans mon palais : ils n'avaient sans doute jamais vu que la porte d'entrée était ouverte ou plutôt, qu'il n'y avait même pas de porte.
La jeune fille se redressa et s'en alla, sans doute pour me laisser finir mon travail. J'attendis un long moment, puis achevai ma mosaïque en hâte avant de partir comme un voleur. Qu'il était donc dur d'être un demi-dieu parmi des mortels ! Mais le roi des dieux n'avait-il pas tué son amante en se montrant à elle dans toute sa divinité ? Et moi, je ne savais pas comment dissimuler la mienne ; certaines personnes - mes parents, eux-mêmes enfants d'un dieu, mes deux amis, également d'ascendance divine et royale - pouvaient supporter ma vue, mais non les autres.
A cause de cette jeune fille qui semblait avoir épuisé son potentiel de peur, à l'encontre de ses compagnons, je dus redoubler de prudence. Alors que les autres restaient prudemment dans la salle, près de la source, elle s'aventurait dans les environs. Je profitai de cette habitude pour déposer de la nourriture fraîche sur son passage, ainsi que des couvertures que j'avais prises dans mon ancien palais, afin qu'ils ne souffrent pas du froid la nuit. Je ne savais que leur procurer d'autre : c'était tout ce dont je disposais moi-même.
Continuant à orner les murs de mon palais, je m'éloignais de plus en plus de la salle où se trouvait la source. Je délaissai la mosaïque et prit mes outils de sculpteur. Je réfléchis un instant, puis décidai de représenter la vie de l'oncle de mon "père", un courageux guerrier. J'en étais à sculpter la tête d'un dragon quand je sentis soudain que je n'étais plus seul.
Je pivotai sur mes talons, tenant toujours à la main mon ciseau de sculpteur. La jeune fille se tenait devant moi et me regardait sans peur. J'émis un cri étranglé, voulus reculer, heurtai le mur de mon dos et élevai les bras devant mon visage en un pitoyable geste de protection. J'avais réfléchi longuement aux paroles de l'architecte : si les autres me trouvaient monstrueux, ils devaient certainement avoir peur de moi ! J'entendis des pas, mais au lieu de s'éloigner, ils se rapprochaient. Je sentis une petite main se poser sur mon bras.
- Pourquoi te caches-tu de moi ? fit la jeune fille.
J'abaissai lentement mon bras.
- Pour ne pas te faire peur, répondis-je.
- Je n'ai pas peur. Je t'observe depuis longtemps et j'ai compris que tu étais notre bienfaiteur. Es-tu un ancien prisonnier ? As-tu déjà vu le monstre qui vit ici ?
- Il n'y a pas de monstre ; il n'y a que moi. La rumeur dit que je suis le monstre, mais ce n'est pas vrai. Mon père était un dieu, alors ils ont peur de moi et me calomnient.
Elle me regarda longtemps, puis rit.
- Je le croirais volontiers, car tu te promènes sans peine en cet endroit et seul un dieu le pourrait. Dis-moi, est-ce toi qui as sculpté et orné les murs ?
- Oui. J'aime beaucoup faire cela.
- Je m'appelle Timandra, dit-elle brusquement.
Je la regardai avec horreur ; qu'avait-elle donc fait ? Je savais son nom et je disposais donc d'un pouvoir terrible sur elle ! Elle s'aperçut de mon inquiétude et m'interrogea à ce sujet. Je lui racontai ce que m'avait expliqué ma mère.
- Ce n'est pas vrai, fit-elle. Il y a beaucoup de demi-dieux et ils peuvent entendre les noms. Les dieux aussi le peuvent. Je suis sûre que ton père sait le nom de ta mère. Et toi, quel est ton nom ?
- Astérion, répondis-je, dérouté, me promettant d'avoir une explication avec mes amis au plus tôt.
Désireux de changer de sujet, je l'interrogeai sur ses compagnons et j'appris qu'ils dépérissaient par manque de soleil.
