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Les Akantha : Judikael
Les carrosses convergeaient tous vers le palais. Au pied des grandes marches, des serviteurs stylés recevaient les invités et les introduisaient dans la grande salle où l'empereur présidait le bal. Sklerijenn, la plus jeune fille de l'empereur, restait sur l'estrade où se trouvaient les trônes, un peu intimidée par tout ce faste. Derrière elle, un peu en retrait du trône impérial, veillait un grand homme au profil d'aigle, vers qui tous les regards se tournaient une fois revenus de la beauté de la fête. Dans ce décor somptueux, parmi toutes ces toilettes magnifiques, enrichies de pierres précieuses et de rubans, il ressemblait à un barbare venu du fin fond du pays avec sa tenue de cuir noir ajustée, laissant ses bras nus, la ceinture de métal où pendait un fourreau soutenant une lourde épée dont on ne l'avait jamais vu se servir, et ses bijoux d'or bleu presque martelés. Il s'appelait Kiervl et il était le garde du corps de l'empereur. A côté de lui, son fils, Judikael, se tenait aussi droit que lui et avait sur son visage la même fierté. Tous deux étaient des Akantha et, parmi les Akantha, Kiervl était celui qu'on appelait le Kruos, parce qu'il était attaché à la personne de l'empereur.
Sklerijenn redoutait Kiervl, non qu'il se soit montré cruel envers elle, mais sa fierté et sa rigueur lui en imposaient. De toute façon, sa mère, la belle impératrice Riwan, lui avait répété qu'elle n'avait pas à adresser la parole aux Akantha. Elle en avait d'ailleurs rarement l'occasion, et encore moins l'envie ; elle préférait rester avec ses cinq soeurs aînées, les étoiles impériales, comme on les appelait : Asternis, Zereiky, Uliciane, Lkalassaï et Eryane. Les six soeurs s'aimaient tant qu'elles signaient toujours leurs lettres de leurs initiales A.Z.U.L.E.S., qui formaient le nom de leur père. Le grand désespoir de Riwan était de ne pas avoir donné d'héritier à la couronne impériale, mais cela ne l'empêchait nullement d'adorer ses filles.
Asternis allait sur ses vingt ans ; c'était une rêveuse impénitente et elle n'aimait rien tant que rester sur son balcon, la joue dans sa main, à regarder les étoiles. Riwan la grondait sur ses habitudes nocturnes qui lui donnait un teint pâle et fatigué par le manque de sommeil, mais Asternis s'en souciait fort peu. Elle était née une nuit de pleine lune et prétendait que cette influence était plus forte que tout et qu'elle l'avait marquée pour la vie.
Zereiky était la plus belle et la plus gracieuse des six soeurs ; elle adorait tout ce qui était fêtes, danses, musique et, à dix-huit ans, elle papillonnait au milieu d'un essaim de jeunes hommes empressés. Vive, enjouée, toujours souriante, elle avait les joues beaucoup plus roses que celles de sa soeur aînée dont elle cachait souvent les horaires tardifs quand sa mère s'en enquerrait.
Uliciane était beaucoup plus calme et tempérée que Zereiky. La plus secrète des six soeurs avait tout juste seize ans et elle préférait le calme de ses appartements à tout le faste des nombreuses fêtes au palais. Intelligente, cultivée, elle était capable de soutenir quasiment toutes les conversations, mais s'effarouchait dès que quelqu'un se montrait trop entreprenant avec elle.
Lkalassaï était le garçon de la famille. Elle avait quatorze ans, de grands yeux vifs et observateurs, et n'hésitait pas à dire à voix haute ce qu'elle pensait. Elle adorait son père, d'où sans doute son acharnement forcené à apprendre tout ce qu'elle n'aurait pas dû savoir et qui était réservé aux garçons. Elle vouait aussi une admiration particulière à Uliciane, qu'elle accompagnait partout et qu'elle défendait des importuns.
Eryane, douze ans, était douce, timide et farouche comme une biche. Elle s'effrayait d'un rien, mais trop fière pour se réfugier dans une sécurité relative, elle restait stoïquement debout, tremblante de peur, mais refusant de fuir. Lkalassaï, dont les yeux vifs remarquaient tout, voyait généralement la raideur de sa soeur avant tout le monde et venait à son secours d'une manière détournée, souvent en occupant l'importun d'une autre façon.
Quant à Sklerijenn, huit ans, elle semblait osciller entre tous ces caractères avant de trouver le sien propre. Elle avait toujours un sourire pour tout le monde, mais ses yeux restaient graves, quelles que soient les circonstances. Elle était d'un sérieux étonnant pour son âge et lisait force ouvrages, et qu'importait la langue en laquelle il était écrit. Elle avait appris une dizaine de langues à travers ses livres, mais ne les parlait pas couramment, sauf deux ou trois.
Du haut de son estrade, elle regardait Zereiky danser dans les bras d'un des plus beaux partis de l'année, Asternis rêver, le front presque appuyé contre la fenêtre, Uliciane discuter avec le dernier ambassadeur arrivé, Lkalassaï debout à côté de son père, Eryane avec sa mère. Elle jeta un coup d'oeil à Judikael. Ce garçon l'intriguait plus qu'elle ne voulait l'avouer. Il avait son âge, ou plutôt celui d'Eryane, et restait toujours debout à côté de son père, aussi fier que lui, aussi silencieux et sans doute aussi barbare. Il portait également la tenue de cuir noir ajustée, la ceinture de métal, mais sans arme, et les bijoux d'or bleu : le serre-tête, le torque, les larges bracelets en haut des bras et la chaîne soutenant une plaque autour du cou. Alors que Kiervl n'avait qu'une plaque au bout de sa chaîne, Judikael en avait deux. Agacée, Sklerijenn secoua la tête et reporta son attention sur la fête.
Le temps passait. Sklerijenn occupait ses journées soit par les folles galopades avec Lkalassaï, soit avec ses livres en langue barbare, comme disaient ses soeurs en riant, soit encore dans toutes les soirées et fêtes organisées au palais. Et puis, un jour que son père recevait un ambassadeur étranger, elle était pelotonnée dans un grand fauteuil qui faisait face à la fenêtre, invisible de son père. L'empereur Azules était au désespoir : l'ambassadeur ne connaissait pas un seul mot de sirlac, la langue utilisée dans le pays. Manque de chance, les deux interprètes impériaux étaient indisponibles : l'un était en mission à l'étranger, selon son habitude, et l'autre était au fond de son lit, avec une fièvre de cheval. L'ambassadeur prononça quelques mots que l'empereur ne comprit pas. Alors une voix provint du fauteuil :
- Il dit que son maître vous souhaite un règne long et prospère.
Et Sklerijenn se laissa glisser de son fauteuil, venant à la rencontre de son père. Celui-ci se garda bien de la gronder d'être entrée dans son cabinet de travail et ne songea qu'à se réjouir de sa présence, puisqu'elle comprenait la langue de l'ambassadeur.
- Tu comprends sa langue, ma petite Sklerijenn ? ne put-il s'empêcher de dire.
Elle eut un geste affirmatif de la tête.
- C'est du lievan, dit-elle.
- Eh bien, dis-lui que je remercie fort son maître et que je lui souhaite la même chose.
Sklerijenn acquiesça, se tourna vers l'ambassadeur et commença à répéter ce que son père venait de lui dire, hésitant souvent, buttant sur certains mots, parlant avec un accent terrible, mais le visage de l'ambassadeur s'éclaira devant cet étrange interprète. L'enfant servit donc d'intermédiaire entre son père et l'ambassadeur de Lieva, et elle sortit de la conversation complètement épuisée, la tête bourdonnante. Mais l'ambassadeur la rattrapa et, timidement, lui demanda si elle voulait bien discuter avec lui les jours suivants, durant son séjour à Hierico. Il lui proposa également, si elle acceptait, de l'aider à améliorer son accent. Sklerijenn ne fut pas mortifiée d'apprendre que son accent était horrible, elle le savait déjà, mais elle ne pouvait refuser une telle offre. Elle accepta avec joie et, depuis de ce moment, on la vit guère plus sans l'ambassadeur de Lieva. Elle lui fit visiter la ville et les contrées avoisinantes, suivie comme il se devait d'une escorte parmi laquelle figurait un Akantha tout aussi fier et silencieux que Kiervl ou Judikael. On les vit ensemble à cheval, à pied, l'homme mûr offrant son bras à la petite princesse impériale, et parlant toujours dans cette langue que personne ne comprenait.
Son père la faisait appeler à chaque fois qu'il devait discuter avec l'ambassadeur et il s'ébahissait de ses rapides progrès en lievan, personne ne lui ayant dit que Sklerijenn passait tout son temps avec l'ambassadeur. L'impératrice Riwan et ses soeurs étaient au courant, mais ne disaient rien. L'empereur aurait pu tout ignorer, si, un jour, se levant au milieu de son travail, il n'était allé à la fenêtre et n'avait vu sa petite fille à cheval trotter tranquillement aux côtés de l'ambassadeur qui semblait écouter gravement ses propos. Il se tourna aussitôt vers Kiervl et Judikael, qui ne le quittaient pas un seul instant. Kiervl écouta sans rien dire, puis désigna par la fenêtre un point sombre qui suivait les deux cavaliers à courte distance. L'empereur reconnut la tenue d'un Akantha et ne dit plus rien. Sa fille était bien protégée.
Le jour du départ de l'ambassadeur, l'empereur Azules le reçut dans son cabinet de travail ; Sklerijenn se tenait à côté de lui, comme d'habitude. Par le truchement de la petite fille, ils échangèrent les politesses d'usage, puis l'ambassadeur déclara, en un sirlac quasiment parfait :
- Je rapporterai à mon maître que mon séjour ici fut véritablement enchanteur.
Sklerijenn rayonnait de fierté et son père était surpris.
- Merci, répondit-il, étonné de ce compliment qui, visiblement, était sincère.
Il regarda l'ambassadeur saluer et s'en aller ; Sklerijenn s'inclina légèrement quand il lui baisa la main et murmura :
- Au revoir, domiliono.
C'était dit en un lievan parfait, avec un accent très pur, plus pur encore que le sien, et l'ambassadeur fut ému de s'entendre appeler maître par la fille même de l'empereur.
- Au revoir, petite amie, répondit-il doucement dans la même langue.
La porte se referma sur lui. L'empereur s'assit dans son grand fauteuil et appela sa fille. Il la prit sur ses genoux, puis demanda :
- C'est toi qui lui as appris ces quelques mots de sirlac, n'est-ce pas ?
- Oui, père. Cela vous chagrine-t-il ?
- Non, mon enfant. Tu as également appris sa langue, à ce que je vois. C'est sans doute ta présence qui lui fait dire que son séjour fut enchanteur.
Sklerijenn rougit légèrement, puis rit, même si ses yeux restaient graves. Elle aperçut un léger mouvement du coin de l'oeil et elle remarqua que les deux Akantha se tenaient dans un recoin, prêts à intervenir, selon leur habitude. Elle songea fugitivement que Judikael n'avait certainement pas été pris sur les genoux de son père lorsqu'il avait huit ans.
Les ambassadeurs allaient et venaient et Sklerijenn se faisait toujours un point d'honneur de travailler consciencieusement leur langue avant leur arrivée, pour pouvoir leur parler autrement qu'en sirlac. Sa mère se faisait sa complice, ainsi qu'un vieux serviteur de son père, qui s'occupait des papiers et qui la faisait prévenir dès que l'arrivée d'un nouvel ambassadeur était prévue. Bientôt, dans tous les pays voisins qui entretenaient des relations plus ou moins amicales avec Sirlacy, empire le plus important de tout le continent et qui allait donner son nom à la planète pour l'univers, dans bien des siècles, dans tous ces pays, les ambassadeurs gardaient un souvenir charmant de la plus jeune fille de l'empereur, enchantés d'avoir été accueillis dans leur propre langue.
Mais tout ne pouvait continuer à aller aussi bien pour la famille impériale. Des révoltes grondaient dans le pays : les rapports, toujours pessimistes, faisaient mention d'une sorte de sorcier qui agitait les foules et tentait de les dresser contre l'empereur. Azules soupira ; dès qu'on parlait de magie ou de sorcellerie, le peuple voyait rouge et souvent, cela se terminait par de nouvelles razzias contre les Akantha, que peu de gens aimaient et que tous craignaient. La " magie akanthae " était un mythe, une superstition qui ne reposait sur aucune preuve. Mais la présence de ce sorcier dans les rangs des agitateurs ne pouvait que causer de nouveaux torts aux Akantha. Mais Kiervl, quand il lui en parla, ne fit que toucher la plaque métallique qui pendait à son cou, et répondre vaguement que les Akantha sauraient se défendre si on les attaquait de nouveau.
Pourtant, l'empereur devait vite apprendre que le sorcier en question, un certain Sangahyando, ne cherchait pas vraiment à atteindre les Akantha. Celui qu'il voulait, c'était lui, l'empereur, et avec lui, toute sa famille. Il voulait abattre la famille impériale. Azules n'écarta pas la possibilité de manoeuvres politiques, mais ce sorcier commençait à l'inquiéter. Il n'en dit rien à sa famille, mais le vieux serviteur ami de Sklerijenn confia le secret à sa petite protégée, laquelle se tourmenta aussitôt. Elle pensa un moment écrire à ses amis les ambassadeurs, mais elle se dit que si l'attaque venait d'un des royaumes avoisinants, le fomenteur de cette révolte devait avoir des espions dans le royaume en question et donc sa lettre ne passerait pas.
Mais Azules n'eut pas à se tourmenter bien longtemps, car quand tout éclata, il ne put rien faire. C'était un soir de réception et quelques-uns des ambassadeurs amis de Sklerijenn étaient là, discutant avec la fillette, chacun essayant de parler avec les rudiments de sirlac qu'elle leur avait appris et elle répondant dans la langue de chacun. La grande porte s'ouvrit brutalement et l'empereur se redressa d'un bond de son trône : sur les portes, chacun avait aperçu les gardes cloués avec leur propre lance. Un grand homme maigre, aux yeux jaunes comme ceux d'une bête fauve, s'avança, sa main décharnée tendue vers Azules.
- Toi, gronda-t-il, toi qui te prétends empereur de Sirlacy, prépare-toi à rendre ce que tu as volé !
Silencieusement, Kiervl et Judikael se portèrent aux côtés de l'empereur. L'inconnu fit entendre un rire caverneux.
- Tes chiens de garde se réveillent ! Retiens-les ! Les lâcher sur moi ne leur apporterait que la mort et des tourments.
Sklerijenn tremblait de peur, comme la plupart de ses soeurs et sa mère elle-même, sauf Lkalassaï. Cette dernière essayait de se dégager de l'étreinte de sa mère pour aller rejoindre son père, comme les deux Akantha, et à ce moment, Sklerijenn plaignit Judikael d'être là où il était.
L'empereur ne bougeait pas. Il s'était repris et ce fut d'une voix dédaigneuse qu'il dit :
- Le chien aboie en l'absence de son maître ! Quel est ton maître, agitateur ?
L'homme se redressa, aussi pâle que s'il avait reçu un coup de fouet.
- Sangahyando n'a pas de maître outre lui-même !
Il n'y eut qu'une seule réponse à cette provocation : ce fut un ricanement qui résonna sinistrement dans le silence tendu de la grande salle. Ce ricanement provenait de Kiervl. L'Akantha ne fit rien d'autre. Il eut juste ce rire, regardant fixement Sangahyando. Mais le sorcier, furieux, leva la main vers le ciel.
- Vous l'aurez voulu !
Quand il abaissa la main, les grandes portes se rouvrirent violemment et une foule hurlante se répandit dans la salle de bal. Quelques secondes après, le feu prenait aux tentures et les cris montaient de toute part. Les deux Akantha réagirent à la vitesse de l'éclair. Judikael sauta de l'estrade, abandonnant son père, et courut trouver l'impératrice et ses six filles.
- Suivez-moi vite ! ordonna-t-il d'une voix rauque, étrange pour un enfant de son âge.
Ahurie, l'impératrice Riwan se laissa faire. Judikael avait employé un ton tellement autoritaire qu'elle se retrouvait à le suivre sans protester. Il passa dans une galerie encore vide et, regardant rapidement autour de lui s'ils étaient bien seuls, il souleva une tenture et dévoila un passage secret.
- Entrez vite et sauvez-vous ! reprit-il.
- Mais, tenta de résister l'impératrice, c'est une fuite !
- Exactement, Votre Altesse. Mais vous n'avez pas le choix. Hâtez-vous !
Il s'impatientait, ne comprenant pas ses hésitations.
- Votre Altesse, s'exclama-t-il enfin, plus vous tergiversez, plus je perdrai de temps et plus l'empereur sera en danger !
Ces mots semblèrent donner un coup de fouet à l'impératrice. Elle ramassa ses robes et entra dignement dans le passage secret. Asternis, Zereiky, Uliciane et Eryane la suivirent aussitôt. Mais Lkalassaï s'accrocha au bras de Judikael.
- Emmène-moi avec toi ! exigea-t-elle. Je veux me battre aux côtés de mon père !
Sklerijenn, derrière elle, semblait approuver de ses grands yeux graves. Les lèvres de Judikael parurent esquisser un léger sourire, mais peut-être n'était-ce qu'un reflet du feu qui commençait à envahir le couloir.
- Non, princesse, répondit-il. Votre place est aux côtés de votre mère, pour la protéger ainsi que le ferait son fils.
Lkalassaï le regarda un instant, puis comprit ce qu'il voulait dire. Baissant la tête, elle fit demi-tour, entraînant Sklerijenn avec elle et Judikael ferma le passage derrière elle, puis laissa retomber la tenture.
Il retourna rapidement dans la grande salle et ce fut pour voir son père, qui se tenait debout devant l'empereur pour le défendre de son corps, tomber sous les coups de l'ennemi. Judikael ne réfléchit plus : en deux bonds, il avait pris la place de son père et ramassait son épée, bien trop lourde pour lui. Il entendit l'empereur lui présenter ses excuses, mais le jeune garçon renvoya en arrière sa mèche trop longue et ne répondit pas. Un Akantha ne montrait pas son chagrin. Plus expérimenté peut-être, il aurait pu endiguer quelque peu le flot d'assaillants, mais il manquait encore de force et d'expérience et il reçut sur la tête un coup qui l'envoya au sol. Il tomba sur le corps de son père et sombra dans l'inconscience.
Quand il reprit conscience, le silence rôdait autour de lui. Il se releva, la tête bourdonnante. A côté du corps de son père, il y avait celui de l'empereur, décapité. Le jeune garçon le regarda, apparemment sans émotion, et il ne put s'empêcher d'avoir un sentiment cuisant d'échec retentissant. Il se baissa, prit son père par les bras et le tira à travers toute la salle de bal. Tout le palais semblait mort. Les couloirs étaient déserts, sombres, car tous les flambeaux s'étaient éteints, et il y avait cette odeur de mort et de sang qui flottait partout. Serrant les dents, Judikael continua à tirer le corps de son père à travers les couloirs, les galeries, les escaliers, les gigantesques salles qui jalonnaient son chemin vers la sortie. Et enfin, lorsqu'il y fut parvenu, il eut un mal fou à trouver un cheval. Il l'amena devant la porte du palais, le calmant à cause de l'odeur du sang, puis entreprit de déposer son père sur le dos de l'animal. Ce fut long et difficile. L'adulte était lourd pour l'enfant et l'inertie du corps n'aidait en rien les efforts méritoires de Judikael. Mais sa persévérance finit par triompher et il prit le cheval par la bride pour l'emmener au campement des Akantha, à l'extérieur de la ville, au coeur de la forêt située à un peu plus d'une lieue des murailles.
Il courait régulièrement à côté du cheval, le souffle encore profond, sa main serrée sur les rênes. Malgré son chagrin, il s'efforça d'abord de penser au reste de la famille royale. Il espérait que l'impératrice et ses six filles avaient pu fuir et regagner un lieu sûr. Il partirait à leur recherche dès qu'il aurait rejoint son clan. Il espérait surtout que Lkalassaï n'avait pas fait de prouesses, car malgré tout son entraînement, la jeune fille était encore loin de valoir un guerrier confirmé ou même un paysan révolté, surtout qu'elle n'avait pas le droit de porter d'arme.
En entrant dans la forêt, il toucha les deux plaques qui s'entrechoquaient sur sa poitrine et aussitôt, un loup et un faucon apparurent à ses côtés. C'était un beau loup d'un gris argenté, avec le museau noir et quelques petites traces de blanc au niveau du cou ; quant au faucon, il s'agissait d'un magnifique oiseau brun marqué de bandes rouges et au superbe regard doré. Le cheval était bien trop fatigué pour avoir peur du loup et, de toute façon, la main du jeune garçon s'était appesantie sur les rênes. Il approchait du campement, il le sentait, il le savait. Mais il sentait aussi autre chose, quelque chose d'étrange, qui n'avait rien à voir avec son clan. Il ralentit l'allure et parcourut les dernières toises en se cachant presque. Quand il arriva devant le camp, il savait déjà presque ce qu'il allait y trouver. Il regarda le campement dévasté, les habitations en cendres et les corps ensanglantés. Aucune larme ne vint rouler sur sa joue ou même ternir l'éclat de son oeil. Il était un Akantha. Peut-être le dernier. Et un Akantha ne pleurait pas. Il avança, tirant le cheval derrière lui ; l'animal voulait se dérober : il sentait bien qu'il n'y avait plus de vivants en cet endroit.
Alors Judikael entreprit de creuser une fosse pour son père, le Kruos du clan. Il trouva quelques outils dans une habitation encore intacte et économisa ainsi du temps et de la fatigue. Quand le trou fut de la bonne taille, il y traîna son père et l'y laissa tomber. Devant le corps de son père, il commença à chanter le rituel qui accompagnait toujours un mort, sale, couvert de sang et de terre comme il l'était. Mais il n'avait pas le temps de se laver et de se préparer comme les Akantha le faisaient toujours d'habitude. Sa voix se brisa sur les dernières notes et il commença à remplir le trou de terre. Il tassa bien le petit tumulus et le recouvrit de pierres, ainsi qu'il était d'usage. Puis il reprit sa pelle et recommença un peu plus loin, pour un autre corps. Il creusa jusqu'à ne plus sentir ses doigts serrés sur le manche de la pelle, il chanta jusqu'à en avoir la gorge en feu, il souleva des pierres jusqu'à en avoir mal au dos pour enterrer ceux qui avaient constitué son peuple.
Quand sa tâche fut enfin terminée, il roula par terre, épuisé, et s'endormit aussitôt, le loup montant la garde autour de lui. Il avait pris la précaution d'attacher le cheval et il le retrouva le lendemain. Alors, sans un regard en arrière, il quitta le campement, maintenant marqué par des tombes recouvertes de pierres, et partit à la recherche de son clan et de la famille impériale. Il avait onze ans.
Des cris éclatèrent dans le calme de la forêt et les hommes sortirent de leurs habitations pour voir de quoi il retournait.
- Lâchez-moi, grosses brutes ! fit une voix de femme.
Deux hommes apparurent à la lisière du camp, tenant fermement une jeune fille qui se débattait comme une tigresse. Il la traînèrent presque jusque devant le grand jeune homme qui se tenait debout au centre du clan, les bras croisés, le visage impénétrable. Alors seulement les deux hommes lâchèrent leur prisonnière et reculèrent d'un pas. Elle regarda autour d'elle, pour voir si elle pouvait fuir, et se vit entourée. Alors elle reporta son attention sur l'homme qui lui faisait face. Il était jeune, avec un visage d'aigle marqué par une longue cicatrice sur la tempe. Ses épais cheveux noirs retombaient sur son front, sur le serre-tête d'or bleu. Les yeux d'un éclatant bleu turquoise, couleur pour le moins étrange, la fixaient calmement.
- Que comptez-vous faire de moi ? demanda-t-elle d'un ton agressif.
L'homme ne répondit rien ; il tendit la main en avant, lui souleva le menton et lui tourna le visage de côté, mettant en évidence les traces de griffures qu'elle portait sur la joue.
- D'où cela vient-il ? fit-il calmement.
Sa voix était rauque, basse, presque voilée.
- De branches, répondit-elle brusquement.
Il laissa retomber sa main.
- En quel honneur ces branches sont-elles venues en contact avec votre visage ? s'informa-t-il. Mes hommes vous ont effrayée ?
La jeune fille se buta. L'un des deux hommes qui l'avaient amenée fit un pas en avant.
- Je vais vous raconter..., commença-t-il.
Mais le jeune homme l'arrêta d'un geste.
- J'entendrai les deux versions, déclara-t-il. Je vous écoute, ajouta-t-il en se tournant vers la jeune fille.
Elle haussa les épaules.
- Ce n'est pas bien grave, fit-elle d'un ton hargneux, mais qui s'était considérablement adouci. Disons qu'ils ont surgi un peu brusquement devant moi et qu'ils m'ont fait peur. Je me suis enfuie, mais ils m'ont rattrapée.
- Elle allait vers le camp. On ne pouvait pas la laisser faire, intervint l'un des deux hommes.
Le jeune homme se frotta le menton ; si ceux de son clan n'ajoutaient rien, la version de l'inconnue était juste.
- C'est bon, Rylgar, dit-il à l'homme.
Celui-ci inclina la tête et retourna grossir la foule qui entourait le chef.
- Comme vous appelez-vous ? reprit le jeune homme.
- Rijka, répondit l'inconnue. Et vous ?
- Judikael.
Le jeune garçon de onze ans était devenu un fier jeune homme, portrait vivant de son père. Mais Rijka ne pouvait pas le savoir.
- Que faites-vous dans la forêt ? demanda Judikael.
- Puis-je au moins savoir en quelles mains je suis tombée ? s'enquit la jeune fille.
- Vous vous trouvez dans le clan des Akantha, déclara calmement Judikael. L'Epine numéro deux.
- Pourquoi deux ?
- Parce que la première a été détruite il y a douze ans de cela, répondit Judikael d'une voix indifférente.
Il y eut quelques murmures dans le clan.
- Nous étions perdus et tu nous a retrouvés..., entonna une femme.
- Deux ans de recherche ! précisa un vieil homme à l'adresse de Rijka, fier de son chef de clan.
- Et vous vivez ici librement, sans payer d'impôts au gouvernant de Sirlacy ? interrogea Rijka.
- Des impôts ! reprit Judikael, amer. Nous vivons déjà à l'écart de tous, presque en exil ! Il ne manquerait plus qu'on nous fasse payer des impôts !
- Il pourrait envoyer des percepteurs et des soldats.
- Un Akantha vaut dix Sirlacs ! proclama fièrement Judikael.
Le silence retomba. Les yeux turquoise de Judikael contemplaient pensivement Rijka.
- Que comptez-vous faire de moi ? demanda de nouveau la jeune fille.
- Aranja ! appela le jeune homme sans se retourner.
Une femme franchit les rangs et vint se présenter à Judikael. Elle avait les cheveux noirs soigneusement nattés et remontés sur la nuque, les tempes blanchies, mais son visage restait lisse, avec quelques petites rides au coin de ses yeux turquoise. Elle eut un sourire étonnamment juvénile.
- Acceptes-tu de la prendre sous ton toit, Aranja ? demanda respectueusement Judikael.
L'Akantha regarda la jeune fille, puis son visage se plissa d'un bon sourire accueillant.
- Bien sûr, Judikael, dit-elle. Viens, mon enfant.
Elle prit le coude de Rijka et l'entraîna doucement ; la jeune fille se laissa faire sans protester, suivant docilement Aranja.
Judikael dispersa ses hommes, puis retourna dans son habitation. Il s'assit sur l'épaisse fourrure qui lui servait de couverture et tira de sous un tas de peaux une longue et lourde épée à la lame gravée de runes que ses doigts connaissaient par coeur. Il serra les dents en tenant l'épée entre ses mains et les années défilèrent dans son esprit comme un mauvais rêve.
En quittant le campement, l'Epine numéro un, marquée par ses tombes toutes fraîches, il était d'abord parti à la recherche de son clan. Le cheval qu'il avait volé au palais lui avait été bien utile lors de ses battues dans les forêts, pistant comme il le pouvait des traces trop vieilles et presque effacées. Son loup et son faucon l'aidaient comme ils le pouvaient, mais ce fut finalement le jeune garçon qui repéra le premier des traces d'Akantha.