- Pourquoi ne sortez-vous pas de temps en temps ? m'étonnai-je.
- Nous ne savons pas où est la porte de sortie, répondit-elle simplement.
Je mordillai pensivement ma lèvre inférieure.
- Ne bouge pas, dis-je soudain à Timandra.
Je partis au petit trot dans les couloirs, vers la porte d'entrée. Là il y avait des soldats armés et, parmi eux, je reconnus un homme que j'avais côtoyé étant enfant. Je l'attirai à l'intérieur sans me faire voir de ses compagnons et il s'apaisa presque aussitôt en me reconnaissant.
- Pourquoi êtes-vous là ? demandai-je.
- Ce n'est pas pour toi, seigneur Astérion. C'est pour éviter que les prisonniers ne s'échappent.
Je laissai partir l'homme ; il avait fait partie de ceux qui ne m'avaient jamais menti et j'avais besoin de cela en un moment où tout mon monde s'effondrait. Il avait prononcé le mot : prisonniers. Je revins plus lentement vers l'endroit où m'attendait Timandra. Je n'avais pas encore décoré cette partie, mais même la pierre nue me paraissait magnifique. Pourquoi le roi voulait-il faire de mon palais une prison?
Timandra me regarda étrangement quand je revins.
- Suis-moi, dis-je sobrement.
Je la menai jusqu'à ma chambre et je lui montrai le passage secret. Un éclat de compréhension s'alluma dans ses yeux. Nous empruntâmes le passage et entrâmes chez mes deux amis ; s'ils furent surpris de me voir arriver avec une jeune fille, ils n'en dirent rien.
- Cette jeune fille amènera ses compagnons ici cette nuit, dis-je. Pourrez-vous vous occuper d'eux ? Mon père ne remarquera jamais quatorze nouveaux serviteurs...
Ils acquiescèrent ; Timandra et moi retournâmes dans mon palais. Je lui fis apprendre le chemin par coeur depuis la source jusqu'au souterrain et exigeai que la lumière soit éteinte dans ma chambre quand ils passeraient. Elle jura et partit chercher ses compagnons. J'étais dans ma chambre quand elle repassa et je la vis tenir la main de sa soeur, Larissa. Une fois qu'ils furent entrés dans le souterrain, je refermai la porte derrière eux et, refusant de réfléchir d'avantage, retournai à mes sculptures.
Il m'apparut vite que la brève entrevue que j'avais eue avec Timandra m'avait changé. J'avais pris l'habitude, au cours des derniers temps, d'observer mes hôtes et de prendre soin d'eux. Maintenant, je me retrouvais tout seul et, pour la première fois, la solitude me pesa. J'achevai la sculpture de mon dragon avec une morne indifférence. Et puis, j'entendis la lourde cloche de bronze qui résonnait dans tout le palais. Joyeux, je retournai à ma chambre, certain d'y trouver mon ami blond qui venait reprendre les discussions d'avant.
C'était Timandra. Je me figeai sur place.
- Bonjour, Astérion, dit-elle.
Elle n'attendit pas que je réponde et enchaîna aussitôt.
- L'époque où ma ville doit payer un tribut à ton père va bientôt revenir. Ce qui signifie que tu auras de nouveau quatorze... invités.
J'acquiesçai silencieusement ; j'avais compris qu'elle n'était venue me voir que pour sauver ses compatriotes et la joie que j'avais ressentie à la voir s'effaça tout d'un coup, pour laisser place à une tristesse amère.
- Tu veux les emmener hors de mon palais, chez mon père, dis-je sans reproche.
- Oui. Il est dur pour nous de vivre dans ton palais, Astérion.
Je regardai autour de moi ; ma chambre était le premier endroit que j'avais décoré. Tous les murs étaient sculptés, le sol était composé de mosaïques et le plafond était peint. Il n'y avait que peu de meubles dans cette pièce, mais elle était quand même agréable. Timandra comprit ce que je ressentais.
- Je sais, Astérion, dit-elle doucement. Mais tu as des goûts plus simples que les nôtres...