Ceux de son clan avaient vu arriver un enfant aux longues jambes, d'une maigreur effroyable, mais fier comme seul pouvait l'être un Akantha. Il n'avait rien dit de ce qu'il avait fait, ni du temps qu'il avait passé à les chercher, car deux ans étaient passés depuis le début de ses recherches. Et, sous son impulsion, les battues continuèrent, permettant peu à peu de reformer le clan. Quand un camp, la future Epine numéro deux, commença à sortir de terre, Judikael décida de partir à nouveau. Il avait maintenant quinze ans et sa silhouette ne s'était guère étoffée, mais il avait gagné quelques pouces en hauteur. Il avait repris son cheval, et, accompagné de son loup et de son faucon, il était reparti sans un mot pour son clan. Il devait rechercher la famille impériale et aussi retrouver l'épée de son père, qui avait été volée sur son cadavre.
De nouveau, sa longue quête reprit. Il devait souvent se dissimuler, car les haines attisées par Sangahyando contre les Akantha n'étaient toujours pas retombées et un enfant seul sur les routes aurait durement pâti de cette colère. Il lui fut facile de retrouver l'impératrice et ses filles ; le nouveau dirigeant les avait installées dans un palais, à sa portée, mais il manquait trois filles : les trois dernières, Lkalassaï, Eryane et Sklerijenn avaient disparu. Le coeur un peu plus tranquille de ce côté-là, Judikael était parti sur les traces du voleur de l'épée. Une arme akanthae n'avait de place qu'entre des mains akanthaes. La retrouver fut long et difficile, car il n'avait aucun indice, mais il soupçonnait quelqu'un de l'actuel gouvernement. Longtemps, il rôda dans le palais, dont il connaissait les moindres recoins, et il finit par trouver l'officier qui se vantait d'avoir une arme akanthae, une prise de guerre, prétendait-il. Cet officier ne sut jamais combien il avait eu tort de se vanter ainsi. Car sitôt qu'il fut seul, une bête fauve bondit de derrière une tenture, le fit culbuter et lui trancha froidement la gorge. Alors Judikael récupéra son épée et repartit chez les siens.
Il était resté absent pendant deux ans et, à son retour, il fut fêté par tous les siens, qui lui offrirent le titre de Khandjar, le chef. Judikael hésita longtemps, regardant sur les visages de ceux qui l'entouraient ce qu'ils pensaient de cette nomination. Dans tous les regards turquoise, il lut leur confiance en lui : il les avait retrouvés, regroupés alors qu'ils étaient perdus, séparés les uns des autres, il avait récupéré l'épée de son père et retrouvé les restes de la famille impériale. Il était digne d'être Khandjar. Alors il accepta. Mais chaque année, il partait pendant deux à trois mois, cherchant toujours inlassablement à retrouver la piste de Lkalassaï, Eryane et Sklerijenn, car il n'avait pas abandonné l'espoir de les rendre à leur mère.
Judikael se secoua et se rendit à l'habitation d'Aranja. Comme il se devait, il resta un instant devant le feu, pour que sa silhouette alerte les habitantes de sa présence, puis il appela la femme à haute voix. Elle l'invita à entrer. Il se pencha un peu pour franchir la porte et son regard rencontra aussitôt les yeux gris de Rijka.
- Une dernière question avant de vous laisser dormir, dit-il. Vous n'avez pas répondu à celle que je vous ai posée tout à l'heure : que faisiez-vous dans la forêt ?
- J'y vis.
Les deux regards s'accrochèrent.
- Demain matin, je vous ramènerai chez vous, reprit Judikael d'une voix qui n'admettait pas de réplique.
Il salua Aranja et ressortit. Il entendit la femme reprendre la parole et il l'entendit raconter ses aventures depuis le moment où il avait perdu son père. Aranja tentait de faire comprendre à Rijka la fierté du jeune chef, mais une étrangère au clan pourrait-elle un jour comprendre ce qui était au coeur même de la vie de tout Akantha ?
Dehors, autour du foyer principal, la plupart du clan était réunie ; ils firent une place à leur chef quand il arriva et il s'installa parmi eux.
- Je vous ai promis quelque chose il y a très longtemps, dit-il. Je vais respecter ma parole aujourd'hui même.
Il fixa le feu, se concentrant intensément. Lentement, au-dessus du feu apparut une silhouette vague, qui se précisa de plus en plus, et chacun finit par reconnaître Kiervl. Puis le décor se mit en place autour de l'ancien Kruos, tandis que Judikael enfonçait de plus en plus profondément ses doigts dans la terre. Brutalement, ce fut comme si chacun s'était retrouvé dans la grande salle le jour où l'empereur était mort, obligé de regarder sans pouvoir intervenir. Ils virent leur Kruos lutter farouchement pour l'empereur, sa grande épée à la main, ils le virent tomber sous les coups d'un fou furieux, puis ils aperçurent l'enfant qui venait de prendre la place de son père, l'enfant soulever l'épée bien trop lourde pour lui, mais respectant le code d'honneur du Kruos : tout perdre, mais sauver l'empereur ! Les Akantha virent l'enfant tomber, blessé à la tempe, blessure qui était la cause de la longue cicatrice qui le marquait toujours, et ils sentirent toute leur haine se réveiller quand un grand diable d'homme, qui n'était autre que Sangahyando, ramassa l'épée akanthae pour en tuer l'empereur.
Rijka sortit de l'habitation d'Aranja juste au moment où Judikael commençait à relâcher sa concentration et elle vit l'image au-dessus du feu s'évanouir doucement, puis se confondre avec la fumée. Pensa-t-elle à ce moment à la magie akanthae ? Judikael leva la tête et la vit. Un instant, leurs yeux s'accrochèrent. Rijka eut comme un vague sourire contraint, une sorte d'excuse de les avoir dérangés. Il répondit par un simple hochement de tête, mais ne sourit pas en retour. Le visage mince et sérieux ne semblait pas connaître le sourire.
Le lendemain matin, Judikael était debout à l'aube, comme d'habitude et vint relever les gardiens de la nuit. Rien à signaler, tout était calme. Les éclaireurs, qui assuraient la paix des environs, revinrent tout aussi bredouilles : la forêt était d'un calme exemplaire, presque inquiétant. Pourtant, Judikael écouta les rapports avec autant d'attention que tous les autres matins ; le moindre détail pouvait se révéler d'une importance cruciale pour les Akantha. Un éclair métallique pouvait signifier que le gouvernant de Sirlacy avait retrouvé les fugitifs et avait décidé de les exterminer. Une fois cette contrainte matinale satisfaite, Judikael alla voir son cheval et vérifia qu'il n'avait pas de caillou sous les sabots et qu'il était reposé. Enfin, il se dirigea vers l'habitation d'Aranja et s'annonça. Aranja parut sur le pas de la porte, lissant le devant de sa robe rouge sombre serrée à la taille par une ceinture de cuir ornée d'or rouge.
- Elle se prépare, dit-elle. Elle a accepté d'abandonner les espèces de frusques qu'elle portait en arrivant ici. Nous sommes à peu près de la même taille et je lui ai prêté une robe.
En effet, la jeune fille qui sortit de l'habitation d'Aranja n'avait plus grand-chose à voir avec celle qui était arrivée la veille, fermement maintenue par deux Akantha. Elle portait une longue robe vert d'eau, avec une ceinture de cuir marron. Mais Aranja poussa un cri désolé :
- Oh, mon enfant ! Qu'as-tu donc fait à tes cheveux ?
Elle sortit un peigne d'argent de sa poche et entreprit de démêler l'amas châtain qu'était la chevelure de Rijka. La jeune fille lança un regard à Judikael, d'un air qui le défiait de rire ou même de sourire de la position presque humiliante où elle se trouvait. Mais le jeune homme n'avait pas l'ombre d'un sourire sur son visage d'aigle. Il regardait Aranja sans rien dire, attendant patiemment qu'elle ait terminé. Mais celle-ci était un personnage important dans le clan : un cri l'appela bientôt et elle dut abandonner la jeune fille. Elle lança le peigne d'argent à Judikael.
- Finis ce que j'ai commencé ! fit-elle en relevant le bas de sa robe pour courir à l'autre bout du camp.
Rijka fut surprise du ton qu'elle employait vis-à-vis du chef de clan ; mais Judikael ne semblait pas s'en formaliser. Tranquillement, il vint vers elle, passa souplement dans son dos et prit les longues mèches brunes dans ses grandes mains nerveuses. Sa façon de procéder était d'une douceur étonnante pour un guerrier, mais Rijka avait envie de lui arracher ses cheveux des mains. Elle se maîtrisa, sentant peser sur elle de nombreux regards féminins, comme perplexes de voir le chef coiffer une étrangère. Plusieurs femmes, en passant devant elle, lui jetèrent des regards de haine ; elle sut au fond d'elle-même que Judikael avait refusé plus d'une fois les avances de ces femmes et elles lui en voulaient de monopoliser l'attention du chef. Judikael démêlait les longs cheveux, les lissant sous ses mains, puis, glissant le peigne sous sa ceinture, il entreprit de les tresser serrés et finit par les épingler sur la nuque. Il la fit pivoter sur ses talons et la regarda de haut en bas avec ce qui semblait être un regard approbateur.
- Vous voilà plus présentable pour retourner chez vous, commenta-t-il. Pour une fois, peut-être n'accusera-t-on pas les Akantha d'être des démons, ajouta-t-il d'un ton amer.
Rijka plongeait dans les yeux turquoise de Judikael ; elle se souvenait des récits qu'on faisait sur les Akantha, ce peuple étrange aux cheveux noirs et aux yeux turquoise, qui vivait dans la forêt en harmonie avec les animaux sauvages, la terrifiante magie qu'il maîtrisait et qui pouvait forcer un homme à se tuer parce qu'un Akantha l'avait voulu, qui enlevait des enfants pour les offrir à quelque divinité cruelle lors d'un sacrifice barbare qui servait leur lien avec les bêtes sauvages, qui enlevait des femmes parce qu'il avait besoin d'enfants. Voilà ce que l'on racontait sur les Akantha. Pourtant, autour d'elle, elle ne voyait que des femmes aux cheveux noirs et aux yeux turquoise. Pourtant Judikael allait la ramener chez elle.
- Venez, Rijka. Votre monture vous attend, dit-il, rompant la fascination dans laquelle ses yeux turquoise l'avaient plongée.
- C'est peut-être là le danger des Akantha, songea-t-elle en suivant Judikael. Leurs yeux. On dit que la mer a la même couleur...
Judikael, loin de savoir à quoi elle pensait, l'avait amené jusqu'à son cheval et allait la prendre par la taille pour la mettre en selle. Elle l'arrêta d'un geste.
- Inutile, fit-elle d'une voix dure. J'y arriverai toute seule.
- A votre guise, répondit sèchement Judikael.
Il bondit en selle sur son propre cheval, qui était celui qu'il avait volé au palais, douze ans plus tôt. Le fidèle animal n'était plus très fringuant, mais l'Akantha n'avait pas le coeur à se passer de ses services. Ils en avaient vu de dures tous les deux et il ne voulait pas l'abandonner comme cela. Rijka avait glissé son pied dans l'étrier et se laissa doucement tomber sur sa selle, jetant un regard de défi à Judikael, comme pour lui dire :
- Vous voyez, j'y suis très bien arrivée !
Le jeune homme ne daigna même pas répondre à cette provocation puérile. Aranja, à présent libérée, revenait vers eux à petits pas pressés.
- Prends soin d'elle, recommanda-t-elle en les considérant d'un regard critique.
Alors qu'ils partaient au petit trot, elle ajouta :
- Et ne te laisse pas emporter par ton mauvais caractère !
Rijka n'en revenait pas, de cette familiarité à l'égard du chef de clan. Il lui semblait qu'à Hierico, la moindre personne se permettant une privauté pareille envers le gouvernant se serait fait pour le moins jeter en prison.
- Qui est-elle pour vous parler sur ce ton ? s'enquit-elle, ne pouvant retenir davantage son indignation, même si elle était plutôt amusée de voir le fier Judikael mouché par une femme.
- Ma mère, répondit succinctement le jeune homme.
Le camp avait maintenant disparu. Judikael se tourna vers Rijka.
- Où vivez-vous dans la forêt ?
Avant qu'elle ait pu répondre, son cheval s'emballa brusquement, obliquant vers les fourrés et vers le précipice qui longeait la forêt. Judikael laissa échapper un juron à faire frémir un démon et lança son propre cheval au galop. Mais il savait que la monture emballée était nettement plus rapide que la sienne. Lâchant les rênes d'une main, il porta les doigts aux plaques qui pendaient à son cou. Comme par magie, le loup et le faucon apparurent à ses côtés. Il ne dit rien ; un lien étrange semblait les unir et les deux animaux comprirent ce qu'il voulait. Allongeant la foulée, le loup partit sur les traces du cheval emballé, tandis que le faucon supervisait la scène du ciel. Les yeux perdus dans une sorte de brume, Judikael conduisait son cheval comme s'il était en transe. Il fit faire un détour à sa monture et rejoignit le précipice. Le cheval emballé piquait droit sur lui et Rijka s'accrochait sur son dos comme elle le pouvait, ses yeux agrandis par la peur. Judikael arrêta sa monture et mit calmement pied à terre. Quand le cheval passa à sa hauteur, la bouche blanche d'écume, suivie par un loup qui courait à longues foulées souples, Judikael bondit, passant par-dessus le cheval, attrapant Rijka et roulant au sol avec elle. Il la protégea comme il put et se redressa aussitôt sur un genou, regardant s'il pouvait encore sauver le cheval. Mais il était déjà trop tard : fou de peur, pour une raison inconnue, puisque le loup avait brutalement disparu, le cheval bascula dans le précipice en poussant un long hennissement de frayeur. Judikael crut aussi entendre comme un cri de dépit, mais le son était si faible qu'il se dit qu'il avait rêvé. Il voulut se relever et constata que, une fois de plus, son genou gauche lui refusait le moindre service. Comprenant son besoin, son cheval s'avança vers lui, un brin d'herbe entre les dents, et glissa son encolure sous sa main. Aidé par sa monture, Judikael put se redresser et tendit la main à Rijka pour l'aider également. Secouée, elle tendit machinalement la sienne et la mit dans la grande paume un peu calleuse de Judikael.
- Désolé de ne pas avoir pu sauver votre monture, dit-il de sa voix rauque. Vous allez être obligée de chevaucher avec moi.
Rijka se releva, un peu choquée, mais ayant toujours toute sa hargne.
- Je suis sûre que vous auriez pu sauver ce pauvre cheval aussi ! lança-t-elle.
- Oui, admit-il sans fausse honte. A condition de risquer de vous perdre aussi. Ne croyez pas que j'ai fait ce choix pour m'attirer votre reconnaissance ! Tout bien pesé, le cheval aurait certainement été plus utile au clan que vous le ne serez jamais.
- Alors pourquoi m'avoir sauvée, plutôt que le cheval ? rétorqua Rijka, irritée par ce qu'elle prenait pour de la suffisance.
- Parce qu'une vie humaine est inestimable, répondit-il, et que rien ne justifie qu'on la mette en danger.
Rijka ne dit rien, ébahie par cette réplique ; Judikael était déjà en selle et lui tendait la main pour la hisser en croupe. Elle se laissa faire, mais se tint très raide, pour ne pas risquer de le toucher. Avant de partir, Judikael leva la tête vers le ciel et sembla faire un mystérieux signe.
La route reprit. Rijka avait dit à Judikael qu'elle habitait au nord de la forêt, du côté le plus proche de Hierico. Le jeune homme n'avait rien dit et gardait le silence depuis la mort du cheval. Alors que la nuit était tombée, il continuait à chevaucher tranquillement, semblant avoir oublié la présence de Rijka derrière lui. La jeune fille commença à s'agiter, d'autant plus que des lueurs jaunes, comme des yeux de bête sauvage, apparaissaient çà et là autour d'eux.
- Comptez-vous me faire passer la nuit à cheval ? demanda-t-elle désagréablement.
Sans arrêter sa monture, Judikael se retourna sur sa selle et plongea son regard dans les yeux gris.
- Nous sommes tout près de la lisière de la forêt. Nous approchons donc de chez vous. Je pensais que vous seriez contente de pouvoir coucher dans votre lit cette nuit.
La jeune fille s'agita de plus belle, mal à l'aise. Judikael semblait s'amuser beaucoup, même si son visage restait toujours impassible.
- D'accord, finit-elle par dire. Je n'ai pas de chez moi ; oh ! je sais que ça peut paraître étrange, mais c'est comme ça ! Vous allez me prendre pour une menteuse, vous dire que j'ai peut-être fugué, ou...
Judikael posa soudain un doigt sur ses lèvres.
- Silence ! intima-t-il sèchement.
Rijka allait répondre vertement, mais il ne lui en laissa pas le temps : il glissa à terre souplement et se fondit dans les ténèbres.
- Et moi, je fais quoi ? protesta Rijka tout bas, refusant d'avouer qu'elle ne se sentait pas à l'aise toute seule.
Les yeux jaunes se faisaient plus nombreux autour d'elle et elle n'eut même pas le temps de crier quand une grande main décharnée s'abattit sur sa bouche. Elle sentit qu'on l'enlevait du cheval et qu'on l'emportait. Elle se débattit de toutes ses forces, mais son ravisseur était bien plus fort qu'elle.
- Judikael ! cria-t-elle mentalement, comme s'il pouvait l'entendre.
Ce ne fut pas Judikael qui vint à son aide, mais un loup, souple et silencieux, qui bondit dans le dos de son ravisseur, le faisant chuter. L'homme se redressa sur un genou, sa main refermée sur la chevelure dénouée de Rijka, et fit face au loup qui le regardait, tranquillement assis devant lui. Une silhouette rejoignit l'animal.
- Laisse-la, Sangahyando, fit la voix rauque et basse de Judikael. Elle ne t'a rien fait.
- Tiens, le chiot de garde ! Tu as succédé à ton père, petit chiot ? répondit Sangahyando d'un ton insultant.
Judikael ne réagit aucunement ; sa main restait sur la tête du loup, comme pour calmer l'animal.
- Nous sommes bloqués, Sangahyando, reprit-il calmement. Tu ne peux pas t'enfuir et je ne peux pas te tuer.
- Tu tiens donc tant que cela à elle ? ricana le sorcier.
Une fois de plus, Judikael ne répondit pas. Ses yeux se plissèrent légèrement et Sangahyando reçut soudain un violent coup derrière la tête. Il chancela et le jeune homme bondit. Il envoya le sorcier bouler au loin, l'éloignant de Rijka et se tint devant lui comme un fauve en colère. Sangahyando, furieux, leva la main.
- Je te déconseille d'user de ta sorcellerie sur moi ! gronda Judikael comme la bête sauvage qu'il semblait être.
Mais Sangahyando s'entêta et commença à psalmodier un sort ; alors Judikael bondit de nouveau, l'écrasant sous son poids, le souffle court, et le sorcier resta stupéfait devant les yeux de son ennemi : les pupilles commençaient à devenir de fines lignes verticales, comme les yeux d'un chat en pleine lumière, sauf que là, les ténèbres les entouraient et il avait déjà peine à distinguer sa propre main.
- Tu commences à comprendre, gronda Judikael.
Il se releva, redressant son ennemi d'une poigne dépourvue de douceur.
- Ne t'attaque jamais aux Akantha ! prévint-il. Ni à ceux qu'ils protègent !
Humilié, le sorcier disparut, happé par la nuit, mais sa voix parvint encore aux oreilles du jeune homme :
- Nous nous reverrons, petit chiot ! Et tu n'aboieras pas si fort la prochaine fois !
Judikael haussa les épaules et alla relever Rijka.
- Décidément, c'est à croire que quelqu'un veut vous empêcher d'arriver chez vous, fit-il.
Elle le fusilla du regard.
- On dirait que votre genou va mieux, rétorqua-t-elle d'un ton fruité.
Il grommela une vague réponse, apparemment préoccupé par autre chose. Le loup avait disparu, une fois de plus, ainsi que le faucon, qui avait frappé Sangahyando comme le lui avait ordonné Judikael.
- Ainsi, c'était le fameux Sangahyando ! fit-elle d'une voix qu'elle espérait être calme. Eh bien, il n'a pas l'air si dangereux que cela !
- Parce qu'il n'était pas sur son terrain, marmonna Judikael. Mais le prochain affrontement aura lieu dans les conditions qu'il aura choisies et ce sera autrement plus dangereux. Mais vous ne serez plus entre nous et j'aurai les mains libres.
- Je croyais qu'une vie humaine était inestimable, remarqua Rijka, décidée à blesser cet homme.
- Il y en a qui ne méritent plus le terme d'humain, répondit Judikael sans la regarder, et c'est le cas de Sangahyando. Cet homme mourra, je le jure, et de ma main !
Il lança ce serment à la nuit, comme si des dieux cachés dans les arbres pouvaient en prendre note, puis retourna près du cheval.
- Puisque vous n'avez pas de chez vous, nous allons passer la nuit ici. Nous réfléchirons demain à ce que nous pourrons faire.
- Ne comptez pas sur moi pour venir grossir le nombre de femmes que vous avez enlevées pour en avoir des enfants ! lança Rijka.
Judikael lui décocha un regard parfaitement neutre, quoique peut-être légèrement hostile.
- Vous pouvez en être sûre, fit-il tranquillement. Aucun Akantha sain d'esprit ne voudrait de vous. Dormez, maintenant.
Suffoquée par la suffisance de cet homme, Rijka s'enferma dans un silence réprobateur et ne tarda pas à sombrer dans le sommeil.
Le lendemain matin, Judikael réveilla Rijka gentiment; lui-même n'avait pas beaucoup dormi, préférant veiller, de peur que Sangahyando ne revienne. Les Akantha étaient prudents par nature et il ne pouvait pas sans cesse appeler son loup et son faucon pour faire le travail à sa place. Rijka ne parut pas trop surprise de se réveiller en pleine forêt, les frondaisons au-dessus de sa tête et les bruits de la nature autour d'elle. Elle eut même un vague sourire à l'adresse de Judikael. Mais le jeune homme ne pensait pas à se laisser attendrir.
- Alors, jeune fille, allez-vous me dire où vous habitez, avant que Sangahyando n'essaie encore de vous enlever ?
- Mais je vous ai dit la vérité ! protesta Rijka. Je n'ai pas de chez moi !
Judikael haussa les épaules.
- Vous avez bien vécu quelque part avant d'échouer dans le camp des Akantha.
- Oui, au fil des routes, comme une vagabonde.
- Et vous allez me faire croire que vous n'avez jamais eu de toit au-dessus de la tête toute votre vie durant ? fit Judikael, sceptique. J'ai du mal à vous croire.
- Non, j'ai certainement dû vivre normalement à une certaine époque. Le problème, c'est que je ne m'en souviens pas.
Judikael la regarda d'un drôle d'air, comme s'il ne la croyait pas.
- Je ne plaisante pas ! s'énerva Rijka. Je sais que cela peut paraître étrange, mais c'est ainsi ! Les pertes de mémoire, ça existe !
- Depuis combien de temps ?
- Je ne sais plus trop. Dix, douze ans, quelque chose comme ça. En quoi est-ce important ?
- Avez-vous déjà rencontré Sangahyando avant ce soir ?
- Ce sorcier à la noix ? Certainement pas ! répondit Rijka avec indignation.
Judikael la regarda avec attention.
- En êtes-vous bien sûre ?
- Par tous les dieux, oui ! Pourquoi doutez-vous tant de ce que je vous dis ?
- Parce que vous êtes la troisième personne victime d'une perte de mémoire que je rencontre.
- Qui étaient les deux autres ?
- Elles s'appelaient Lkalassaï et Eryane, et étaient les filles de l'empereur Azules, tué par la faute de Sangahyando, dit doucement Judikael.
Rijka ouvrit de grands yeux.
- Je sais qui sont Lkalassaï et Eryane, fit-elle sèchement. Mais pourquoi parlez-vous d'elles au passé ?
- Parce que Sangahyando me les a arrachées avant que j'aie pu les rendre à leur mère. Maintenant, je suppose qu'il les a tuées, comme il voulait le faire il y a douze ans.
- Comment ont-elles vécu pendant douze ans ? s'étonna Rijka.
- Pendant huit ans, rectifia Judikael. Je les ai retrouvées il y a quatre ans. Lkalassaï veillait sur Eryane, comme jadis elle avait veillé sur Uliciane. Mais Sangahyando a su se montrer plus convaincant que moi.
Rijka sentit implicitement qu'il valait mieux ne pas approfondir le sujet. Il semblait y avoir une douleur sourde dans les paroles de Judikael, comme s'il s'agissait d'un point sensible.
- Où allons-nous ? demanda Rijka en se relevant et en s'étirant tranquillement.
Judikael ne répondit pas et se contenta de la regarder étrangement.
- Pourquoi me faites-vous confiance à ce point ? fit-il brusquement.
- Si vous aviez voulu me faire du mal, vous l'auriez fait depuis longtemps, n'est-ce pas ? rétorqua paisiblement Rijka. Et puis, parmi les rumeurs circulant sur les Akantha, dans les plus favorables, il y en a qui disent que les démons ont le sens de l'honneur.
L'éclat des yeux turquoise était troublant d'intensité.
- Où allons-nous ? répéta Rijka.
Judikael haussa les épaules.
- Je ne vais pas vous ramener à l'Epine, si c'est ce que vous craignez.
- Alors vous allez me laisser dans la forêt retourner à mon état de sauvageonne finie ?
- Finie ou non, je ne vous laisserai pas. Un Akantha qui sauve quelqu'un est responsable de sa vie. Ne le saviez-vous donc pas ? Les rumeurs ne le propagent peut-être pas, ajouta-t-il avec un sourire amer.
- C'est un mensonge ! cria soudain Rijka. Les Akantha ne sont que des démons et ne sauvent jamais quelqu'un sans en tirer un avantage immédiat !
Le visage d'aigle de Judikael ne frémit pas d'un muscle.
- Sans doute est-ce pour cela que les Akantha ne sauvent pas souvent la vie d'une personne. C'est une lourde charge d'être responsable de quelqu'un qui vous déteste.
Il n'ajouta rien, mais saisit Rijka par la taille et la déposa en selle. Il bondit à son tour sur le dos du cheval et prit les rênes. Rijka resta d'abord stupéfaite, puis se débattit.
- C'est un rapt ! cria-t-elle en tentant d'échapper à Judikael.
- Et alors ? rétorqua le jeune homme. Les démons font des choses bien pires ! Ce n'est qu'un exemple de ce qu'un Akantha peut faire. Maintenant, taisez-vous !
Son cheval s'élança en avant, ne paraissant nullement gêné de la double charge. Il était à certains moments fringant comme un poulain, mais se fatiguait beaucoup trop vite. Judikael savait qu'il lui était impossible de fuir ou de poursuivre quelqu'un avec cette monture, mais il s'y était attaché et il ne voulait pas l'abandonner : elle lui était fidèle et ne lui avait pas fait défaut une seule fois en douze ans.
- Que comptez-vous faire de moi ? demanda Rijka, tout son calme revenu.
- Vous conduire là où j'aurais dû vous emmener dès le début, grogna Judikael.
- C'est-à-dire ?
- Vous le saurez en temps utile.
- Et en tant que chef, vous n'allez pas manquer à votre clan ? insinua Rijka.
Judikael ne répondit pas. Elle lui donna un coup de coude sans même le regarder.
- Hieran ne remplacera pour les décisions difficiles, comme d'habitude, dit-il enfin.
- Qui est Hieran ?
- Mon cousin. C'est lui qui deviendra chef si je meurs. Il a l'avantage d'avoir des héritiers.
- Pourquoi ne pas vous être marié ?
Judikael grommela une vague réponse qu'elle n'entendit pas, puis soupira.
- J'ai autre chose à faire, daigna-t-il enfin expliquer d'une voix distincte.
Il ne voyait pas l'utilité de lui parler de ses expéditions annuelles pour retrouver Sklerijenn, la dernière fille de l'empereur.
Ils longèrent les murailles de Hierico, mais passèrent tranquillement à côté des portes monumentales et de leurs gardes. Le cheval continua son chemin, mâchonnant paisiblement son mors. Les mains de Judikael n'avaient pas bougé d'un centimètre sur les rênes.
- Nous n'allons donc pas au palais ?
- Pourquoi diable voulez-vous que nous y allions ? demanda Judikael, surpris.
- Vous disiez que les deux autres amnésiques étaient Lkalassaï et Eryane. Je pensais que vous me preniez pour Sklerijenn et que vous me conduisiez à l'impératrice.
Elle sentit nettement Judikael se raidir quand elle prononça le nom de Lkalassaï, mais ce fut très bref.
- Je ne conduis pas toutes les amnésiques à l'impératrice, rétorqua sèchement le jeune homme. De toute façon, je n'ai aucune preuve que vous êtes Sklerijenn.