- Va-t'en, fis-je d'une voix contenue. Tu reviendras chercher tes compagnons quand mon père les aura fait enfermer dans la prison qu'est ma demeure à vos yeux de mortels !
Sans attendre sa réponse, soudain hostile, je m'enfonçai dans les profondeurs de mon palais pour reprendre avec acharnement ma sculpture là où je l'avais laissée.
Timandra revint une semaine après ; mon "père" avait déjà enfermé quatorze nouveaux jeunes gens dans mon palais. Cette fois-ci, mon ami l'architecte les avait dirigés directement vers la salle où se trouvaient la source et les couvertures qui avaient servi à leurs prédécesseurs. Je déclarai sèchement à Timandra où se trouvaient ses compagnons et, silencieusement, elle alla les chercher. Sans me faire voir - n'était-ce pas mon palais ? - je la suivis. Je ne regardai même pas mes "invités". Plus le temps passait, plus je comprenais comment me voyaient les hommes. Ceux que je prenais pour des invités n'étaient que de pauvres victimes jetées à un monstre, moi.
Quand ils virent Timandra, ils crurent d'abord que je l'avais gardée vivante pour en faire ma compagne. Timandra ne répondit rien et je pus voir qu'elle avait l'air triste. Elle les guida jusqu'à ma chambre, subissant en route un feu de questions incessantes. Sa connaissance de ma demeure leur parut vaguement suspecte, mais soudain, elle se mit à parler, un flot de paroles dont chacune me blessait comme un fer rouge :
- Je vous guide vers la liberté. Le monstre est occupé ailleurs. Durant ma captivité, j'ai appris à me repérer ici et j'ai trouvé une sortie. Le monstre est trop bête, il ne saura jamais que vous êtes venus et repartis. Venez vite ! Des amis vous attendent au bout du souterrain...
Le reste des paroles fut perdu pour moi et c'était tant mieux. Comme la dernière fois, je refermai la porte du souterrain derrière eux et rallumai les lumières. Je me sentais meurtri et trahi. Ainsi, Timandra, que je croyais différente, était comme les autres... "Le monstre est trop bête"... cela résonnait encore dans ma tête et j'avais l'impression d'entendre la voix de Timandra le répéter sans cesse, jusqu'à le crier.
Dans ma fureur, je pris la double hache qui pendait au mur et la soupesai longuement. Je l'avais soigneusement entretenue, aiguisant régulièrement les lames, et elle était vraiment très belle. Je ne l'avais encore jamais utilisée. Lentement, je la levai au-dessus de ma tête, visant une statue juste en face de moi, qui représentait ma mère.
- Astérion ?
Je me retournai, abaissant lentement ma double hache. Timandra était revenue.
- Que fais-tu ? me demanda-t-elle.
- Et toi ? répondis-je brutalement. Pourquoi n'es-tu pas restée avec tes semblables ?
- Je voulais te remercier et te soulager un peu de ta solitude, dit-elle timidement.
- C'est fait. Tu peux aller retrouver les tiens qui doivent s'inquiéter de te savoir dans l'antre du monstre.
Ses yeux s'emplirent de larmes devant ma violence ; je suspendis de nouveau la double hache au mur, redoutant, dans un instant de fureur aveugle, de l'utiliser contre Timandra.
- Que t'ai-je fait, Astérion, pour que tu me traites si durement ?
- Jeune fille, je ne suis qu'un monstre, brutal et féroce, à l'intelligence limitée.
- Intelligence limitée ! Toi ! Quand je pense que tu...
Elle s'interrompit brusquement : elle venait de comprendre.
- Oh, Astérion ! Je ne pensais pas ce que je leur ai dit ! Mais ils ne m'auraient jamais crue si je leur avais dit la vérité, ils auraient pensé que je les menais vers ton antre, pour que tu les dévores ! Astérion, je t'en prie, jamais je n'ai voulu te blesser...