- Alors que vous en aviez pour Lkalassaï et Eryane, je suppose ? fit Rijka, furieuse, répétant à loisir le nom de Lkalassaï.
- Oui. On reconnaît plus facilement une jeune femme quand on l'a vue à quatorze ans qu'à huit, même huit ans après.
- Parce que vous avez déjà vu les princesses impériales ? s'étonna Rijka, se tournant vers lui.
Judikael haussa les épaules.
- Je les côtoyais tous les jours.
Rijka trouva qu'il aurait pu sourire avant de répondre, mais pas un muscle de son visage n'avait frémi. Cet homme ne savait pas sourire. C'était impossible autrement. Personne ne pouvait arriver à une telle maîtrise. Enervée sans trop savoir pourquoi, elle se buta dans un silence obstiné.
La journée passa lentement, s'étirant en longueur au pas du cheval. Rijka en était bercée et elle faillit plus d'une fois s'endormir contre la solide épaule de Judikael. Seule la fierté l'empêchait de succomber à cette torpeur. Quant au jeune homme, il se tenait bien droit sur sa selle, le regard fixé droit devant lui, sans accorder le moindre coup d'oeil à la chevelure bouclée sous ses yeux, les doigts à peine refermés sur les rênes. Pas de grands gestes pour diriger son cheval ; en douze ans, ils avaient eu le temps de mettre leur technique au point. Pour les changements de direction, il utilisait le système de la rêne contraire, plaquant la rêne contre l'épaule opposée à la direction qu'il voulait. Pour la vitesse, un simple effleurement du talon suffisait généralement pour obtenir le pas. La pression des jambes variait selon la vitesse, mais un claquement de langue avait exactement le même effet.
En fin d'après-midi, Judikael mit pied à terre et déposa Rijka au sol, puis il ôta la selle du dos de son cheval, la chargeant sur sa propre épaule. Le cheval sembla s'étirer et grimacer de plaisir d'être débarrassé de ce poids. Judikael lui frotta le front de son poing, puis glissa les rênes à son poignet avant de continuer la route, d'une démarche souple et élastique. Rijka hésita un instant, regardant autour d'elle, pensant peut-être s'enfuir, et la voix de Judikael vint l'aider à se décider :
- Je vous déconseille de vous enfuir. Je vous rattraperai de toute façon et vous n'aimerez sans doute pas le traitement que je vous ferai subir après. Voyager en travers des épaules de quelqu'un est paraît-il très fatigant et donne mal au ventre.
- Vous n'oseriez pas ! suffoqua Rijka, fixant le dos qui lui faisait face.
Judikael pivota lentement sur ses talons.
- On parie ? rétorqua-t-il calmement.
Cet homme n'avait aucun sens de l'humour et Rijka jugea qu'il valait sans doute mieux ne pas l'irriter, alors, docilement, elle vint à côté de lui et marcha au même pas. Il eut un hochement de tête satisfait et reprit la route.
Ils venaient à peine de s'arrêter pour la nuit qu'une jeune femme surgit des fourrés qui bordaient la route et les regarda d'un air égaré. Ils s'étaient installés à côté de la route, pour ne pas gêner le passage tout en restant dans une relative sécurité, et aucun arbre n'arrêtait donc la lumière déclinante du soleil. Judikael sauta sur ses pieds et Rijka le vit alors pâlir comme s'il avait vu un spectre. Il marcha d'un pas saccadé vers l'inconnue qui leva la tête vers lui et lui décocha un sourire charmeur. Judikael la prit par les épaules et la ramena près du feu ; il l'examina rapidement et un sourd gémissement jaillit de ses lèvres serrés. Rijka sursauta comme si elle venait de recevoir un coup de fouet.
- Lkalassaï ! appela doucement Judikael.
- Je ne m'appelle pas Lkalassaï, monseigneur, répondit-elle, mais Laliocha. N'est-ce pas que c'est un joli nom ?
- Très.
Il laissa retomber ses mains et, de nouveau, un gémissement lui échappa, un petit cri plaintif comme celui d'un enfant ayant perdu sa mère. Il se dirigea en chancelant vers son cheval, qui souffla sur l'herbe, puis lui fourra son nez au creux de l'épaule. Rijka se leva et vint le rejoindre.
- Que se passe-t-il, Judikael ?
Il leva vers elle un visage à demi ravagé.
- C'est Lkalassaï, fit-il de sa voix rauque, plus voilée encore que d'ordinaire. Voyez ce que Sangahyando a fait d'elle ! Une folle. Une pauvre folle innocente qui va aller sourire au premier venu...
Il serra les poings et s'exclama, soudain rageur :
- Sangahyando ridiculise ma quête ! Tu me le paieras au centuple, sorcier !
Il fit un geste étrange de la main, d'abord la présentant paume vers le sol, doigts écartés, sauf le pouce qui était replié, puis la retournant, tous les doigts maintenant écartés, et murmura :
- Yera akanthae sealis.
Son visage se détendit et retrouva son impassibilité coutumière ; ce fut à peine si une ombre passa sur ses traits quand il lança un furtif regard vers celle qu'il disait être Lkalassaï.
- Qu'avez-vous dit ? demanda Rijka, curieuse.
- Reçois la malédiction akanthae, répondit-il avec indifférence.
Malgré elle, elle eut un geste de recul.
- Alors les Akantha sont vraiment des démons s'ils peuvent maudire des gens ! fit-elle, alarmée.
Il eut un rire bref, grinçant, amer.
- Une malédiction akanthae a autant de poids qu'une malédiction sirlaque, c'est-à-dire aucun. Les dieux ont bien autre chose à faire que d'écouter les plaintes incessantes des mortels.
- Et pourtant, ce signe...
- Ce que j'ai dit est l'équivalent du "Sois maudit !" sirlac, s'impatienta Judikael. Au risque de vous décevoir, les Akantha sont presque comme tous les autres hommes.
- Presque, souligna Rijka.
- Presque, confirma Judikael, la main sur les plaques d'or bleu de son collier, le regard perdu dans le vague.
Il resta un moment immobile dans la nuit, vivante statue, puis se retourna et son regard turquoise vint frapper Rijka de plein fouet.
- Allez dormir, Rijka, dit-il doucement. Du moins, si vous n'avez pas peur de dormir sous la garde d'un démon akantha.
Mais les yeux gris ne montraient pas la moindre peur, plutôt une étrange douceur.
- Vous aimez Lkalassaï, n'est-ce pas, Judikael ?
Il haussa les épaules d'un air désabusé.
- Qu'est-ce que cela peut bien faire maintenant ? dit-il seulement. Ne vous fatiguez pas avec cela, Rijka.
Elle inclina la tête et s'allongea devant le feu. La silhouette de Judikael lui apparaissait découpée par les flammes dansantes et elle s'endormit rassurée par l'impression de force qui se dégageait de lui.
Judikael s'assit en face de Laliocha. La jeune femme, un sourire angélique et plein d'innocence plaqué sur les lèvres, jouait avec les lanières de cuir de la selle. Le jeune homme emprisonna les poignets minces dans ses mains et reçut comme un poignard dans le coeur quand Laliocha leva ses yeux gris-bleu sur lui.
- Lkalassaï, ne te souviens-tu donc pas de moi ? dit-il doucement.
- Pas Lkalassaï, chantonna-t-elle tout bas. Je m'appelle Laliocha, Laliocha... Laliocha, tes yeux sur moi, Laliocha, mon coeur est à toi...
Judikael savait que cette chanson populaire était connue, mais pour lui, c'était comme un raffinement de la vengeance de Sangahyando. Il se concentra et, pour Laliocha et lui, invoqua les jours passés au palais. Il montra Lkalassaï rieuse et frondeuse, à cheval ou l'arme à la main, en garçon manqué ou en jeune fille stylée lors des fêtes, défendant Uliciane, sortant Eryane de l'embarras, chahutant avec Sklerijenn, protégeant Asternis par de pieux mensonges, complice avec Zereiky à qui elle servait parfois de chaperon. Judikael tenait les poignets de Laliocha serrés dans ses grandes mains nerveuses et l'invocation était plus forte que jamais. Mais rien n'allumait de lueur dans le regard gris-bleu. Alors Judikael, désespéré, passa sans transition au jour où Sangahyando avait semé mort et terreur au palais. Quand il montra le sorcier, Laliocha eut un long frisson et gémit comme un animal blessé. Lkalassaï voulait aller rejoindre Kiervl et Judikael, mais l'impératrice la retenait de ses mains frémissantes. Puis le jeune homme montra le moment où il poussait les jeunes femmes dans le passage secret : Lkalassaï voulait venir avec lui, lutter avec son père, mais il la repoussait pour qu'elle veille sur sa mère.
Epuisé, il relâcha sa concentration et ferma les yeux un instant. Il sentit que Laliocha se débattait et il releva les paupières. Elle tentait d'échapper à l'emprise de ses mains comme un animal prisonnier d'un filet, avec des petits gémissements plaintifs. Alors d'un mouvement très doux, il l'entoura de son bras et l'attira à lui. Elle sembla se calmer un peu, appuyant sa joue contre le cuir souple de la veste sans manches, et elle se berçait elle-même en fredonnant tout bas sa chanson. Judikael se souvint alors qu'il s'agissait de la fille de son impératrice et il la repoussa doucement, l'allongeant devant le feu. Il se releva et fit quelques pas pour se calmer. Il alla voir son cheval et le caressa longuement derrière les oreilles, là où le poil était le plus doux et le plus épais, comme du velours. Il porta la main à ses plaques, hésita un instant, puis frôla du bout des doigts celle gravée d'un loup. Un bruit léger de feuilles, comme si le vent soufflait, lui fit tourner la tête. Un loup argenté au museau noir était assis au bord de la route, le regardant de ses grands yeux d'un bleu phosphorescent qui étaient la marque de son ascendance magique. Judikael s'accroupit et le loup vint en trottinant enfouir son museau au creux de sa main. Le jeune homme lui entoura le cou de ses bras et cacha son visage dans l'épaisse fourrure accueillante. Le loup appuya son museau sur l'épaule de son ami et poussa un soupir.
Judikael n'aurait su dire combien de temps avait passé quand il releva la tête, mais il sentit que quelque chose avait changé. C'était presque comme si toute la nature autour de lui voulait le prévenir de ce changement. Il effleura sa plaque au faucon et le fier oiseau vint se poser sur son épaule, frottant son bec recourbé contre sa joue. Dans les yeux dorés de l'animal, Judikael lut ce qu'il voulait savoir et il crut que son coeur devenait de glace. La voix mentale du faucon, déchirant le brouillard qui venait de s'abattre sur l'esprit du jeune homme, vint confirmer ce qu'il savait déjà :
- Le palais où vivaient l'impératrice et ses trois filles a brûlé. Elles viennent de mourir.
- Sangahyando ! gémit Judikael. Sangahyando, puisses-tu mourir dans les plus atroces souffrances !
- Celle que tu appelais Eryane s'est enfuie quand le palais a brûlé, continua le faucon.
- Arrête, Lihili, murmura Judikael.
- Ta quête n'est pas terminée, intervint sévèrement le loup. Tu as encore Eryane et Lkalassaï à protéger et Sklerijenn à retrouver.
- Je sais, fit sombrement le jeune homme. Je sais, Isol. Je continuerai, ne t'inquiète pas.
Il se redressa et carra les épaules. Isol s'assit et le regarda, songeant à part lui que c'était heureux que le jeune homme ait reçu une solide éducation akanthae. En effet, certains Akantha, surtout les descendants de Kruos, recevaient une éducation sirlaque. Mais un Sirlac ne savait pas se maîtriser comme savait le faire un Akantha et Isol savait que Judikael se reprendrait. Les Kruos croyaient que leur mission était plus importante que leur vie.
Le lendemain, Rijka se réveilla avec le jour, mais resta sur le dos, les yeux fixés sur le ciel. Elle entendait des mouvements à côté d'elle, sans doute Judikael, mais elle n'avait pas la moindre envie de se lever et de reprendre la route à cheval. Maintenant qu'ils se trouvaient être trois pour un seul cheval, comment allaient-ils continuer la route ? Une ombre s'interposa entre elle et le soleil rouge ; elle se redressa sur un coude et rencontra le regard turquoise de Judikael.
- Comment avez-vous dormi ? demanda le jeune homme avec sa politesse glacée habituelle.
- Bien, merci. Et vous ?
Judikael ne répondit pas ; on aurait cru qu'il n'avait pas entendu la réponse, mais Rijka savait que ce n'était pas le cas. Simplement, c'était sa façon de lui signifier qu'il ne voulait pas répondre à cette question. Elle se redressa sur les coudes et le regarda s'occuper de son cheval.
- Pourquoi avez-vous choisi cette vie errante, Judikael ? demanda-t-elle brusquement. Vous pourriez rester à l'Epine, comme chef, plutôt que d'être sur les routes avec une inconnue qui ne vous est aucunement liée.
- Je le sais, Rijka, mais ce n'est pas cela qui me permettra d'accomplir mon devoir.
Il se redressa et posa sa main sur l'encolure de son cheval, son regard perdu au loin.
- Mon père était le Kruos du clan, c'est-à-dire qu'il était chargé de veiller sur la sécurité de l'empereur et de sa famille. Dès que j'ai eu huit ans, je suis venu à ses côtés apprendre son métier. Maintenant, il est mort, et j'ai repris sa charge. Ma vie ne tient qu'en une seule chose : protéger la famille impériale. Et je viens d'échouer lamentablement.
Rijka roula sur le côté et se releva.
- Pourquoi donc ?
- Regardez Lkalassaï ! Elle ne sait même plus qui elle est, ce n'est plus qu'une malheureuse folle. Eryane est perdue dans la nature, sans doute aussi folle que sa soeur. Quant à l'impératrice et à ses trois filles aînées, elles viennent de mourir dans l'incendie du palais où elles vivaient. Asternis, Zereiky et Uliciane ne sont plus ! Et enfin, Sklerijenn... Sangahyando ne l'a pas encore retrouvée non plus, mais je sais qu'il me l'arrachera dès qu'elle sera avec moi.
- Alors la famille impériale est décimée..., fit lentement Rijka.
- Pratiquement, oui. Je ne désespère pas de rendre la mémoire à Lkalassaï, ni de la guérir de sa folie, mais où la garder en sécurité ? Car je connais bien Lkalassaï : elle voudra venger sa famille.
- Mais quelle est la raison de la haine de Sangahyando pour la famille impériale ? s'exclama Rijka.
- L'amour, répondit Judikael d'une voix atone. Il est si facile de passer de l'un à l'autre ! Quand il était jeune, Sangahyando était amoureux de Riwan, mais il n'avait aucun rang et le père de la jeune fille préféra la donner à l'empereur de Sirlacy. Blessé dans son amour-propre, Sangahyando continua cependant à aimer Riwan de toute la force de son être. Il faisait également des recherches et il parvint à trouver la solution miracle de l'éternelle jeunesse. Trois ans avant le désastre qui ruina la famille impériale, Sangahyando se rendit au palais, lors d'une réception ; il avait adopté un déguisement, dû à une de ses formules, un déguisement qui le rendait méconnaissable, et il aperçut les filles aînées de l'empereur. Les étoiles impériales. Ce fut le coup de foudre pour Zereiky, qui ressemblait tellement à sa mère ; elle n'avait alors que quinze ans, mais Sangahyando n'en avait cure. Que lui importait l'âge de celle qu'il aimait, puisqu'il disposait de l'éternelle jeunesse ? Il la regarda grandir, venant souvent au palais, et il demanda sa main à Azules. Mais Zereiky ne voulait pas se marier et Azules refusa. Ce refus mit Sangahyando dans une colère noire et il jura qu'il se vengerait des deux affronts qui lui avaient été faits. Je crois que sur ce point-là, sa vengeance fut suffisamment exemplaire.
- Comment savez-vous tout cela, Judikael ?
- Il me l'a dit lui-même, dans un accès de mélancolie. J'avoue que je l'avais un peu aidé à être complètement ivre, admit-il avec ce qui pouvait passer pour un sourire.
Fascinée, Rijka contempla les coins de la bouche qui étaient légèrement remontés lors de cette ébauche de sourire : il savait sourire ! Elle découvrit alors toute la beauté de ce visage d'ordinaire si austère : la moindre esquisse de sourire suffisait à le transformer radicalement et à l'illuminer totalement. Elle ne pouvait détacher ses yeux de Judikael, qui gardait ce sourire aux lèvres, les yeux perdus dans le vague, comme s'il pensait à un bon souvenir, puis soudain, l'éclaircie disparut, le sourire s'évanouit et son regard s'assombrit. Il tourna la tête vers Rijka et vit sa fascination. De nouveau, un léger sourire flotta sur ses lèvres pour s'effacer presque aussitôt, fugitif éclair.
- Vous comprenez maintenant quelle est la plus grande arme des Akantha, Rijka, dit-il doucement. Le regard turquoise et le sourire de mon peuple exercent une fascination étrange sur les Sirlacs. La plupart le savent et nous craignent pour cette raison. Vous ignorez les peurs que mon père suscitait dans les rangs des maris aux jolies femmes fascinées par le regard couleur de mer du barbare !
Il disait cela d'une voix sourde, les yeux fixés au loin, comme si parler de son père ravivait à sa mémoire de mauvais souvenirs. Impulsivement, Rijka se leva et lui mit la main sur le bras. Judikael la regarda, puis repoussa doucement sa main.
- Ne faites pas cela, Rijka, dit-il d'une voix tendue. Si jamais un Sirlac vous voit faire, il n'aura de cesse de vous avoir tuée. Et il est hors de question qu'une telle chose arrive.
Il s'éloigna et alla réveiller Laliocha qui dormait comme une bienheureuse devant le feu presque éteint. Quand elle ouvrit les yeux, elle commença par se recroqueviller sur elle-même, apeurée, en gémissant doucement. Le visage de Judikael se crispa, mais ses gestes restaient très doux. Laliocha sembla vaincre sa peur irraisonnée et accepta de se lever. Elle regarda autour d'elle, étonnée, puis son visage s'illumina d'un sourire.
- Le méchant sorcier est parti ? demanda-t-elle à Judikael.
- Oui. Et il ne reviendra plus, répondit-il, espérant de toutes ses forces dire vrai.
De joie, Laliocha se mit à danser, puis elle s'arrêta aussi soudainement. Son visage devient grave et elle murmura :
- Mère !
Ses yeux retrouvèrent un court instant leur éclat volontaire et elle se tourna vers Judikael.
- Il faut retrouver Eryane et Sklerijenn, Judikael, dit-elle d'un ton ferme.
Le jeune homme eut un mouvement de joie, mais, presque aussitôt, la jeune femme retomba dans sa folie et son regard devint terne. Rijka l'observait et elle remarqua :
- Lkalassaï savait que vous l'aimiez, n'est-ce pas ?
Judikael ne répondit pas. Il souleva Laliocha de terre et la mit sur le dos de son cheval, puis il fit de même avec Rijka, sans lui laisser le temps de protester. La jeune fille le vit porter les doigts à ses plaques d'or bleu, puis lever fugitivement les yeux vers le ciel.
Et le chemin continua, presque lugubre. Laliocha chantonnait sans cesse la chanson où revenait son nom, comme une litanie à laquelle elle se raccrochait, Rijka pensait à ce qu'elle découvrait de Judikael ; l'Akantha n'était en rien différent d'un Sirlac, sinon peut-être par son habillement étrange, ses bijoux barbares et son impassibilité. Pourtant, elle avait toujours en mémoire la fois où elle l'avait vu invoquer ce qu'il s'était passé lors de l'invasion du palais, il y avait douze ans de cela, et elle se souvenait des interventions éclair du loup et du faucon. Un soir, lors d'une halte, alors que Laliocha venait de s'endormir, Rijka vint s'asseoir près de Judikael.
- Où nous emmenez-vous, Judikael ?
- Au palais où vivaient l'impératrice et ses filles. Eryane est toujours là-bas et peut-être que revoir sa soeur rendra la mémoire à Lkalassaï.
- Et que ferez-vous si cela arrive ?
- Je partirai à la recherche de Sklerijenn.
- Que ferez-vous de Lkalassaï et d'Eryane ?
- Je les ramènerai à l'Epine, pour qu'elles vivent au milieu des Akantha. Ils sauront les protéger de Sangahyando et Lkalassaï devra apprendre à connaître les Akantha pour choisir un Kruos parmi eux.
- Mais je croyais que le Kruos, c'était vous !
- Non. Mon père l'était. J'ai repris sa charge en attendant, pour venger sa mémoire et restaurer son honneur. Quand un Kruos laisse mourir son empereur, ses descendants engagent leur vie pour réparer sa faute.
- Mais votre père est mort en défendant l'empereur !
- Sa mort n'a pas suffi à protéger l'empereur. Sa faute est donc retombée sur moi et j'ai également échoué, puisque j'ai été incapable de le protéger à mon tour. J'ai donc une double faute à expier, triple maintenant que l'impératrice et ses trois filles sont mortes.
- Et qu'allez-vous faire de moi ?
Un éclair amusé passa rapidement dans les yeux turquoise. Judikael se leva, glissant ses pouces sous sa ceinture, et regarda la jeune fille sans rien répondre. Elle se leva à son tour et vint vers lui, comme irrésistiblement attirée. Judikael baissa les yeux pour la regarder et un sourire vint effleurer ses lèvres. Les yeux gris de Rijka s'agrandirent ; elle était maintenant si proche de lui qu'elle en sentait son souffle sur sa joue. L'éclat des yeux turquoise posés sur elle, le léger sourire, tout cela la troublait. Elle mit ses bras autour du cou du jeune homme et ses doigts s'emmêlèrent dans les épais cheveux noirs trop longs.
- Laisse-moi rester avec toi, chuchota-t-elle en attirant ses lèvres contre les siennes.
Judikael ne put pas répondre, mais ses mains vinrent se poser sur les épaules de la jeune fille. Puis il appuya son front contre celui de Rijka.
- Je suis un Akantha, Rijka. C'est-à-dire un proscrit. Je n'ai pas le droit de te condamner à une telle vie. Le premier Sirlac qui te verra fera tout pour te tuer.
Pour toute réponse, Rijka l'embrassa de nouveau.
- Apprends-moi à être une Akantha, dit-elle en se serrant contre lui.
Judikael lui prit le visage entre ses mains. Ses yeux avaient un éclat intense.
- Je ne peux pas te laisser faire ça, reprit-il de sa voix rauque.
- Eh bien, Judikael ! fit une voix scandalisée. C'est comme ça que tu m'es fidèle ?
Les deux jeunes gens se retournèrent d'un seul bloc ; là, près du feu, Laliocha s'était réveillée et se tenait accroupie, le regard tourné vers eux. Judikael comprit aussitôt : cette voix autoritaire, il la connaissait, c'était celle de Lkalassaï. Rijka comprit aussi ce qu'il se passait ; elle fit un pas en avant, après avoir jeté un rapide coup d'oeil au visage fixe de Judikael.
- Pardonnez-lui, princesse, dit-elle calmement. C'est moi qui suis responsable.
- Merci, Sklerijenn, fit ironiquement Lkalassaï en se redressant.
Elle contempla Rijka qui s'était figée.
- As-tu vu dans quelle tenue tu te trouves ? reprit-elle.
Rijka se regarda ; la robe vert d'eau que lui avait donnée Aranja était déchirée en de multiples endroits et ses cheveux retombaient en bataille sur ses épaules.
- Pourquoi voulais-tu me voler mon fiancé ? continua Lkalassaï.
- Judikael n'est pas ton fiancé ! s'insurgea Rijka, oubliant qu'elle s'adressait à une princesse.
- Ne sois pas stupide, Sklerijenn ! cingla Lkalassaï. Tu savais que je l'aimais, et tu savais également qu'il m'aimait.
- Je ne suis pas Sklerijenn ! Je m'appelle Rijka.
- Je sais encore reconnaître ma soeur, même quand je ne l'ai pas vue depuis douze ans ! rétorqua Lkalassaï.
Elle renvoya en arrière ses cheveux châtains, puis se tourna vers Judikael.
- Allons-y. Nous devons retrouver Eryane et, alors, nous pourrons venger notre père.
Elle sourit et Judikael retrouva en elle la jeune fille qu'il avait aimée et qu'il aimait toujours, celle au coeur débordant de tendresse pour ses soeurs, celle qui était capable de chevaucher toute une journée sans ressentir la moindre fatigue. Elle fronça soudainement les sourcils.
- J'ai des souvenirs étranges..., fit-elle, étonnée. Une chanson parlant d'une Laliocha...
- Vous étiez devenue folle à cause de Sangahyando, répondit Judikael d'une voix lasse. Vous ne nous reconnaissiez pas, vous aviez même oublié qui vous étiez. Vous venez juste de retrouver la mémoire.
Lkalassaï ouvrit tout grands ses yeux gris-bleu. Puis elle sauta au cou de Rijka et l'embrassa affectueusement.
- Merci, soeurette. Ma jalousie m'a rendu la mémoire.
Elle vint vers Judikael, un sourire frondeur aux lèvres. Le jeune homme ne bougeait pas et se contentait de la regarder. Lkalassaï avait beaucoup changé et elle ressemblait plus à une jeune fille qu'au garçon manqué de son enfance, mais elle en gardait certains côtés.
- Tu es à moi, Judikael, dit-elle d'une voix sourde.
D'un geste brusque, elle se haussa sur la pointe des pieds et plaqua ses lèvres contre celles du jeune homme. Rijka remarqua qu'il ne faisait pas le moindre mouvement pour l'attirer dans ses bras, mais elle sentit quand même une douleur fulgurante lui déchirer la poitrine. Lkalassaï s'éloigna en souriant et se dirigea vers le cheval. Soudain, elle s'arrêta et se recroquevilla sur elle-même, la main plaquée contre sa poitrine. Un râle lui échappa ; d'un bond, Judikael fut près d'elle et l'entourait de ses bras.
- Que vous arrive-t-il, princesse ? demanda-t-il de sa voix rauque et voilée.
Elle eut un sourire crispé.
- Tu m'appelles princesse, mais tu me tiens dans ses bras, Judikael ! Sois cohérent !
Le jeune homme voulut se dégager, mais elle ne lui permit pas ; elle agrippa les cheveux noirs qui retombaient dans le cou et attira sa tête près de la sienne. Ses yeux étaient agrandis par la souffrance.
- Embrasse-moi, Judikael ! exigea-t-elle. Sangahyando a lié un sort à ma mémoire et je vais mourir...
Judikael effleura les lèvres de la princesse et la sentit s'effondrer dans ses bras. Avec douceur, il l'allongea sur le sol. Rijka vint près d'eux.
- Pardonne-moi ma brusquerie, Sklerijenn, fit Lkalassaï avec difficulté. Mais maintenant que je ne suis plus rien, je pouvais enfin avoir Judikael, et le voir près de toi m'avait donné un choc.
Elle ferma les yeux et son souffle s'affaiblit progressivement ; son corps disparut alors d'un coup. Judikael se redressa d'un bond et poussa un hurlement à glacer le sang d'un démon. Il leva le poing vers le ciel et lança des imprécations sans suite.
- Judikael ! Judikael, reprends-toi ! Je t'en prie, Judikael, j'ai peur !
Il sentit une main tirer avec insistance sur sa ceinture. Baissant les yeux, il rencontra un regard affolé, d'un bleu de cristal. Il reçut un choc violent.
- Eryane, articulèrent ses lèvres sans qu'aucun son n'en sorte.
Rijka était un peu en retrait, regardant d'un air étonné la jeune femme surgie du néant. Celle que Judikael appelait Eryane avait un aspect pitoyable. Le visage griffé par les branches, elle avait l'air paniquée. Serrant les poings, Judikael se força à se calmer, puis souleva Eryane de terre pour la poser sur le dos du cheval. La nuit était bien avancée pourtant, mais le visage de Judikael reflétait une détermination sans faille. Rijka s'approcha.
- Je suis désolée de t'avoir mis en froid avec Lkalassaï, dit-elle d'une voix basse.
- Ce n'est pas grave, princesse, répondit-il.
Le visage tiré de la jeune fille blêmit.
- Tu ne crois quand même pas ce qu'a dit Lkalassaï ? fit-elle. Je ne suis pas Sklerijenn !
- Malheureusement, si. Et j'aurais dû m'en rendre compte beaucoup plus tôt.
Il la déposa derrière Eryane sur le cheval et prit les rênes dans sa main droite. Le cheval sembla soupirer, puis se mit en marche. Mais une silhouette se dressa devant eux et une voix s'exclama :
- Alors, petit chiot ! Où crois-tu aller ainsi ?