Je refusai de la regarder ; je fixai désespérément la double hache. Qu'il était donc difficile de distinguer entre le mensonge et la vérité ! Timandra était-elle sincère quand elle s'adressait à moi ou quand elle parlait aux siens ? Elle s'approcha de moi et posa sa main sur mon bras.
- Astérion, tu as protégé ma soeur Larissa, comme je te l'avais demandé... car c'était toi que j'ai vu le deuxième jour, n'est-ce pas ? Puisque tu l'as fait, fais de moi quoi bon te semblera.
Je la regardai enfin ; elle se tenait près de moi, à la fois fière et farouche. Je repensai aux paroles de ses semblables, qui l'avaient crue ma compagne. J'eus un rire amer.
- Et que veux-tu que je fasse de toi, jeune fille ? Retourne d'où tu viens, c'est là que tu dois vivre, et non pas près de moi, en mon palais, qui n'est pour toi qu'une prison...
- Astérion, dis mon nom..., murmura-t-elle comme une prière.
Il y eut un long silence, puis je me décidai.
- Timandra... , fis-je en un sourd grondement qui vibrait dans ma gorge.
Je sentis le frisson qui la parcourut des pieds à la tête, mais ses yeux brillaient.
- Je comprends pourquoi ta mère parlait de la puissance que te donnerait un nom, remarqua-t-elle comme essoufflée.
- Je ne prononcerai plus ton nom, promis-je aussitôt pour la rassurer.
- Non ! s'écria-t-elle vivement. J'aime te l'entendre dire...
Elle souriait et ce sourire me déroutait. Elle venait elle-même de me dire que j'avais un pouvoir sur elle quand je prononçai son nom et elle voulait que je continue à le dire ? Je ne comprenais plus rien. Je respirai profondément.
- Retourne parmi les tiens, jeune fille, dis-je, et laisse-moi à ma solitude.
Je n'attendis pas sa réponse et j'ouvris la porte du souterrain. Elle s'y engagea sans un mot, mais me lança un dernier long regard.
Je retournai à mes sculptures, mais le coeur n'y était plus. Alors j'allai à l'entrée de mon palais, où il y avait toujours les gardes. Sur le mur d'en face, je commençai une nouvelle sculpture, pour en faire une statue. L'architecte avait prévu que je puisse sculpter des statues en faisant les plans de mon palais. Pas une seule fois les soldats ne tournèrent la tête pour me regarder. Ils devaient se dire que tant qu'ils entendaient le bruit de mon ciseau contre la pierre, c'était que je ne les attaquais pas.
J'avais amené des torches avec moi et quand la nuit tomba, la garde fut relevée. Agacé par cette surveillance incessante, je m'adressai à l'homme qui me connaissait déjà :
- Il n'y a plus besoin de gardes. Les prisonniers sont morts.
Il eut l'air choqué - au fond de lui-même, il ne me croyait sans doute pas capable de ce que les autres pensaient que je faisais - mais ne protesta pas. Il partit avec les deux gardes - l'ancienne et la relève - et me laissa seul avec ma sculpture.
Je ne retournai à ma chambre que tard dans la nuit et je m'allongeai aussitôt sur mes couvertures posées à même le sol ; je ne prisais guère le confort, qui avait tendance à amollir. J'avais à peine fermé les yeux que je les rouvris bien vite : je venais d'entendre un bruit. Quelqu'un venait d'ouvrir la porte du souterrain. Cet intrus tenait une torche à la main et l'approcha de son visage pour que je puisse le voir.
- Timandra ! m'exclamai-je en me redressant.
Je la vis frissonner. Elle se rapprocha de moi, éteignant sa torche et la posant à côté des autres.
- Dis-le encore, murmura-t-elle. Dis-le encore... Il n'y a que toi qui le dises de cette façon !
Elle s'agenouilla à côté de moi.
- Timandra ! répétai-je, non pour lui obéir, mais parce que je ne trouvais rien d'autre à dire. Que fais-tu ?
Elle mit ses bras autour de mon cou.