- Sangahyando ! gronda Judikael.
Rijka eut peur en entendant la voix du jeune homme, qui n'avait plus rien d'humain, mais qui ressemblait à un grondement de bête fauve. Elle tendit la main et la posa sur l'épaule de Judikael. Celui-ci la repoussa et fit un pas en avant. Sangahyando l'imita et les deux hommes se retrouvèrent face à face, si près que chacun recevait le souffle de l'autre en pleine figure. Les yeux turquoise affrontaient le regard jaune sans aucune pitié. La grande main décharnée de Sangahyando s'abattit sur la gorge de Judikael et commença à serrer, sans que le jeune homme ne fasse le moindre geste pour l'en empêcher. Mais lentement, les pupilles de Judikael se transformèrent, devenant de fines lignes verticales et, comme la dernière fois, Sangahyando frémit devant ce regard étrange.
- Ne me force pas à user de ma magie ! gronda le sorcier.
- Ta magie n'a aucun effet sur un Akantha, rétorqua Judikael d'une voix calme.
Tranquillement, il porta la main à son cou et effleura son torque d'or bleu, le mettant en contact avec la main de Sangahyando. Le sorcier eut un léger cri comme s'il avait été brûlé.
- Quelle est donc cette sorcellerie ? cracha-t-il entre ses dents.
- Apprends à connaître tes ennemis avant de les affronter, répondit Judikael.
Et soudain, il bondit, renversant Sangahyando par terre, inversant les rôles ; il écrasait le sorcier sous lui, les yeux luisant de colère. Le grand homme maigre ne fit que ricaner.
- Souviens-toi du rire de ton père, petit chiot ! Ce fut la goutte qui fit déborder le vase ! Souviens-toi toute ta vie de ce rire qui se moquait de moi, moi, le grand Sangahyando ! La famille impériale m'appartient, même si elle ne doit être à moi que dans la mort !
Il dégagea une de ses mains et prononça un mot, un seul. Judikael sombra dans l'inconscience.
A son réveil, il se trouvait dans une grotte ou un souterrain, il ne savait pas trop. Il ramena ses jambes sous lui, remuant un caillou dans le même mouvement.
- Judikael ? demanda une petite voix.
Le jeune homme reconnut celle de Rijka.
- Princesse, répondit-il. Où est Eryane ?
- Elle... elle est morte... A.Z.U.L.E.S. n'est plus ; il ne reste plus que le S...
A sa grande surprise, Judikael s'aperçut qu'il n'était pas attaché. Il se dirigea vers l'endroit d'où provenait la voix de Rijka. Elle était attachée à un pilier de pierre, ses poignets reliés par d'énormes fers.
- Où est Sangahyando ?
- Il a pris le large. Il a dit qu'il allait provoquer un effondrement ou un tremblement de terre, je ne sais plus.
Elle se tordit les mains de désespoir.
- Va-t'en, Judikael ! Je t'en prie, va-t'en, ne reste pas là ! Tu es libre, enfuis-toi !
Mais le jeune homme ne l'écoutait pas ; il s'assit à côté d'elle, près du pilier et entoura Rijka de ses bras. Avec un sanglot résigné, elle laissa retomber ses bras liés autour de son cou et enfouit son visage au creux de son épaule.
Pourtant, elle comprit vite que le jeune homme n'avait pas abandonné l'idée de la sauver. Elle sentit une vague énorme monter en lui et elle pensa alors à la magie akanthae.
- Non ! gémit-elle. Non, pas le pouvoir barbare et démoniaque...
Mais Judikael ne pouvait plus l'entendre, s'investissant tout entier dans ce qu'il faisait. Par-delà les âges et les distances, forçant les barrières que la mort érigeait entre les vivants et leurs aïeux, il projeta sa pensée, appelant à lui tous les pouvoirs de ceux qui l'avaient précédé dans le clan, et il plongea ses doigts dans le sol. La pierre, d'abord solide, devint étrangement meuble et laissa passer la main de l'Akantha. Le pilier frémit, de même que le sol et le plafond. Judikael aurait été incapable de dire si c'était dû à lui ou au tremblement promis par Sangahyando. Il redoubla d'effort. Le pilier s'effrita en petits morceaux et Judikael protégea la tête de Rijka de son bras. Maintenant que la jeune fille était libre, ils auraient pu s'enfuir, mais le jeune homme savait qu'ils n'avaient nul endroit où aller, puisqu'il ne connaissait pas le chemin qui leur permettrait de sortir de ce piège. Ses doigts s'enfonçaient plus profondément dans la pierre et le sol se souleva d'une étrange façon, se refermant lentement sur eux, les enfermant dans une bulle de pierre. Et le tremblement de terre se déclencha juste au moment où la bulle de pierre se détachait légèrement du sol. Rijka enserrait le cou de Judikael de ses bras, essayant de ne penser à rien, surtout pas à la magie qu'il avait utilisée.
Alors que tout commençait à se calmer, il y eut une secousse plus violente que tout le reste et la bulle de pierre se fissura, tanguant brutalement, les projetant au sol. Judikael entoura Rijka de ses bras, pour la protéger au maximum. Les tremblements s'arrêtèrent ; Judikael ouvrit les yeux et constata que sa bulle de pierre n'avait pas résisté au choc. Ils étaient à l'air libre.
- Rijka, chuchota-t-il, nous sommes libres !
Mais la jeune fille ne bougeait pas.
- Rijka ! appela-t-il plus fort.
Alarmé, il se redressa et l'allongea par terre, sur les gravats ; elle avait les yeux fermés, le teint blême et les traits tirés, comme la dernière fois qu'il l'avait vue, mais un mince filet de sang coulait de sa tempe.
- Non ! Rijka, je t'en prie !
Il prit la jeune fille dans ses bras et la serra contre lui. Deux mains vinrent se poser de chaque côté de son visage.
- Tu es fou, murmura Rijka, la voix rauque et brisée. Tu aurais dû partir...
L'éclat turquoise répondait pour le jeune homme.
- Viens, dit-il en la soulevant de terre. Je vais te sortir de là.
Elle abandonna sa tête au creux de la solide épaule et elle se laissa emporter au loin de cet endroit qui aurait pu devenir sa tombe.
A la sortie du souterrain, un loup les attendait. Argenté, le museau noir et quelques taches blanches au niveau du cou, il était paisiblement assis, un faucon voletant au-dessus de lui. Judikael déposa Rijka devant lui.
- Isol, Lihili, je vous la confie. Défendez-la, même au prix de votre vie... et de la mienne.
- Judikael ! Où vas-tu ? s'écria Rijka.
- Va affronter ton destin, Khandjar, descendant de Kruos, dit Isol dans le silence de son esprit.
- Ne me regarde pas partir, Rijka, répondit simplement Judikael.
Elle comprit, à la gravité de sa voix, qu'il allait affronter Sangahyando et, pour cacher le tremblement qui venait de la prendre, elle tourna la tête, plongeant son regard dans les yeux d'un bleu phosphorescent d'Isol. Derrière elle, un jeune loup s'éloigna à longues foulées souples.
Il retourna dans la caverne, mais prit un chemin radicalement différent, pour arriver dans une vaste grotte. Sangahyando l'attendait là et, derrière lui, dans une cage constituée pour moitié de la paroi de pierre, une femme majestueuse, aux traits vieillis, mais qui avaient été d'une beauté magnifique. Malgré lui, Judikael mit un genou en terre.
- Mon impératrice.
C'était Riwan, rescapée de l'incendie par un miracle étonnant.
- Tu ne pensais tout de même pas que je laisserais mourir mon premier amour, petit chiot ? fit la voix de Sangahyando, semblant sortir du néant.
Judikael se releva et fit un pas en avant.
- N'approche pas plus ! Si je meurs, la cage disparaîtra d'elle-même, tuant ses occupants ! N'oublie pas que tu dois déjà payer pour le rire de ton père !
Le jeune homme hésita un instant et ce fut la voix altière de Riwan qui le tira d'embarras :
- Tue-le pour moi, Judikael ! s'exclama-t-elle, sa mémoire lui restituant juste à temps le nom de l'enfant qui l'avait sauvée, douze ans auparavant. Venge Azules ! ordonna-t-elle. Si tu le tues, tu seras pardonné, même au prix de ma mort.
- A vos ordres, Votre Altesse !
Sangahyando entendit un rire grinçant qui lui rappela de mauvais souvenirs, vit de nouveau les pupilles devenir les lignes verticales, mais cette fois-ci, Judikael alla jusqu'au bout de sa transformation. Le sorcier se trouva face à un jeune loup aux yeux turquoise, d'un bleu presque phosphorescent semblable à celui des yeux d'Isol. La fourrure était d'un noir uniforme, sans la moindre trace de blanc ou de gris. L'homme et l'animal s'affrontèrent un instant du regard et Sangahyando fit un geste de la main, pour se transformer lui aussi en loup, à la fourrure rousse et aux yeux jaunes. Judikael bondit, renversant le loup roux et cherchant sa gorge de ses crocs. Sangahyando lui laboura le ventre de ses griffes, mais sans parvenir à lui faire lâcher prise. Les mâchoires du loup noir se refermaient inexorablement et les soubresauts de Sangahyando pour se dégager se firent de moins en moins violents. Quand Judikael se redressa, il laissait un grand corps décharné à ses pieds, la gorge ouverte. Il plongea son regard dans les yeux bleus de l'impératrice.
- Je te pardonne, Judikael, et je dis qu'en ce jour, tu as lavé la mémoire de ton père.
Lentement, la cage disparut, emmenant avec elle Riwan, avant-dernière survivante de la famille impériale. Judikael regarda la surface et dès qu'il sortit, son regard croisa celui de Rijka. La jeune fille poussa un cri en le voyant couvert de sang ; il avait oublié que Sangahyando l'avait gravement blessé lors du combat. Alors qu'elle accourrait vers lui, il la salua du nom d'impératrice et elle comprit.
- Venez, Votre Altesse. Les Akantha vous attendent pour vous aider à retrouver votre trône.
Mais Rijka, ou plutôt, Sklerijenn, ne l'entendait pas de cette oreille ; elle força Judikael à s'asseoir et déchira une bande en bas de sa robe pour bander la large blessure.
- Bravo, Khandjar, fit la voix mentale de Lihili. Tu as effacé la boue du nom de ton père.
Isol vint fourrer son museau dans la main du jeune homme.
- Guéris vite, Khandjar, dit-il à son tour.
Le loup et le faucon s'éloignèrent et disparurent. Judikael se sentit soudain vidé de ses forces et ferma les yeux. Quelques instants plus tard, il dormait comme un bienheureux, Sklerijenn veillant sur lui.
Quand il se réveilla, il arrangea comme il put les lambeaux de cuir noir qui constituaient maintenant sa veste, de manière à cacher les bandages vert d'eau, et réveilla doucement Sklerijenn qui s'était endormie, vaincue par la fatigue. Il la mit en selle, songeant à part lui qu'elle ne s'était débattue qu'une fois à ce sujet. Il prit les rênes dans sa main droite et le cheval le suivit docilement.
- Judikael, tu devrais monter à cheval, plutôt que de te fatiguer ainsi, fit la voix de Sklerijenn.
Il ne répondit pas ; il n'y avait rien à répondre. Un Akantha n'utilisait pas la même monture que le membre de la famille impériale qu'il protégeait. Mais au bout de quelques kilomètres, sa constitution de fer commença à lui faire défaut et son allure se ralentit considérablement. Il finit par s'arrêter et tourna vers Sklerijenn le regard brillant de ses yeux turquoise.
- S'il m'arrivait quelque chose, sauriez-vous retrouver votre chemin jusqu'au palais sans moi ? demanda-t-il.
- Oui... Mais, Judikael...
Elle n'eut pas le temps de continuer. Le jeune homme lui fit signe de l'écouter.
- Ne vous inquiétez pas, Votre Altesse. Même si vous ne me voyez plus, je veillerai sur vous, quoi qu'il arrive. Un Akantha ne peut pas mourir quand sa mission n'est pas achevée, sauf s'il a quelqu'un pour prendre sa succession. Continuez votre chemin, Votre Altesse.
Voyant que Sklerijenn n'effectuait aucun mouvement, il lui tendit les rênes, qu'il mit de force dans ses doigts gourds, et abattit la main en une claque sèche sur le flanc de son cheval. Celui-ci prit aussitôt le galop et ne fut bientôt plus qu'un point. Une fois seul, Judikael put se permettre de ne plus dissimuler sa douleur. Il effleura ses plaques d'or bleu, puis se concentra. Ses pupilles devinrent verticales et un magnifique faucon noir prit son envol, suivant le chemin pris par le cheval.
Sklerijenn chevauchait dans une sorte de brouillard, cherchant à oublier son chagrin dans la vitesse. Car maintenant que Sangahyando était mort, la mémoire commençait à lui revenir et la douleur d'avoir perdu toute sa famille envahissait son âme. Lorsque la nuit commença à tomber, elle songea enfin à s'arrêter et ce fut alors qu'elle se permit de penser à Judikael, bien que ressentant une légère culpabilité de songer au jeune homme alors qu'elle venait de perdre sa famille. Elle installa un rapide campement et se laissa tomber au sol, épuisée. Elle pensa vaguement qu'elle devrait veiller, mais la fatigue la vainquit et elle n'eut que le temps d'apercevoir la silhouette d'un loup noir qui s'approchait de son feu.
Au matin, elle remarqua tout de suite par terre les traces de pas du loup, mais l'animal avait disparu. Elle vérifia que son cheval était reposé avant de repartir. Et ce fut pareil tous les matins ; parfois, il y avait des traces de lutte autour du feu, mais elle ne vit jamais le loup qui veillait sur elle, sinon dans un demi-sommeil lorsqu'elle s'endormait. Et bientôt, le palais fut en vue. Elle s'arrêta et se dressa sur ses étriers, pour apercevoir les tourelles du palais par-dessus les monumentales murailles. Soudain, Judikael fut à côté d'elle.
- Il faut d'abord aller à l'Epine, Votre Altesse, dit-il simplement et il disparut avant qu'elle ait eu le temps de lui dire quelque chose.
Obéissante, sachant aussi que c'était à l'Epine qu'elle avait le plus de chances de le retrouver, elle indiqua la direction à sa monture qui reprit la route de son pas tranquille.
A l'Epine, les Akantha formaient déjà un cercle pour l'accueillir et, au milieu du cercle, comme elle s'y attendait, il y avait Judikael, avec une nouvelle tenue de cuir, ses bijoux d'or bleu étincelant autant que ses yeux, dont l'éclat n'avait pas l'air naturel. A ses côtés, il y avait Aranja, dans sa robe rouge sombre, avec sa ceinture de cuir ornée d'or rouge.
- Bienvenue parmi nous, Votre Altesse, déclara Judikael. Je vous présente le peuple où vous choisirez votre Kruos, le peuple qui protégera votre famille, même au péril de sa vie.
Aranja sourit en secouant doucement la tête.
- Venez, mon enfant, fit-elle avec bonté. Nous allons vous rendre plus présentable.
Toutes les femmes du clan se réunirent autour de l'habitation d'Aranja, pépiant comme des oiseaux et poussant des exclamations, chacune donnant son avis sur la robe, les bijoux ou sur la coiffure que devait arborer la nouvelle impératrice. Sklerijenn était ébahie par cet intérêt.
- C'est la coutume, expliqua Aranja. La future impératrice est toujours habillée par les Akantha lors de sa première entrée à Hierico et lors de son mariage.
Au dehors, les hommes se rassemblaient, astiquant leurs bijoux et leurs armes, vérifiant qu'il n'y avait pas de boue sur leur tenue de cuir. Certains disciplinaient leur chevelure pour la première fois depuis quelques mois. Parmi eux, seul Judikael ne bougeait pas. Il restait debout au milieu d'eux, les bras croisés, ses cheveux retombant tout emmêlés sur son serre-tête d'or bleu, ses mains aux ongles noirs de terre, ses bottes boueuses ; il n'avait pas remarqué que sa tenue de cuir s'imbibait lentement de sang et que son coude arborait maintenant des marques rouges.
Quand Sklerijenn sortit enfin des mains des femmes akanthaes, elle était transformée. Elle portait une longue robe d'or et de cramoisi, inhabituelle chez les Akantha ; de somptueux bijoux un peu barbares, tous d'or rouge, puisque telle était la couleur réservée aux femmes, l'or bleu étant pour les hommes, incrustés de pierres précieuses étincelantes de mille feux à ses oreilles, à ses bras, à son cou ; mais étrangement, elle ne portait aucune bague. Elle n'avait pas osé interroger Aranja à ce sujet, sentant instinctivement que la réponse ferait référence à la coutume. Ses cheveux avaient été démêlés et remontaient de sa nuque en un magnifique chignon qui la faisait paraître plus âgée.
- Choisissez votre Kruos parmi nos hommes, enfant, invita Aranja.
En disant cela, elle jetait un coup d'oeil un peu angoissé vers Judikael ; celui-ci haussa les épaules avec indifférence et reporta son regard fier et altier sur Sklerijenn. Il regrettait l'air presque enfantin qu'elle avait avec ses cheveux en bataille et sa robe vert d'eau, avec ses yeux toujours graves même quand sa bouche riait. La jeune fille regardait les Akantha. Ils étaient tous présentables, sauf peut-être Judikael, mais on aurait dit que le jeune homme en avait fait exprès. Elle remarqua qu'ils n'avaient tous qu'une seule plaque d'or bleu autour du cou, sauf, une fois encore, Judikael. Ils la regardaient avec insistance et chacun avait l'air capable d'assurer sa protection. Il y en avait aux épaules deux fois plus larges que celles des autres, d'autres minces et souples, mais tous avaient l'air prêts à donner leur vie pour elle. Elle tourna enfin les yeux vers Judikael, l'examinant comme elle ne l'avait jamais fait, et découvrit avec une certaine surprise qu'elle aurait presque pu le dessiner les yeux fermés. Son regard turquoise avait un air bravache lorsqu'il était posé sur elle, mais son visage impassible n'exprimait aucunement l'espoir qui se lisait sur celui des autres. Tous attendaient, et elle ne se décidait pas. Elle gardait les yeux fixés sur le coude de Judikael et le jeune homme finit par baisser les yeux, remarquant alors le sang qui le maculait. Du plat de la main, il fit rapidement disparaître les traces compromettantes et, de nouveau, braqua son regard droit sur Sklerijenn, l'air de la défier.
- Faites votre choix, enfant, la pressa Aranja.
Mais même les enfants se rendaient compte qu'il se passait quelque chose d'étrange. Sklerijenn ne quittait pas Judikael des yeux et le jeune homme, de temps en temps, sans baisser le regard non plus, essuyait le sang qui maculait son coude. Lentement, Sklerijenn alla droit à Judikael, et on aurait cru qu'il n'existait plus que eux deux au monde.
- Je te choisis, dit-elle d'une voix claire.
Le mince visage de Judikael se troubla légèrement et il tourna la tête vers Aranja. La femme vint vers eux et tendit au jeune homme une bague. Avec cérémonie, il mit un genou en terre devant Sklerijenn et dit :
- En ce jour, puisque vous m'avez choisi pour être votre Kruos, je fais le serment de vous défendre, vous et votre famille, jusqu'à mon dernier souffle et, si jamais j'échoue, ma descendance reprendra cette tâche jusqu'à l'accomplissement de sa tâche ou jusqu'à son extinction.
Il prit la main de Sklerijenn et y glissa un double anneau, d'or rouge et d'or bleu. Aranja donna alors une autre bague à Sklerijenn qui comprit qu'elle devait dire quelque chose à son tour, mais elle n'avait pas la moindre idée de ce que cela pouvait être.
- J'accepte le don de votre personne que vous me faites, dit-elle simplement, parlant avec son coeur, et en échange, je vous promets la protection de la couronne impériale, pour tout votre peuple.
Elle glissa une chevalière d'or jaune surmontée d'une pierre rouge au doigt de Judikael ; elle reconnut le bijou : elle l'avait vu au doigt de Kiervl. Le jeune homme se releva et suivit Aranja jusqu'à son habitation. Quand il en ressortit, sa blessure avait dû être pansée et il avait changé de veste. Ses bottes étaient propres, ainsi que ses mains, mais ses cheveux étaient toujours aussi emmêlés. A sa ceinture, pendait la longue et lourde épée que son père avait portée et tous les autres Kruos avant lui. Il alla chercher un cheval pour son impératrice, une magnifique bête blanche, à la robe immaculée et à la longue crinière très douce. Gravement, il enserra la taille mince de Sklerijenn de ses grandes mains et la déposa avec douceur sur sa selle richement ornée. Quant à lui, il reprit sa monture habituelle ; tous les Akantha étaient en selle quand Judikael prit la tête de la colonne. Sklerijenn le suivit, sans trop savoir de quoi il s'agissait.
Elle comprit quand la colonne se présenta devant les murailles de Hierico : les Akantha allaient récupérer son trône ! Alors que les gardes refusaient d'ouvrir les portes, Judikael fit un geste de la main et Sklerijenn vint à côté de lui.
- Ouvrez la porte à votre impératrice, Son Altesse Sklerijenn, fille cadette de feu l'empereur Azules et de sa bien-aimée épouse, l'impératrice Riwan ! lança Judikael d'une voix de stentor.
Un des gardes se fendit d'un sourire rayonnant : les Akantha, tout le monde le savait, n'étaient fidèles qu'aux véritables descendants impériaux et personne, même leurs détracteurs, ne pouvaient les accuser de tenter de tromper quelqu'un à ce sujet. Les portes s'ouvrirent lentement, pivotant sur leurs gonds sans le moindre grincement, et la colonne d'Akantha s'ébranla, magnifique et terrifiant spectacle pour les Sirlacs qui craignaient les sauvages guerriers. Ils défilaient tous au pas, le regard fixé droit devant eux, tous vêtus de noir, avec pour seule tache de couleur le bleu de leurs bijoux et, au milieu d'eux, semblant toute frêle, Sklerijenn, très digne.
Au palais, il n'y eut aucune effusion de sang : le gouvernant avait pris la poudre d'escampette dès qu'il avait appris que les Akantha étaient dans les murs de Hierico. Les Akantha étaient réputés pour ne pas agir à la légère et il aurait été stupide de leur part d'envahir Hierico sans de bonnes raisons. Majestueuse, Sklerijenn s'assit sur le trône qui lui revenait de droit et tous les Akantha lui rendirent hommage, Judikael déjà placé un peu en retrait du trône, la main sur la garde de son épée.
Le lendemain, Sklerijenn fut assez surprise de trouver un plafond au-dessus de sa tête. Quand elle sortit de sa chambre, elle trouva Judikael qui l'attendait déjà. Elle lui sourit, mais il ne répondit pas.
- Judikael, vas-tu renier toute la complicité qu'il y a eu entre nous parce que je suis impératrice ? s'exclama-t-elle sans réfléchir.
L'arrivée d'un serviteur dispensa Judikael de répondre immédiatement.
- Ne parlez jamais de cela ! dit-il sèchement dès que le serviteur fut reparti. Si on vous soupçonnait d'avoir eu quelque tendresse pour votre Kruos, on vous sommerait rapidement d'en changer.
- Mais Lkalassaï t'aimait et père ne disait rien !
- Lkalassaï n'était pas l'héritière présumée du trône.
- Moi non plus !
- Maintenant, vous l'êtes, Votre Majesté.
- Il y a une autre raison, Judikael.
- La complicité était entre Rijka l'amnésique et Judikael le Khandjar, pas entre Sklerijenn l'impératrice et Judikael le Kruos. C'est là toute la différence, Votre Majesté.
Il y eut un silence, puis Judikael reprit :
- La semaine prochaine, je solliciterai un bref moment de liberté, le temps de faire l'aller-retour à l'Epine.
- Pour quoi faire ?
- Je dois être présent à une cérémonie, Votre Majesté, pour donner à Hieran le titre de Khandjar auquel je renonce désormais.
- Mais c'est toute ta vie !
- On ne peut pas être Khandjar et Kruos, Votre Majesté.
- Suis-moi, ordonna Sklerijenn, rentrant dans sa chambre.
Judikael hésita un bref instant, puis obéit et ne réagit pas quand elle referma la porte derrière eux. Elle vint devant lui.
- C'est donc ça, être Kruos : renoncer à tout, quitter sa famille, son clan, ses fonctions pour protéger quelqu'un qui ne vous est rien...
Judikael allait protester, mais elle l'en empêcha.
- N'ajoute rien, Judikael : je te libère de ta promesse. Rentre chez toi. Je choisirai un autre Kruos.
Le jeune homme secoua la tête.
- J'apprécie votre geste, Votre Majesté, mais vous ne pouvez pas faire ça : le serment, une fois prêté, ne peut être rompu.
Ils se regardèrent un instant, puis Sklerijenn entoura le cou de Judikael de ses bras.
- Je t'en prie, ne me repousse pas... J'ai tellement besoin de toi...
- Un empire a besoin de vous aussi.
- Mais que m'importe l'empire sans toi ? cria Sklerijenn.
- Vous renonceriez à être impératrice pour moi ? fit-il, incrédule.
- N'as-tu donc pas compris que la vie sans toi ne valait pas la peine d'être vécue ?
Judikael se dégagea de ses bras et fit les cent pas dans la pièce.
- Que diriez-vous si vous appreniez que vous avez un frère ? demanda-t-il, brusquement, agité.
- Un frère ? Moi ? Mais mère se désespérait de...
- Un jeu, coupa Judikael. Il a été élevé avec les Akantha.
- Mais quand est-il né ?
- Entre Eryane et vous. Il a actuellement vingt-deux ans.
- Mais qui est-ce ?
- Il s'appelle Hieran et est votre frère aîné.
- Hieran ? Mais c'est ton cousin !
- Non. C'est ce que nous disons, mais ce n'est pas vrai.
- S'il est vraiment héritier, pourquoi est-ce moi que vous avez couronnée ?
- Parce que Hieran ne voulait pas. Il se sent Akantha dans l'âme. Il va m'en vouloir d'avoir trahi son secret.
- Tout le clan est au courant ?
- Oui.
Sklerijenn regarda Judikael avec stupéfaction, puis éclata de rire. Elle courut à lui et lui prit les mains.
- Emmène-moi avec toi ! dit-elle.
Il la regarda gravement, puis leva les mains jusqu'à sa coiffure. Lentement, il défit les attaches et les pinces qui retenaient les cheveux et les laissa retomber librement sur les épaules, plongeant les mains dans l'épaisseur soyeuse pour lui ôter les plis occasionnés par la coiffure trop stricte. Puis, un à un, il lui enleva ses bijoux soi-disant civilisés qu'on lui avait imposés pour remplacer ceux d'or rouge que lui avaient donnés les Akantha. Alors seulement, il accepta de la prendre dans ses bras. Mais elle se dégagea, disparut de la chambre, pour en revenir débarrassée de la lourde robe de velours et de brocart, portant une longue robe vert d'eau semblable à celle que Aranja lui avait donnée. Judikael lui sourit et lui ouvrit les bras. Elle s'y blottit avec bonheur et leva le visage vers lui pour l'embrasser.
Aucun garde du palais ne fit attention à la jeune fille ressemblant tant à une Akantha qui sortait du palais. Un faucon voletait au-dessus de sa tête, mais ils ne le virent pas non plus. Libres comme l'air, Judikael et Sklerijenn, main dans la main, retournèrent à l'Epine, sur le dos de la fidèle monture de Judikael.
Hieran prit bien la nouvelle de son prochain couronnement et ajouta dans un sourire qu'il s'en était douté.
- Nous célébrerons votre mariage demain, promit-il.
Mais le lendemain matin, Judikael et Sklerijenn avaient disparu et Aranja arborait un mystérieux sourire. Elle expliqua qu'ils étaient partis se marier selon les plus anciens rites akantha, qui exigeaient le serment devant seulement les animaux liés au guerrier. Cette coutume était tombée en désuétude, mais Judikael la remettait au goût du jour.
Dans une clairière, agenouillés l'un devant l'autre, se tenant enlacés, il y avait Judikael et Sklerijenn, sur qui veillaient Isol, assis non loin, et Lihili, qui volait en cercle au-dessus de leur tête et dans le silence de l'esprit de l'Akantha, résonna la voix des deux animaux :
- Bienvenue parmi nous, Khandjar, et puisses-tu ne jamais repartir.
Texte © Azraël 1998 - 2002.
Bordure et boutons Hawk Wolf Tapestry, créé à partir de Hawk et Wolf Tapestry, de Silverhair
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