- Je veux juste te faire comprendre que tu n'es pas un monstre pour moi, fit-elle d'une voix ardente.
Abasourdi, je fus incapable de réagir.
Après cela, je passai une grande partie de mes journées avec Timandra et j'avais la confuse impression que jamais la décoration de mon palais ne serait finie. Il m'arrivait parfois de ramener Timandra endormie dans mes bras chez mes deux amis qui prenaient soin d'elle. En sa compagnie, le temps semblait s'écouler plus rapidement et l'époque du troisième tribut me parut arriver bien tôt.
J'avais fini par savoir que mon "père" recevait les prisonniers avant de me les envoyer et je me décidai à reprendre une de mes vieilles habitudes, c'est-à-dire assister à la conversation sans être vu. Il parut fasciné par une des jeunes filles qui se trouvaient parmi eux et il aurait certainement tenté quelque chose contre elle si un jeune homme ne s'était interposé.
- Ainsi donc, dit-il, le monstre n'est pas celui que l'on croit... Je rendrai cette jeune fille à ses parents telle qu'ils me l'ont confiée !
- Que crois-tu donc, insolent ? rétorqua le roi. Espères-tu sortir vivant de cette épreuve ?
- Certes ! Je ne suis pas venu ici pour mourir, mais pour tuer !
J'allais m'éloigner, jugeant en avoir entendu assez, quand j'aperçus dans un coin discret une jeune fille captivée par le jeune chef. Elle ressemblait si fort à ma mère que je compris qu'elle était ma soeur. Pensif, je regagnai mon palais. Timandra n'était pas là, mais elle n'allait pas tarder à arriver. Je courus à l'entrée de mon palais et vérifiai que ma statue était bien conforme à ce que j'avais voulu faire. Ma décision était prise et je savais que je m'y tiendrais.
Timandra m'attendait dans ma chambre et je la pris avec ravissement dans mes bras, la serrant contre moi. Elle était inquiète.
- Mon Astérion, l'un de mes compatriotes est là, qui veut te tuer... Ta soeur est tombée amoureuse de lui et elle lui a procuré un moyen de te vaincre... Oh ! J'ai peur, Astérion !
- Je sais, fis-je doucement en la serrant plus fort contre moi.
Je l'entraînai dans le souterrain, mais lui fis prendre le chemin qui menait chez ma mère. Je frappai le signal convenu à la porte. Depuis longtemps, les servantes de ma mère croyaient que celui qui lui rendait visite était ce jeune homme, ce Tauros qui passait pour être fort épris d'elle, et ma mère n'avait pas démenti. Une fois seule, elle ouvrit la porte et fut surprise de me voir avec une jeune fille.
- Mère, voici Timandra, ma... ma femme. Je te la confie.
- Astérion ! cria Timandra. Que vas-tu faire ?
Je souris gentiment.
- Il est temps que meure ma partie mortelle...
Elle comprit et ma mère aussi. Timandra se jeta sur moi.
- Emmène-moi avec toi ! Laisse-moi mourir avec toi !
- Non, Timandra, non. J'ai besoin de savoir que tu vis pour agir comme je le fais. Et puis, n'oublie pas ta soeur... Quand le jeune homme ressortira vainqueur de mon palais, Timandra, veille à ce que tous les tiens repartent avec lui et soient rendus à leur famille.
Pâle comme une morte, Timandra secoua la tête.
- Jamais... fit-elle d'une voix hachée. Je leur dirai la vérité et ils refuseront de quitter cette île !
Ma mère l'entoura de ses bras et me regarda.
- Tu lui as donné la vie par deux fois, dit-elle, devinant l'origine de Timandra.
- Ce n'est pas assez encore pour effacer mon crime.
- Quel crime ?
- Celui d'être né.
Un silence horrifié de ma mère. Puis :
- Pourquoi veux-tu faire cela, Astérion ?
- Pour vous libérer, Timandra et toi. Pour libérer sa ville d'un lourd tribut. Pour... me libérer moi-même. Quand tout sera terminé, mère, emmène Timandra à l'entrée de mon palais. J'y ai laissé quelque chose pour elle.
J'allais vers le souterrain.
- Adieu, Pasiphaé, ma mère. Dis à Dédale et Icare que je les aimais. Adieu, ma Timandra...
Je refermai la porte sur moi avant de voir l'air abasourdi de ma mère en m'entendant prononcer ces noms qu'elle m'avait si bien cachés, avant d'entendre les sanglots déchirants de Timandra qui auraient affaibli ma volonté...
Je pris ma double hache et allai à la rencontre du jeune prince athénien. Dès qu'il me vit, il se mit en garde. Je ris tristement.
- Suis-moi, dis-je simplement.
Etonné, il cligna des yeux et obéit. A sa décharge, je dus avouer que jamais il n'essaya de m'attaquer de dos pendant le chemin. Il déroulait derrière lui le fil de la pelote que lui avait donnée ma soeur. Il paraissait un peu nerveux. Je tentai de le rassurer un peu :
- Détends-toi. Si j'avais voulu te tendre un piège, j'aurais déjà pu le faire mille fois. J'aurais pu couper ton fil et te perdre dans mon palais. Me prends-tu donc pour un vulgaire monstre sans cervelle ?
- C'est ce que prétendent les rumeurs, riposta-t-il.
- Crois-tu que ma soeur t'aurait aidé, si cela avait été le cas ?
Il eut un instant de flottement. Je souris.
- Oui, je sais cela aussi, prince. Nous sommes du même rang, toi et moi, et pourtant l'un de nous doit mourir aujourd'hui. Pour ma soeur qui t'aime, je préfère être celui qui tombe.
Il me regarda bien en face.
- Pourquoi fais-tu cela ? Tu ne me rends pas la tâche plus aisée en parlant comme tu le fais, en t'offrant à mes coups sans te défendre !
- Je le sais, mais je n'ai jamais tué qui que ce soit. Ma mère m'a dit que l'on garde le goût du sang lorsqu'on a commencé à tuer. C'est une saveur que je refuse de connaître.
Etrangement, il ne douta pas de moi. Je lui tendis ma double hache.
- Frappe-moi avec cette arme. Ce sera le premier sang qu'elle versera, mais je suis né sous son signe, je veux mourir par elle.
- On m'a dit que tu étais un monstre sanguinaire. Pourtant, je vois bien que ce n'est pas le cas. Dis-moi qui te pleurera.
- Ma soeur ne me pleurera pas, rassure-toi. Tu n'auras pas à sécher ses larmes.
- Réponds-moi, insista-t-il.
- Ma mère, sans doute, qui m'a protégé toute ma vie, me mentant pour me rendre l'existence plus acceptable. J'ai compris la raison de ses mensonges et c'est pourquoi je lui pardonne. Dédale, l'architecte qui construisit ce palais, et son fils Icare sont mes amis depuis longtemps. Et enfin, Timandra... ma femme.
Les yeux de Thésée s'arrondirent, mais il n'ajouta rien. Je compris qu'il allait agir.
- Pardonne-moi, dit-il au moment même où la double hache s'enfonçait dans ma poitrine.
- Laisse... moi seul... pour... mourir..., articulai-je avec difficulté en m'effondrant sur ce sol que j'avais décoré si amoureusement.
Respectant mon voeu, il partit, rembobinant le fil de sa pelote pour retrouver son chemin. Avec beaucoup de mal, j'arrachai la hache de mon corps et la posai à côté de moi, gardant ma main dessus. Couché sur le dos, je me sentais mourir lentement et je pensai à Timandra qui pleurerait en voyant à l'entrée de mon palais une statue qui la représentait et qui pleurerait encore plus en voyant le corps sans vie à la tête de taureau de celui que les gens appelaient le Minotaure...
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Minotaur
Copyright © Azraël 2000. |
Texte © Azräel 2000.
Double Axe. Copyright © Azraël 2000.
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Bordure et boutons Double Axe. Copyright © Azraël 2000.
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